Festival Interceltique 2014 – DENGEKAN, Voix kurde en Breizh

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Festival Interceltique 2014

DENGEKAN,
Voix kurde en Breizh

Le Kurdistan est ce qu’on appelle communément une Nation sans État. Cette région d’Asie Occidentale est en effet éclatée entre quatre pays, la Turquie, l’Iran, la Syrie et l’Irak. Elle est hélas la plupart du temps sous les feux de l’actualité à l’occasion des événements conflictuels qu’elle subit de manière récurrente et ces derniers mois n’ont fait qu’infirmer cet état des lieux.

C’est oublier que le Kurdistan possède une histoire et une culture riches qui mériteraient d’être davantage mis en lumière.

DENGEKAN est une rencontre entre chanteurs et musiciens originaires de Bretagne et du Kurdistan Irakien. A l’initiative de la formation, on retrouve Gaby KERDONCUFF (trompette 1⁄4 de ton et bombarde) et Wirya AHMAD (oud, chant).

Dengekan-Voix-Kurde-en-Breizh-photo-Eric-Legret

Gaby KERDONCUFF est un musicien habitué des métissages. Il a accompagné de nombreux groupes ou musiciens bretons (GWERZ, SKOLVAN, Erik MARCHAND, Roland BECKER). Il fut le trompettiste du groupe LES PIRES, plus orienté vers la musique tzigane et a été à l’origine de formations invitant déjà aux voyages (Bretagne avec LA COOPERATIVE, Balkans avec GIPSY BUREK ORCHESTRA et Moyen-Orient avec AL WASAN et KAZUT DE TYR).

Joueur de oud réputé, mais aussi poète et auteur de nombreux ouvrages sur la musique kurde, Wirya AHMAD a lui aussi été l’initiateur de plusieurs formations au Kurdistan Irakien (BAWAJI MUSIC BAND, ZIRUBAM MUSIC BAND). Il fut exilé aux Pays-Bas durant huit ans et a donné de nombreux concerts tant eu Europe qu’au moyen-Orient.

Les deux chanteurs sont Ala RIANI et Éric MENNETEAU.

Ala est née au Kurdistan, mais sa famille s’est ensuite exilée en suède ou elle a grandi. Elle est en outre diplômée en science politique.

Éric est bien connu des amateurs de musique bretonne. Il fut le chanteur de GWENFOL ORCHESTRA et du BADUME’S BAND. Il s’est produit plus récemment avec Yann-Fañch KEMENER et dans la nouvelle formule du groupe KERN.

DENGEKAN est complété par les deux complice de Gaby KERDONCUFF, Jean LE FLOC’H (accordéon chromatique micro-tonal) et Yves-Marie BERTHOU (percussions : dahul, derbuka, def), ainsi que par Sherwan SAEDI (saz) et Azad XEILANI (chimchal, barabans, zurnas qui est un hautbois oriental).

Le spectacle a été donné une première fois à l’Institut du Monde Arabe le 21 mars 2014 à l’occasion de Newroz, le nouvel an kurde. Coproduit par ledit institut, mais aussi par Le Gouvernement régional du Kurdistan (KRG) Irakien et le Festival Interceltique, il était logique que ce concert soit ensuite joué à Lorient. Et cela fut certainement un des moments les plus intenses de l’édition 2014.

Tout en conservant leur spécificité, les huit artistes ont su rendre le croisement entre les deux cultures parfaitement homogène. Les instruments se répondaient ou marchaient de concert. Les voix faisaient de même. Sur ce point, il fallait reconnaître la performance d’Éric MENNETEAU qui chantait dans des langues kurdes et d’Ala RIANI en français sur le pilé menu du pays gallo, Ça fait dix ans que je suis en ménage.

ARISTOTE disait : «La musique adoucit les mœurs en donnant le goût des actions désintéressées et libres». Par leur audace et l’universalité de leur ouvrage, les membres de DENGUEKAN ont réussi à briser des barrières là où la politique ou la diplomatie balbutient encore.

Entretien avec Gaby KERDONCUFF

Que signifie le nom DENGEKAN ?

GK : DENGE veut dire « voix » en Kurde. Pour former un pluriel le Sorani utilise le suffixe « kan », qui est en breton le chant. Cela donne DENGEKAN.

Comment est né le projet ? A-t-il été facile à monter ?

