ESKATON – 4 Visions

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ESKATON – 4 Visions
(Soleil Zeuhl)

Le groupe français ESKATON a sévi dans l’ombre durant quasiment toutes les années 1970 avant de commencer à laisser ses empreintes pour la postérité. Ces 4 Visions ont été enregistrées dans la foulée du 45 tours Le Chant de la Terre / If, en 1979 – soit quand même neuf ans après la création du groupe, alors sous le patronyme ESKATON KOMMANDKESTRA – mais n’est paru que sous forme de cassette et uniquement de l’autre côté de l’Atlantique, en 1981. Entre-temps, ESKATON a enregistré ce qui est devenu son premier LP vinyle, Ardeur. De ce fait, 4 Visions est en quelque sorte le « numéro zéro » d’ESKATON.

Zéro = le néant, et c’est bien dans celui-ci que 4 Visions a failli sombrer définitivement si le label suédois Ad Perpetuam Memoriam (APM) ne l’avait pas réédité en CD en 1996. Discrète et éphémère, cette réédition est devenue aussi mythique que l’œuvre et son support originel, et c’est ainsi avec une grande satisfaction que les amateurs de cette musique ont pu accueillir cette nouvelle réédition – d’abord en CD en 2010 puis en LP en 2013 – cette fois sur le recommandable label français Soleil Zeuhl, ce qui est après tout justice.

Numéro zéro, disions-nous. Zéro, le numéro du néant. C’est somme toute assez symbolique pour une musique qui s’est qualifiée de « postatomique ». « ESKATON, ou la voie de l’Ethique sur nos abîmes d’humanité, comme seul salut », peut-on lire dans les notes de livret. À l’orée des années 1980, ESKATON affichait une lucidité visionnaire doublée d’une foi positive en l’humain, en sa capacité à se reprendre en mains, à reprendre esprit. La musique d’ESKATON était un appel, comme l’était (et est toujours) celle de son illustre aîné, MAGMA, mais en moins impérialiste et en plus optimiste. Pas de « race maudite ! » balancée à la face des hommes ici, mais plutôt un signal d’alarme : « Homme reprends-toi, homme défends-toi (…) Cherche ta conscience (…) Homme, dépasse-toi ! »

On pourrait sourire en d’autres circonstances de ce genre de discours emphatique et moralisateur, mais c’est sa scansion si particulière dans les compositions qui lui donne sa valeur et toute sa raison d’être, car la caractéristique principale d’ESKATON est d’avoir choisi la langue de Voltaire pour jouer une musique qui – on aurait quand même du mal à ne pas vouloir le reconnaître – a été amplement empruntée à MAGMA. La basse fusionnante, hypnotisante, « jannicktopienne » en diable d’André BERNARDI, les pianos Fender doublés de Marc ROZENBERG et Éric GUILLAUME, la guitare nerveuse et volante d’Alain BLESING et bien sûr les chants et vocalises de Paule KLEYNNAERT et Amara TAHIR renvoient sans détour à la grammaire sonore magmaïenne sur Köhntarkösz, M.D.K. et De Futura. Seuls la batterie de Gérard KONIG, plus binaire, et donc ces textes en français distinguent ESKATON de son modèle.

Car c’est dans 4 Visions, plus encore que dans les opus ultérieurs du combo francilien, que le mimétisme avec MAGMA est flagrant, jusque dans les phrasés mélodiques, les climats harmoniques. Et le hasard a voulu qu’ESKATON ne commence à enregistrer sa musique qu’au moment même où MAGMA entamait une nouvelle phase d’évolution musicale qui a fait – et fait toujours – gloser, délaissant (ou transmutant) précisément ces éléments par lesquels la gente médiatique a fini par définir le « style zeuhl ».

Depuis donc presque trente ans, 4 Visions est considéré par certains comme un monument de musique zeuhl, car combinant avec maestria tous ces éléments grammaticaux que le MAGMA du milieu des années 1970 a mis en exergue, au point même de surpasser ce dernier. L’appréciation que chacun se fera des 4 Visions l’obligera immanquablement à choisir son camp, ou à nuancer sa position dans un débat aux assises paradoxales : si l’on décrète que ces 4 Visions sont un sommet de la zeuhl (terme créé par le mentor de MAGMA, qui y voyait bien plus qu’un genre musical), voire qu’elles sont supérieur à certaines œuvres de MAGMA, alors on se fait un idée de la zeuhl différente, en tout cas plus statique, de celle qu’avait le créateur de ce terme. Et c’est le moment de se demander ce qui nous plaît vraiment dans MAGMA. Tout comme dans ESKATON. Et si l’on est sensible à la démarche d’un groupe ou juste à la maîtrise d’un style.

Il est tout de même singulier de constater que c’est parfois ceux-là même qui plébiscitent la musique d’ESKATON dans 4 Visions, cautionnant ses choix esthétiques comme le chant en français, qui reprochent au MAGMA de la fin des années 1970 d’avoir fait usage de la même langue française (Retrovision, Otis…). Et si l’on met en avant l’excellence et la suprématie des constructions de ces 4 Visions, comment expliquer qu’ESKATON ait décidé de ré-enregistrer deux de ces « visions » dans son album suivant, Ardeur, moyennant un dégraissage de celles-ci ? Du reste, il n’est pas sûr que ceux qui mettent ces 4 Visions sur un piédestal soient fans de toute la production ultérieure d’ESKATON, dont la musique a évolué dans des formats plus ramassés, limite « pop ».

De plus, ces puristes risquent de s’offusquer de la présence, dans la réédition CD, de morceaux bonus qui datent de 1985, enregistrés après l’album Fiction et qui documentent la dernière phase évolutive d’ESKATON. Passent encore les trois instrumentaux, mais le Gros Délire risque de ne pas être goûté par tous, à moins de ne pas se crisper sur ses propres options idéologico-esthétiques.

C’est toute cette problématique du rapport entre le maître et l’élève, de la frontière entre l’influence et la copie, de la perception de ces dernières par les auditeurs et du clivage entre souffle artistique et normalisation stylistique qui se trouve au cœur même de 4 Visions, et c’est en cela que sa réédition s’avérait indispensable, outre l’impeccable remastérisation d’Udi KOOMRAN et la nouvelle pochette très « postatomique » réalisée par Thierry MOREAU pour la réédition en format CD (tandis que la réédition en LP reprend l’illustration  originale de la pochette de la K7).

Écoutez cet album, « et vous réfléchirez, et vous réfléchirez… »

Stéphane Fougère

Label : www.soleilzeuhl.com

(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°29 – novembre 2010,
et remaniée en 2018)

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