Cie MONTANARO : OTRAMAR, ou sept options pour un voyage provençal et planétaire

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Cie MONTANARO 

OTRAMAR, ou sept options pour un voyage provençal et planétaire

Dans le vaste cortège activiste des musiques traditionnelles vivantes, il y a ceux qui poussent coûte que coûte à la marche fusionnelle forcée-collée, et ceux qui organisent tout simplement une marche en avant en prenant le temps de comprendre la façon de marcher de chaque idiome musical et de concocter un métissage senti, réfléchi et inventif, sans effets clinquants. Le multi-instrumentiste Miqueù MONTANARO appartient, on le sait, à cette seconde catégorie de créateurs.

La transculturalité, l’échange, l’innovation dans la tradition et sa mise en orbite dans une perspective « imaginogène » ont toujours été les leitmotivs de son parcours polymorphe. Ses œuvres musicales ont longtemps paru sur des labels très différents, preuve de son « inclassabilité » notoire et constante.

À l’écart des trompettes aussi tonitruantes qu’aléatoires du circuit médiatique de la world music, MONTANARO a semé des traces discographiques discrètes mais indispensables de ses pérégrinations musicales sur différents labels français ouverts aux « nouvelles musiques traditionnelles », tel Al Sur ou Buda Musique, et sur d’autres plus « underground » encore, sans parler de labels étrangers…

Mais c’est surtout grâce à sa structure associative que Miquèu MONTANARO a édité ses productions discographiques, soit CIMO & TO (le Creuset international des musiques ouvertes et de tradition orale, créé en 1995), duquel a émergé en 2001 la Compagnie MONTANARO. Cette dernière sert de support de diffusion à ses créations musicales transculturelles et qui, à travers celles-ci, s’efforce de sensibiliser et de fidéliser un public réceptif aux musiques traditionnelles ouvertes et voyageuses.

Depuis 2004 donc, les nouvelles productions du plus planétaire des artistes varois paraissent sous l’égide de la Compagnie MONTANARO, qui sert de bannière de rassemblement quasi familial, puisqu’y sont intégrés tous les artistes qui collaborent avec Miquèu MONTANARO sur un projet ou sur un autre.

Sauf quand il part seul (cf. ses spectacles Polyphonies en solitaire et Raga Tambourin), Miqueù MONTANARO part en voyage accompagné de gens avec lesquels il a établi une connivence, une confiance artistique déjà éprouvée, et sur le chemin rencontre d’autres explorateurs qui l’initient à d’autres possibles culturels, ou transculturels…

C’est cette histoire que raconte le coffret Otramar (CIMO & TO/Nord- Sud/Nocturne) qui, à travers sept CD, explore une certaine idée de la Provence selon MONTANARO, « qui s’étend de la Bohème à la Cordillère des Andes », en passant comme de coutume par l’Est de l’Europe, ailleurs encore, et, pour les plus aguerris, offre des circuits de randonnées sonores complètement imaginaires dans des structures modales et des harmonies singulières. Otramar (« Autres Mers ») se déploie entre histoires de croisements et aventures improvisées, narrant les pérégrinations libertaires et audacieuses de Miquèu MONTANARO aux sons de ses galoubets-tambourins, flûtes, accordéons, saxophones, etc.

Pour autant, Otramar n’est pas le récit exhaustif des différents ports d’attache auxquels a pu accoster MONTANARO, pour la bonne raison qu’un coffret, quelle que soit l’étendue de son contenu, ne suffirait pas à les recenser tous, à moins de prendre la forme d’une intégrale discographique.

Mais l’existence d’un tel coffret, produit et diffusé par Nord-Sud grâce à Michel PAGIRAS, est déjà en soi une honorable folie artistique – doublée comme on s’en doute d’un suicide commercial – et promet déjà, à qui voudra bien s’y plonger, une vue panoramique des types d’excursions effectuées par le visionnaire MONTANARO. L’Académie Charles-Cros ne s’y est pas trompée en sélectionnant Otramar parmi ses « coups de cœur musiques du monde » de 2007.

