Une anthologie du khöömii mongol

444 vues
Une anthologie du khöömii mongol
(Routes Nomades / Buda Musique)

Fascinant pour les uns, déstabilisant pour les autres, le chant diphonique mongol, appelé « khöömii » (prononcez « heur-mi ») fait partie de ces formes d’expressions « ethniques » qui ont marqué les auditeurs occidentaux eu égard à sa singulière propriété de résonance vibratoire. Cette technique vocale est en effet fondée sur un son fondamental – un bourdon – qui permet de produire plusieurs notes simultanément par le larynx (khöömei signifie littéralement « fond du palais » ou « pharynx »). Divers positionnements des lèvres ou de la langue font se superposer des harmoniques en formant une mélodie à deux voix, parfois trois. Si le khöömii est majoritairement pratiqué en Haute-Asie par les peuples turcs et mongols (Altaï, Mongolie, Touva, Khakassie, Bouriatie, Xinjiang, Mongolie-intérieure, Tibet), il l’est également au Rajasthan, en Kalmoukie, ainsi qu’en Afrique du Sud (chez les Xhosas) et même en Sardaigne.

De nombreuses publications discographiques ont déjà contribué à sa réputation que ce soit sur des labels orientés ethnomusicologie comme Hungaroton, Ocora, Inédit, Pan Records, Buda Musique, ou par le biais de groupes folk comme EGSCHIGLEN, ALTAI-KHANGHAI, ALTAN-URAG, BOERTE, HANGGAI, SEDAA et d’autres, qui en ont étendu les prouesses techniques et les ont parfois mêlées à des formes musicales plus actuelles. Conjugué à (presque) toutes les sauces, le chant diphonique mongol a prouvé sa capacité à investir le monde artistique contemporain. Pour autant, tout a-t-il déjà été dit autour du khöömei ? À en croire cette anthologie en format Long Box dotée de 2 CD bien remplis (77 minutes chacun !), ce n’est pas le cas.

Son auteur, Johanni CURTET, n’est plus un inconnu des milieux ethnomusicologiques. Ce véritable passionné du khöömii a effectué plusieurs voyages en Mongolie pour parfaire sa thèse sur le sujet, ce qui l’a amené à rencontrer plusieurs pratiquants du chant diphonique (des « diphoneurs », comme il les appelle), amateurs et professionnels, à leur organiser des concerts en Occident. L’association Routes nomades, qu’il a fondée avec l’artiste (et pasteur nomade) TSERENDAVAA Dashdorj, est à l’origine de plusieurs spectacles (dernier en date, les Maîtres du chant diphonique mongol, qui a tourné en France en 2016) et de notables réalisations discographiques : Chants diphoniques de l’Altaï mongol, de TSERENDAVAA & TSOGTGEREL, et Four Shagai Bones, du quartet de diphoneurs DÖRVÖN BERKH.

Mais surtout, Johanni CURTET a eu le privilège de contribuer à l’élaboration, au nom de la Mongolie, du dossier d’inscription du khöömii sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel (PCI) de l’Unesco, sur lequel travaillait notamment sa collègue mongole Nomindari SHAGDARSUREN. Tous deux ont réussi à combler les failles du dossier et à mettre en évidence la réalité des pratiques du khöömii mongol, permettant enfin à ce dernier d’être inscrit sur la liste du PCI en 2010 en tant qu’art traditionnel de Mongolie (la Chine avait obtenu cette inscription en son seul nom l’année précédente). C’est en constatant l’absence de toute documentation scientifique de référence présentant une compréhension globale de cette pratique que l’idée d’une anthologie rendant accessible diverses archives sonores a vu le jour.

Une anthologie du khöömii mongol se veut être un outil de transmission et répond donc avant tout à une exigence scientifique autant qu’à un engagement culturel. Il s’agit de faire découvrir des sources ignorées en bonne partie par les diphoneurs mongols eux-mêmes qui ne connaissent du khöömii que son enseignement académique standardisé, mais aussi par les jeunes générations qui portent peu d’intérêt pour « le passé » et méconnaissent le sens profond de la pratique du khöömii. Quant à l’auditeur occidental curieux qui ne voyait dans le khöömii qu’une vague et floue expression « religieuse », il trouvera ici matière à remettre en question ses présupposés et à élargir sa vision du phénomène.