GK : J’ai eu l’occasion de voyager au Kurdistan en 2006 et de vivre là-bas, avec les kurdes, la condamnation de Saddam HUSSAIN. Cette expérience avait laissé des traces et avait permis de garder des contacts avec Erbil et notamment Wirya AHMED avec qui j’ai décidé de collaborer sept ans plus tard. Le KRG (Kurdish Regional Government), c’est-à-dire le représentant en France du gouvernement autonome du Kurdistan d’Irak m’a appelé et dit qu’il souhaitait créer un orchestre Bretagne / Kurdistan. Je suis alors retourné à Erbil seul en janvier 2013 pour reprendre contact avec Wirya et lui parler du projet. Nous avons fait le casting. Je lui ai dit ce que je voulais, et notamment la présence d’une chanteuse capable de chanter en Sorani et en Kurdmanji, les deux dialectes principaux du Kurdistan.

Le montage a été extrêmement difficile car le coût des voyages est très prohibitif et la ville d’Erbil est très chère à vivre. De plus le recrutement de la chanteuse a pris plusieurs mois car les chanteuses disponibles étaient soit trop exigeantes sur le plan financier, soit trop soucieuses de protections en réclamant la présence d’un frère ou d’un membre de leur famille sur tous les concerts et déplacements. Nous avons finalement choisi de travailler avec Ala RIANI, qui parle très bien anglais et qui fait partie d’une famille kurde exilée en Suède. C’est quelqu’un qui connaît bien la culture occidentale.

Au départ les deux cultures semblent distinctes ? Le spectacle est lui, par contre, tout à fait cohérent.

GK : Merci ! Cela ne se fait pas par magie. La cohérence vient des choix artistiques me semble-t-il. Nous avons choisi de travailler au plus proche des formes traditionnelles avec lesquelles nous trouvions des ressemblances formelles. Je pense aussi que le fait que nous ayons des instruments adaptés aux musiques orientales en même temps qu’à la musique bretonne participe de cette cohérence. Ce sont la trompette dite quart de ton et l’accordéon micro tonal, auxquels s’ajoute le fait qu’Yves-Marie BERTHOU joue des percussions orientales et moi de la bombarde. Enfin pour finir l’approche, j’avais décidé de faire appel à Éric MENNETEAU pour sa voix puissante et justement sa capacité et son goût pour le chant micro tonal, qu’il avait si bien exercé dans le BADUME’S BAND. Éric passe avec aisance du kan ha diskan aux chansons kurdes, Il a immédiatement capté les inflexions du chant et même du timbre des voix kurdes. Il est bluffant ! Les kurdes pensent qu’il est l’un des leurs.

Y-a-t-il des similitudes entre les deux cultures, finalement ?

GK : Je vais vous répondre que nous en trouverons toujours mais que le voyage ne se fait pas dans ce but précis. Bien sûr, ce sont des similitudes essentiellement sur les danses, les tempi. Beaucoup des danses des kurdes ont existé partout en Europe continentale et nous les avons conservées en Bretagne sous une forme apparentée, des danses de bras et des branles anciens qui ramènent à des temps immémoriaux (hanter dro, an dro, ridées et pilé menus en particulier). Je vais sans doute vous étonner mais les similitudes avec les danses kurdes sont plus grandes qu’avec n’importe quelles danses des autres pays celtiques, hormis les rythmes impairs (georgina en 7/8), ce qui ancre les bretons dans une réalité bien plus continentale que nos autres cousins Celtes du Nord.

Il y a aussi le fait que nous ayons en commun des chants à ambitus très réduits. Je dirais qu’il y a aussi le caractère clanique et les diversités locales. J’avais déjà repéré cela en Palestine et chez les bédouins de Jordanie, les cultures du désert. Mais encore une fois ce sont des caractéristiques qui nous permettent de nous repérer dans la mosaïque mondiale des peuples. Ce sont des prétextes, des outils et des codes qui nous permettent d’engager une conversation musicale. L’acquisition de ces outils se fait par le fait d’avoir soi-même une culture populaire riche, ce qui est notre cas et nous ne sommes pas les seuls en France loin de là. D’autre part, cette acquisition se fait par les connaissances sur les modes. Nous avons une culture musicale modale que nous complétons au contact des autres.

L’osmose entre les deux parties s’est-elle faite facilement ?

GK : Relativement. Je m’efforce d’aller vers les autres et d’adopter les caractères spécifiques des cultures rencontrées. Au départ il y a un intérêt pour d’autres cultures populaires. Nos collègues kurdes vivent dans des contextes très différents et ne sont pas aussi habitués aux échanges et aux fusions de ce type. Ils sont agréablement surpris mais ils n’ont pas le réflexe d’aller vers les autres. Comprenez-vous qu’ils sont entourés d’États qui leur ont souvent été hostiles ? Nous sommes un peu des extra-terrestres pour eux.

Comment s’est construit le répertoire ?

GK : Par une méthode : mise en commun et écoute de centaines de titres, partage, comparaison, choix des tonalités en fonction des instruments et possibilités vocales.