Les sept CD que renferme Otramar sont tous des enregistrements inédits, récents ou plus anciens, qui sont aussi disponibles séparément, chacun étant désignés par un numéro de volume et une des lettres qui forment le mot « otramar ». Trois d’entre eux avaient ainsi été publiés peu avant la sortie du coffret : il s’agit du volume 1 (Un pont sur la mer), du volume 2 (Raga Tambourin) et du volume 4 (Calènda). Tous ces volumes témoignent de la profusion et de la diversité des projets initiés par le « Provençal planétaire », dont l’inspiration et la quête artistiques invitent plus que jamais à l’écoute, à l’échange, et au déploiement d’une dimension sonore « imaginogène ».

MONTANARO & AL MAOUSSILIA – Un pont sur la mer (Otramar, Vol. 1)
(CIMO & TO / Nordsud Music)

La préoccupation foncière de Miqueù MONTANARO, du haut de ses quelque trente années mises au service des « nouvelles musiques traditionnelles », a toujours été de créer des liens entre les cultures, de creuser des passages, construire des passerelles… voire – pour être sûr que ça tienne vraiment bien – des ponts !

Ce Pont sur la mer est l’aboutissement d’un projet conçu depuis une douzaine d’années reliant la musique arabo-andalouse, ou andalou-maghrébine, et sa propre culture provençale de base, soit un pont entre deux cultures méditerranéennes. Avec le précieux concours de Smaïn HINI et de Naguib KATEB, notre Provençal planétaire a ni plus ni moins composer une « nouba », genre millénaire qui passe pour être l’un des plus nobles fondements de la musique classique maghrébine. Relevant d’un système musical partagé par les pays du Maghreb et conçu en Andalousie il y a une bonne dizaine de siècles, la nouba passe pour avoir été créée par un musicien venu de Bagdad nommé ZIRYAB (« Merle noir »), exilé dans le Sud de l’Espagne, à la cour du califat de Cordoue.

C’est là qu’il a inventé le système des noubas, fort d’une connaissance de quelque mille pièces et instigateur d’une révolution instrumentale substantielle : l’ajout d’une cinquième corde au luth, qui n’en contenait alors que quatre…

Une nouba se présente sous la forme d’une suite – construite sur un mode bien déterminé – de pièces vocales et instrumentales dont le nombre de mouvements n’a cessé d’augmenter au fil des siècles, allant jusqu’à neuf mouvements, chacun ayant un rythme propre et pouvant comporter une quarantaine de pièces ! On ne s’étonnera pas dans ces conditions qu’une nouba puisse facilement durer huit ou neuf heures ; pas plus qu’on ne s’étonnera que, de nos jours, son exécution intégrale soit devenue fort rare…

Chaque nouba est construite selon un mode (« tab ») bien déterminé qui lui donne son nom et ses mouvements suivent une progression rythmique très ordonnée. À l’origine, une nouba était liée à une heure précise de la journée. C’est pourquoi on en a dénombré 24 au total et que, depuis, personne n’a daigné proposer de nouvelles noubas, quand bien même une bonne moitié de ces noubas millénaires ont hélas disparu depuis.

C’est contre toute attente à MONTANARO, HINI et KATEB qu’a donc échu la composition d’une nouvelle nouba, judicieusement baptisée « nouba de la 25e heure », ou encore « nouba du XXIe siècle », conçue après quatre années de découverte de la musique maghrébine pour MONTANARO. Cette découverte, initiée en 1994, a été alimentée d’échanges fructueux mais aussi de désolants conflits et a finalement accouché d’une nouba complètement actuelle, c’est-à-dire adaptée à son environnement présent tout en étant profondément respectueuse du passé.