YouTube player

Loin d’être un simple « best of » de disques en vogue sur le marché de la world music ou la compilation promotionnelle d’un label, ce double-album contient en majeure partie des enregistrements de terrain effectués par Johanni CURTET lors de ses pérégrinations au pays des steppes, des archives sonores inédites provenant de la Radio publique nationale de Mongolie et des captations studio réalisées spécifiquement pour ce projet d’anthologie, auxquels s’ajoutent des extraits d’autoproductions discographiques d’artistes et de groupes mongols peu ou pas connus en Occident, et seulement une petite poignée d’extraits provenant de disques parus sur des labels occidentaux.

YouTube player

Qu’ils soient grands maîtres ou apprentis, jeunes ou anciens, professionnels ou amateurs, artistes urbains ou pratiquants ruraux, tous les diphoneurs sont mis sur un pied d’égalité. Et si la pratique du khöömii a été depuis plusieurs siècles l’apanage des hommes, elle s’est ouverte depuis quelques années aux femmes, comme le démontrent les plages présentant la diphoneuse professionnelle Ösökhjargal PUREVSÜREN et la jeune Undarmaa ALTANGEREL.

Au gré des 43 plages que contient ce double CD, le khöömii apparaît dans sa forme nue (a capella) – avec toutes les déclinaisons et enchaînements possibles entre le style grave (kharkiraa) et le style aigu (isgeree) – ou habillé par divers instruments traditionnels (et même un peu électriques), voire par des orchestres. Certains diphoneurs ont été enregistrés en studio, d’autres sous une yourte, et d’autres encore en extérieur, leur chant diphonique semblant dialoguer alors avec les sons environnementaux (rivière, vent, animaux…), rappelant par là le lien que cette pratique vocale entretient avec la nature, dont elle imite les formes. L’inclusion d’un enregistrement de terrain faisant entendre bruits de voitures, de moteurs et de klaxons, souligne que le khöömii s’est également sédentarisé et peut s’inspirer d’un contexte moderne et urbain.

Les diverses pratiques du khöömii, ainsi que l’étendue de son répertoire, sont ainsi présentées dans une pluralité d’approches qu’on ne lui soupçonnait assurément pas. Aux différences de techniques entre milieu rural et milieu urbain s’ajoutent celles qui ont eu cours d’une décennie à une autre. Si les enregistrements de terrain les plus récents datent de 2015, l’archive radiophonique la plus ancienne remonte à 1954.

C’est ainsi plus d’un demi-siècle d’évolution du khöömii qui s’illustre – de manière cependant non chronologique – le long de ces deux disques. Chacun d’eux totalise du reste 77 minutes de musique vocale. C’est évidemment énorme à avaler, surtout d’une traite ! Une écoute fractionnée est donc recommandée. Mais à bien écouter, on se rendra compte qu’aucune plage ne fait doublon avec une autre, tellement les angles d’approche sont variés, gommant de fait toute monotonie ou lassitude que le sujet pouvait laisser paraître de prime abord, au point que cette anthologie du khöömii mongol aurait tout aussi bien pu être nommée « Le Khöömii mongol dans tous ses états ».

YouTube player

On se doute cependant que l’objet final ne contient qu’une infime partie de tous les collectages effectués, mais le résultat – tout comme l’ambition qui l’a porté – est déjà dantesque. Chaque plage sélectionnée est accompagnée dans le livret de commentaires (en français, en anglais et en mongol) et de de mentions très précises concernant le lieu d’enregistrement, la date, le nom des pratiquants et leur origine ethnique, et présente un cliché de chacun d’entre eux. Et quant on sait que Johanni CURTET a demandé un droit de diffusion aux différents chanteurs ou à leurs familles dans le but de respecter la propriété intellectuelle, on comprend que l’on n’a pas affaire à un simple « traqueur de sons » venu faire du chiffre et du remplissage.

Outre l’ampleur et la rigueur du travail effectué par Johanni CURTET et Nomindari SHAGDARSUREN, il convient de saluer leur exemplaire engagement culturel et éthique. On ne pourra plus dire que les voies (et les voix) du khöömii mongol sont impénétrables. Et l’on se plaît à rêver que pareil projet documentaire et discographique puisse être étendu aux pratiques de chant diphonique des autres régions de l’Altaï…

Stéphane Fougère

Site : https://routesnomades .fr

Label : www.budamusique.com

Print Friendly, PDF & Email

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.