Théâtre musical et dansé de Bali : Les Aventures du Prince Rama

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Théâtre musical et dansé de Bali : Les Aventures du Prince Rama 
(Accords Croisés / Harmonia Mundi)

Pour son édition 2007, le Festival des Nuits de Fourvière, dans le Rhône, avait présenté, dans son théâtre antique romain, un spectacle autour des traditions artistiques de Bali consacré à l’une des plus célèbres épopées du monde hindouiste, le Ramayana. L’équipe du festival avait fait appel à Kati BASSET, artiste et ethnomusicologue réputée pour ses connaissances touchant aux arts indonésiens, notamment balinais. Kati BASSET a fait de cette décontextualisation, de prime abord incongrue, un défi artistique de haut vol. Avec l’aide d’une troupe en provenance du village de Talepud, dans le Gianyar (province de l’est de Bali), elle a ainsi conçu Les Aventures du Prince Rama, qui présentaient les traditions théâtrales et musicales de Bali sous des traits inédits. C’est la première fois, au moins en France, qu’un spectacle balinais intégral faisait l’objet d’une captation filmée. Cette dernière a fourni sa matière à ce coffret DVD + CD produit par le label Accords croisés.

D’une durée de presque deux heures, le spectacle est à 99 % imprégné des traditions scéniques et musicales propres à Bali, et en porte bon nombre de « stigmates » culturels. L’épisode du Ramayana choisi met en scène des personnages archétypaux de natures diverses, humains, animaux (singes, aigle) et créatures souterraines (ogres). Les amours du prince Rama (avatar du dieu Vishnou) et de la princesse Sita y sont contrariés par les ogres géants et leur roi Dasamuka. Tiraillés entre les élans du cœur, la soif de pouvoir, le devoir éthique et la quête spirituelle, les différents personnages font tous face à des situations qui testent leur force de caractère, dessinant alors en creux la thématique profondément hindo-bouddhiste du « karma ».

Tous ces personnages sont joués par des acteurs-danseurs portant costumes aux parures brillantes et bigarrées et masques très expressifs. Leurs danses stylisées offrent comme on peut s’y attendre une myriade de déhanchements, oscillations, tournoiements, secousses, saccades, pas de crabe, ondulations des mains et torsions des doigts de rigueur. La partie musicale est bien entendu assurée par un gamelan composé de plusieurs gongs, carillons, métallophones, flûtes, tambours et cymbales, distillant ces fameuses « pluies de notes » sur des polyrythmies effarantes de complexité et de pouvoir hypnotique.

Le spectacle culmine enfin avec le singulier kèçak (ou tjak), encore nommé « gamelan vocal ». Dans cette transposition pour voix uniquement de la grammaire du gamelan, une cinquantaine de choristes sont assis en cercles concentriques et exécutent une chorégraphie des bras tout en proférant des onomatopées « batraciennes » héritées d’anciens cultes exorcistes (sanghyang).

La volonté de Kati BASSET a été ni plus ni moins que d’offrir à travers ce spectacle une vitrine richement décorée des différentes formes artistiques balinaises, mais en les inscrivant dans une logique narrative puisée dans le Ramayana, pour en bout de course aboutir à une forme artistique neuve. De fait, Les Aventures du Prince Rama sont loin de rester scrupuleusement enferrées dans les convenances esthétiques dictées par la tradition, et on ne saurait les confondre avec une animation folklorique académique et maintes fois rabâchée dans les artères touristiques de « l’île des dieux ».

Kati BASSET n’a eu aucun mal à convaincre la troupe SEMARA ULANGUN, du village de Talepud, de concevoir un spectacle dont l’idée fondatrice poussait à innover. Dirigée par I Wayan Gde ADHI pour la partie théâtrale et par I Wayang SUTAPA et I Gde Putu WINARTHA pour la partie musicale, cette troupe n’est pas nécessairement professionnelle ni spécialisée, et encore moins connue en Occident ; mais les acteurs-danseurs-musiciens – qui sont à la base de simples paysans, commerçants ou employés – ont néanmoins travaillé comme des bûcherons pour maîtriser les différents styles de danses et de styles musicaux représentés.

L’un des documentaires qui complètent le spectacle dans le DVD revient notamment sur la genèse de cette aventure qui a débuté à Talepud pour aboutir à Fourvière. On y apprend notamment que les danses sont indissociables d’un contexte rituel et que l’apprentissage universitaire de ces arts doit, à un certain niveau, être complété par une initiation spirituelle, de manière que les acteurs aient une compréhension et une imprégnation totale des personnages qu’ils incarnent.

Le parti-pris d’innovation des Aventures du Prince Rama se traduit par des choix faits à différents niveaux. Ce qui frappe dès le début du visionnage du spectacle, ce sont les voix des personnages. Le port de masques empêche en effet aux acteurs l’usage de micros. Ce ne sont donc pas eux que l’on entend. En fait, toutes les voix des personnages du récit sont assurées par un dalang, c’est-à-dire un conteur, un narrateur, dont les interventions sont tout bonnement époustouflantes.