C’est sous le signe du renouvellement que s’est ainsi imposé Un pont sur la mer puisqu’à l’illustre héritage de la musique araboandalouse cette nouba joint les effluves provençales de MONTANARO et de son trio L’ORA DAURADA (« l’heure dorée »), constitué des musiciennes Laurence BOURDIN et Amanda GARDONE. La vielle à roue de la première et la contrebasse de la seconde, ajoutées aux flûtes et galoubet de Miqueù MONTANARO, prodiguent des couleurs et des saveurs inédites au genre nouba tout en se fondant admirablement dans les empreintes des oud, qanoun, rebec, riqq, derbouka et voix masculines et féminines de l’orchestre de musique gharnati retenu pour l’enregistrement de cette nouba, soit l’ensemble de l’Association AL MAOUSSILIA dirigé par Ahmed THANTAOUI, et dont l’objectif est la perpétuation et la recherche en musique « Gharnati ». (Le terme Gharnati désigne l’une des trois écoles de musique classique arabo-andalouse et signifie Grenade en arabe, en hommage au dernier bastion andalou de l’Islam, avant que les Maures ne soient chassés d’Espagne en 1492 lors de la « reconquista ».)

L’alliance des deux traditions (arabo-andalouse et provençale) est d’autant plus cohérente que la nouba passe pour avoir également influencé la musique médiévale française, d’où l’intérêt d’en faire résonner l’écho, faisant ainsi de cette nouvelle nouba un somptueux voyage à travers le temps et les lieux.

La nouba de la 25e heure a déjà eu l’occasion d’être jouée dans plusieurs salles françaises ainsi qu’à l’Académie de musique classique maghrébine à Fès. Son enregistrement a eu lieu en avril 2004 à Oujda, au Maroc, devant un public de fins connaisseurs qui n’a pas tardé à accueillir favorablement ce « pont maritime du XXIe siècle » fait de plages recueillies et de séquences plus exubérantes. Preuve de sa viabilité artistique et esthétique, voire spirituelle, la nouba de la 25e heure est aujourd’hui complètement intégrée au répertoire de la musique andalou-maghrébine, au même titre que les autres noubas classiques transmises oralement depuis des siècles. Différents ensembles l’ont du reste interprété sans le concours de MONTANARO.

Imprégnation et effacement… c’est là toute la dialectique de Miqueù MONTANARO. S’il jette des ponts, c’est bien pour que d’autres les empruntent…

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Miqueù MONTANARO – Raga Tambourin (Otramar, vol. 2)
(CIMO & TO/Nord-Sud/Nocturne)

S’il a eu l’initiative de projets parfois dantesques impliquant plusieurs artistes souvent issus de différents coins du monde, MONTANARO sait aussi répandre l’onde de sa liberté créatrice à travers des spectacles-monologues tout aussi « mondialistes » dans leur esprit que ses grands ensembles transculturels style VENTS D’EST.

Raga Tambourin est le type même de création soliste dans laquelle Miqueù MONTANARO expose en pleine lumière sa personnalité et son monde musicaux dans un temps d’intimité motivé par l’échange. C’est d’abord pour l’auditeur l’opportunité de découvrir l’univers sonore de l’instrument-fétiche de MONTANARO, le galoubet-tambourin de Provence, soit une flûte percée de trois trous combinée à un tambour, les deux étant joués simultanément.

Des galoubets tambourins, MONTANARO en possède une belle collection qui s’illustre évidemment dans Raga Tambourin : galoubet St-Barnabé, galoubet en la, en do, en ré grave, en ré aigu, auxquels s’ajoutent le fujara, la flûte de bergers slovaque à deux tubes. Côté percussions, on a droit au tambourin provençal, au tambourin médiéval, mais aussi au moulin à musique, à la shruti box et aux crotales. On le voit, la pratique de l’instrument emblématique et identitaire de la Provence est conjuguée chez MONTANARO aux vents et aux frappes des horizons les plus inattendus…

Ses pérégrinations et ses rencontres à travers le globe ont nourri et amplifié la technique de jeu de MONTANARO, sa manière de souffler, de faire sonner son galoubet, sa façon de frapper, d’appuyer les rythmes au tambourin. C’est pourquoi Raga tambourin, tout spectacle soliste qu’il est, résonne non pas de la présence d’un seul musicien ou d’une seule tradition, mais de plusieurs musiciens, cultures, pays et paysages que Miqueù MONTANARO a pris le temps de découvrir, de comprendre, d’explorer, d’assimiler, sans jamais perdre de vue son point d’ancrage provençal.