Éric chante en langues kurdes. Cela a-t-il été compliqué pour lui d’apprendre les chants ?

GK : Le Kurdmanji et le Sorani peuvent s’écrire en écriture latine ce qui permet à Éric d’apprendre les chants en phonétique avec la traduction. Son approche a été facilitée par la grande complicité avec Ala qui est une artiste très communicative et très ouverte.

Avant le Festival Interceltique, le spectacle a été proposé à l’Institut du Monde Arabe à Paris. Qui étaient les spectateurs présents (kurdes, bretons, autres) et comment a réagi ce public ?

GK : Le public occidental a été séduit. Les kurdes connaissent bien ce répertoire mais ils ont été très surpris par le répertoire breton chanté par Ala. Le passage d’une culture à l’autre les a marqués.

Le contexte politique du Kurdistan et la situation particulièrement mouvementée de la partie irakienne depuis plusieurs mois influent-ils sur le groupe ?

GK : Bien sûr, chaque étape du travail a été ponctuée par les événements. Que ça soit en janvier 2013, en février 2014 où nous savions que les menaces syriennes se précisaient, ou le 14 juin où nous étions à Erbil alors que l’EIIL (État Islamique en Irak et au Levant) venait de prendre Mossoul quatre jours avant. Notre tournée au Kurdistan a été assez intense car la tension était vive. Le Kurdistan venait d’augmenter son territoire de 40 % en investissant Kirkouk et en avançant dans le sud. Nous avons vécu une pénurie d’essence due au fait de la prise des raffineries Irakiennes par les forces du Djihad.

Le 5 août, de retour du Festival de Lorient, les collègues ont vécu en direct le recul des peshmergas et la menace de prise d’Erbil par le Djihad, qui s’est approché de trente kilomètres de la ville, ce qui a créé un véritable vent de panique. Plusieurs dizaines de milliers de personnes ont quitté la ville pour se réfugier à Dohuk ou Suleymanye, au sud, dont notre chanteuse Ala qui est maintenant repartie pour deux mois en Suède, jusqu’à ce que la situation s’améliore. Aujourd’hui nos collègues sont rassurés par les interventions internationales. Il n’y a pas de menace directe sur les kurdes, qui sont soutenus, mais la crainte de tentatives de déstabilisation du Kurdistan, par des actions terroristes, est bien présente.

Y-a-t-il d’autres concerts en préparation ?

GK : Oui, le 12 décembre prochain au théâtre du Quartz à Brest, à l’occasion du Festival No Border et sans doute d’autres dates de festivals en 2015, qui ne sont pas encore confirmées pour l’instant. Rien ne s’oppose à ce que cette musique se joue. C’est juste une question de priorité. J’essaie de faire comprendre aux autorités de chaque côté que notre création artistique est d’autant plus importante aujourd’hui car elle symbolise l’espoir de la paix.

Un CD est-il prévu afin de garder une trace du spectacle ?

GK : Le paradoxe est que ce travail a été commandé par le KRG, comme je vous l’ai expliqué. Le gouvernement Kurde a vécu au premier semestre 2014 une banqueroute du fait de la rupture de paiement de la dotation régionale par le gouvernement irakien de Nouri AL-MALIKI, aujourd’hui destitué. Cette banqueroute a eu un effet direct sur la création, qui s’est vu coupée d’une part de ses financements au cours du mois de mai dernier. Ce fait additionné aux événements du Moyen-Orient rend difficile un projet de CD pour l’instant.

La formation est-elle vouée à se pérenniser ?

GK : J’essaye d’être optimiste, mais je dois vous dire que la situation Syrie / Irak n’est pas de nature à me rassurer. Il est difficile de vous répondre car nous avons besoin de soutiens et la musique n’est pas la priorité première des kurdes dans le contexte actuel. J’ajouterai que l’art est de moins en moins une préoccupation aussi en France, qui songe à nouveau à étoffer ses armées et intervenir sur le champ de la guerre pour étoffer ses marchés. Les conséquences de l’attaque de Mossoul sont moins spectaculaires que le 11 septembre mais risquent d’avoir les mêmes effets au niveau planétaire : la croissance d’un climat sécuritaire, le renforcement momentané des forces les plus réactionnaires et primaires de l’âme humaine, la nécessité de se défendre, alors que la France n’est pas exempte de responsabilités dans ce chaos. Le confit Israël / Palestine est une caisse de résonance pour les extrémismes musulmans. Nous essayons dans ce chaos de faire entendre de la musique. Cela n’est pas un acte désespéré, c’est au contraire une façon de conjurer la guerre, la peur, le vacarme, l’intimidation.

Article et entretien réalisés par Didier Le Goff
Photo de presse : Eric Legret

Site : http://www.hirustica.com

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