Voix rauque, ou bien éplorée, sardonique, frêle, caverneuse, aiguë, colérique ou euphorique : c’est une extraordinaire performance vocale que livre le dalang, s’exprimant en plusieurs langues anciennes et autant de modes poétiques, et faisant étalage d’une belle palette d’effets et de bruitages de bouche. Traditionnellement, tout cet art vocal est surtout exploité dans le théâtre d’ombres Wayang Kulit. Le jeune dalang Ketut SARIANA, qui a appris son art à l’université et a suivi une initiation très stricte touchant à son mode de vie, baigne dans cet univers, lequel fait lui aussi l’objet d’un documentaire inclus dans le DVD. On y découvre de plus ses autres talents d’acteur, de marionnettiste, de peintre… et d’une certaine façon, de prêtre.

La troupe SAMARA ULANGUN offre également l’opportunité d’innover sur le plan sonore en mettant à disposition un gamelan de type ancien et non usité en dehors de son village. Plutôt qu’un habituel gamelan Gong Kebyar, connu autant pour sa brillance que pour sa polyvalence – qui l’a autorisé dans les années 1920 à reprendre à son compte tous les arts classiques de Bali au point de supplanter d’autres gamelans –, c’est un gamelan Semar Pegulingan qui est utilisé ici. Également nommé « gamelan du dieu de l’amour » (tout un programme hautement sensuel !), ce gamelan aux origines palatines apparaît dans une version modernisée puisque conçue selon une échelle heptatonique (d’où le nom complet du gamelan Semar Pegulingan Saih Pitu). Ce faisant, il peut couvrir un grand nombre de répertoires anciens et nouveaux et jouer dans des modes mélodiques construits dans les deux échelles en usage à Bali, pélog et sléndro.

Ainsi, la partition instrumentale des Aventures du Prince Rama comprend une pléiade d’emprunts à d’autres répertoires artistiques balinais : celui du théâtre de cour Gambuh, du théâtre masqué Topeng, du théâtre d’ombres Wayang Kulit, de la danse classique masculine Baris, du ballet de cour Legong Kraton, des rites funéraires, etc. S’y ajoutent des curiosités généralement peu représentées dans les disques de musique balinaise, comme la polyrythmie des cloches de bois, des chants d’ivresse et une création musicale à base de chopes de bambou. Notons également que le recours à ces instruments ont obligé les musiciens à devenir par instants acteurs et à intégrer le cadre narratif, ce qui constitue de même une belle entorse aux règles traditionnelles…

Le CD inclus dans le coffret rend compte de la multiplicité des répertoires auxquels emprunte le spectacle en proposant de nombreux extraits de sa « bande son ». Ceux-ci sont généralement courts et coupés de leur contexte, transformant le disque en compilation un peu aléatoire, mais qui ne peut non plus s’écouter en totale indépendance de son contexte originel, étant donné qu’on y entend en permanence les interventions du dalang.

La seule partie du spectacle à figurer en intégralité dans le CD est le kècak, point culminant du spectacle. Ce chœur vocal n’échappe pas non plus à quelque transformation qui le distingue des habituelles versions touristiques connues comme « kècak Ramayana ». Constituant l’acte final de l’histoire, au moment où les singes attaquent le royaume des ogres, il symbolise la fusion des contraires et leur résorption dans l’unicité. Tous les membres de la troupe y participent : les acteurs ont retiré leurs masques et costumes et les musiciens ont délaissé leurs instruments pour jouer cette bataille finale qui prend bientôt des allures de « sitting » général en cercles concentriques, afin de symboliser le lotus, et les syncopes onomatopéiques cèdent la place en toute fin de course au mantra originel, « aum », innovation suprême !

Le modernisme de la représentation s’affirme aussi dans le dispositif des lumières, qui segmente le plateau afin de mieux capter les changements de lieux de l’action : le fond de scène avec le rideau central, et l’avant-scène avec le côté cour et le côté jardin. Une mosaïque lumineuse signale aussi les passages d’un acte à un autre. Le travail sur la lumière permet de plus de marquer graduellement l’évolution symbolique du kècak, qui baigne d’abord dans une couleur rouge puis bleue, pour aboutir au blanc immaculé.

Brassage de répertoires et d’éléments chorégraphiques, vocaux et instrumentaux traditionnels, modernité du dispositif, liberté et décalage de ton (il n’y a qu’à lire certains sous-titres…) : rien n’a été laissé au hasard pour donner à ces Aventures du Prince Rama un relief visuel et sonore parfaitement adapté à un public occidental, sans jamais négliger la profondeur métaphysique du récit et la saveur typique des arts indonésiens. Voilà une « aventure balinaise » qui réconcilie plusieurs exigences artistiques. L’envoûtement qu’elle suscite n’a rien à envier à celui qui a saisi en son temps un certain Antonin ARTAUD…

Label : www.accords-croises.com

Stéphane Fougère

(Chronique originale publiée dans
ETHNOTEMPOS n°39 – été 2008)

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