Chaque composition de Raga tambourin est censée évoquer l’un de ces lieux qui ont imprimé leur souvenir dans l’esprit de MONTANARO : le détroit du Bosphore, point d’alliance de deux continents ; le Rif marocain ; un site volcanique javanais ; les montagnes du Rhodope bulgare ; un village du Burkina Faso, et bien entendu Correns, l’antre haut-varois par excellence de notre flûtiste-tambourinaire ! Au fond, qu’importe que l’on connaisse ou non ces endroits, qu’importe même que l’on sache où ils sont ou s’ils existent véritablement, il suffit de se les représenter aux sons et aux mouvements de la musique de MONTANARO, qu’il se plaît à présenter comme imaginogène, justement… On y perd le fil habituel du temps et de l’espace comme d’autres perdent pied ; l’abandon capiteux est de rigueur.

À travers Raga Tambourin, c’est l’histoire d’un homme qui se raconte : on peut y percevoir ses voyages, ses échanges, ses empathies, ses absorptions, ses espaces, ses résonances, ses acquis culturels, ses entorses à ces acquis, ses libertés, ses fantaisies, ses insurrections, ses projections, ses propositions, ses vibrations, ses émotions, tout simplement. En regard du premier 33 Tours de Miqueù MONTANARO, Musica de Provenca, Raga Tambourin permet de mesurer le chemin parcouru, tant sur le plan technique et stylistique que sur le mode poétique, porté par un ample mouvement d’universalité exponentiel. L’art du galoubet tambourin y trouve une salutaire fontaine de jouvence, tant MONTANARO ne se montre pas avare d’ouvertures régénérantes. Avec toujours cet œil qui sourit en coin…

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MONTANARO, Laurence BOURDIN & Amanda GARDONE – L’Ora Daurada (Otramar, vol. 3)
(CIMO & TO/Nord-Sud/Nocturne)

L’ORA DAURADA est un trio-pivot de la Compagnie MONTANARO. Depuis sa création en 2002, il a en effet été intégré à de nombreux projets-phares de la Compagnie. L’Opéra Dòna, Mathis, et bien sûr Un pont sur la mer ont été imprégnés de ses couleurs spécifiques. Miquèu MONTANARO y est entouré de deux égéries aux parcours eux aussi sinueux et transversaux. Laurence BOURDIN à la vielle à roue et Amanda GARDONE à la contrebasse donnent ainsi la réplique au galoubet-tambourin, à l’accordéon, au sax alto et au bel assortiment de flûtes de MONTANARO pour former un ensemble qui, s’il contient des émanations folk et des allures jazz, ne se réduit certainement pas aux formes convenues de ces deux genres. Disons plutôt que L’ORA DAURADA se reconnaît des bases traditionnelles mais se projette dans un idiome « free » et se sert de thèmes composés pour baguenauder gaiement le long de routes modales tracées dans l’instant.

Il n’y a pas de thèmes traditionnels dans L’ORA DAURADA, mais des compositions dont les mélodies portent pourtant les stigmates d’un creuset traditionnel. Très vite, le trio y ouvre des brèches qu’il a à cœur d’élargir le plus possible pour se propulser dans d’autres univers et distiller en retour des parfums d’ailleurs.

Ce sont ainsi des mirages harmoniques et rythmiques à résonance africaine, est-européenne ou encore moyen-orientaux qui défilent dans les oreilles de l’auditeur, au gré des dialogues et conversations généreuses que tissent les instruments en présence. Leur richesse timbrale promet de somptueuses combinaisons qui relient les extrémités de la gamme dialectique entre le familier et l’inconnu, la proximité et l’horizon, et s’amuse à en confondre les saveurs. Des moments de griserie terrestre, physique, y côtoient des instants plus abstraits, et ce dans une même composition, soulignant ainsi la fragilité et la malléabilité des climats émotionnels.

Le trio s’épanouit ainsi dans une quête de l’indicible que son nom traduit à merveille : « l’Ora Daurada » signifie effectivement « l’heure dorée », expression par laquelle MONTANARO désigne ce laps de temps qui précède le crépuscule, quand le rayonnement du soleil se fait plus tamisé, plus rassérénant. C’est un instant de glissement par excellence, un conduit dans lequel se précipite tout un flot d’images et d’émotions qui renvoient dos à dos le passé et le présent, le lointain et le tout proche, le connu et l’oublié.

Les cordes, les vents et les frappes de L’ORA DAURADA traduisent admirablement les mouvements de cette danse informelle des souvenirs et des échos vécus ou rêvés dont l’agrégation dessine les espaces d’un imaginaire méditerranéen éminemment extensible. Cette heure dorée est en tout cas idéale pour aider l’esprit à s’affranchir de la plate horizontalité des minutes et des secondes…

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MONTANARO, Serge PESCE et Fabrice GAUDÉ – Calènda (Otramar, vol. 4)
(CIMO & TO / Nordsud Music)

À force d’entendre parler de Miqueù MONTANARO comme d’un infatigable globe-trotter épris et imprégné de moult musiques et cultures du monde, on en finirait presque par oublier que le bagage culturel de base de ce natif d’Hyères est la tradition de Provence.

C’est à cette dernière qu’est consacré son dernier CD en date, plus précisément à une de ses expressions les plus populaires, les noëls. Ce matériau n’est certes pas complètement inédit chez MONTANARO non plus (cf. Le Galoubet tambourin, sur Ocora) mais ce qui l’est plus en revanche, c’est l’approche qu’il en a eu et le traitement qu’il leur a prescrit. Dans la mesure où ce projet voit la participation du guitariste et compositeur Serge PESCE – créateur en 1987 du terme « imaginogène » qui a donné naissance au trio du même nom –, et du percussionniste Fabrice GAUDÉ, tous deux fidèles complices de MONTANARO depuis VENTS D’EST, et connaissant leur approche peu commune de leurs instruments respectifs, il ne faut évidemment pas s’attendre à écouter des versions strictement acoustiques, et encore moins folklo-exotiques et muséales de ces chants de Noël.

C’est donc d’un toilettage en bonne et due forme de la part de ce qui ressemble fort à une nouvelle mouture du TRIO IMAGINOGENE que bénéficient ces mélodies traditionnelles que l’on croit toujours ne pas connaître mais que l’on est certain, après coup, d’avoir déjà entendu quelque part… Le trio a adopté face à elles l’attitude de jazzmen face aux standards de leur genre, c’est-à-dire qu’ils se les ont appropriés de manière à en donner une nouvelle lecture certes personnalisée mais surtout, dans le cas qui nous occupe, inattendue et prodigieusement étonnante.

Déjà parce que l’alliance du galoubet-tambourin et des flûtes avec une guitare électrique et une batterie n’était pas gagnée d’avance. Dans d’autres mains, cette démarche aurait pu aboutir à une forme de folk-rock plus ou moins grotesque et caricaturale. Mais quand on connaît l’esprit inventif et expérimentateur de trois complices, on se doute que nous avons affaire à tout autre chose.

Les talents de compositeur et d’improvisateur de Serge PESCE l’ont amené à concevoir une forme de guitare préparée à orientation plus acoustique qu’il a appelée « guitare accommodée », et avec laquelle il renouvelle le spectre timbral de la guitare, la faisant sonner, dans Calènda, comme un violon réverbéré, une vièle à archet, un violoncelle, au choix, voire comme une voix angélique (et ange : logique, vu le contexte !). De fait, la combinaison de sa guitare avec les flûtes « montanariennes », dont les mises en espace ont pour elles aussi été repensées, ouvre sur une dimension assurément inédite qui, loin de trahir l’esprit de ces noëls, en font ressortir toute la saveur spirituelle intrinsèque que des siècles d’interprétations routinières avaient fait perdre.

Le jeu de batterie de Fabrice GAUDÉ est lui aussi de la même patte, ne confondant aucunement « frappe » avec « cogne » et s’aventurant dans des phrasés rythmiques aussi nuancés qu’aériens, complétés par des sons percussifs qui recolorent judicieusement le relief sonore en même temps qu’ils l’élargissent.

Ainsi avons-nous droit à des combinaisons vents-cordes-frappes absolument bluffantes ou imprévisibles (flûte, berimbau et sanza, par exemple). Et il n’est pas indispensable d’être un érudit des musiques expérimentales pour goûter aux arrangements et aux libertés proposées ici.

Les détournements, réorientations, désorientations, déviations et divagations euphoriques ou intimistes à l’oeuvre dans ce disque concourent à diffuser une bouffée d’air revigorante à ce répertoire qu’il eut été dommage de laisser transformer en cartes postales jaunâtres. Les noëls et la période de l’année qui va avec jouissent grâce à ce trio d’une nouvelle actualité qui fait croire que « c’est tous les jours Noël », si l’on veut bien.

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MONTANARO & Serge PESCE – Imaginogène (Otramar, vol. 5)
(CIMO & TO/Nord-Sud/Nocturne)

Imaginogène… Sa forme sinueuse permet à ce terme de s’imposer avec douceur et mystère, sans tapage onomatopéique, et invite déjà à se tourner vers un ailleurs… C’est en 1987 que Serge PESCE a inventé ce mot, ce qui lui a permis de donner naissance, avec Miquèu MONTANARO, à la « musique imaginogène », concept qu définit la cohérence sonore entre la guitare électrique de PESCE et le galoubet tambourin de MONTANARO, et tant qu’on y est, son ocarina, sa guimbarde et ses diverses flûtes. Depuis, l’orientation imaginogène n’a cessé de se creuser, le duo étant devenu trio avec le percussionniste Fabrice GAUDÉ (cf. Calènda, vol. 4 du coffret Otramar).

La musique imaginogène va au-delà de la musique traditionnelle, ne s’arrête pas au jazz, ne se cache pas derrière la world music et ne peut se confondre non plus avec la musique contemporaine. Mais l’univers imaginogène a la possibilité intrinsèque de faire ressentir de-ci, de-là, les effluves de tous ces genres, sans jamais les cerner ou se laisser cerner par eux ; c’est une matière sonore en mutation constante, et dont l’improvisation est le moteur, la source première. Les deux compères la présentent comme une « peinture sonore » dont les masses musicales sont travaillées « à même l’instant ».

Cette musique filmique oblige l’auditeur à une écoute active et stimule sa capacité à en créer lui-même les visions, les décors. Il suffit de se laisser porter par les vibrations poétiques de ces espaces sonores, et le voyage garantit de somptueux mirages. L’illusion sonore fait en effet partie du jeu, dans la mesure où Serge PESCE a une singulière approche de la guitare. À l’instar d’un Derek BAILEY ou d’un Fred FRITH, pionniers de la « guitare préparée », il ne se contente pas d’en jouer avec un simple médiator, mais use d’une multitude de petits ustensiles pour extraire de ses cordes des sons inattendus. Toutefois, PESCE préfère parler de « guitare accommodée », son orientation étant plus acoustique. Et quand s’y ajoutent les vents et les percussions de MONTANARO, ça donne Imaginogène, un CD en forme de carte désignant moult destinations oniriques.

Ainsi, dans la pièce éponyme à l’album, on jurerait un instant écouter l' »alap » (l’introduction) d’un raga indien, tant la guitare de PESCE se donne des airs de bourdon de tampura, puis se transforme en une sorte de sarangi, tandis que la flûte de MONTANARO fait flotter ses notes. Mais le mirage prend bientôt une autre forme, puisque ce sont des sonorités de didgeridoo « industriellement » manipulé qui sortent de la guitare… Dans Godi II, la même guitare se fait contrebasse, puis violon, auxquels se superposent plus loin de « vraies » notes de guitare, alors que MONTANARO, à l’ocarina, évoque quelque horizon andin… Et que dire des premières notes du disque, qui peignent une ambiance presque western, pour nous conter « il était une fois… » non pas dans l’Ouest, mais dans un Village nègre.

Notre duo d' »Imaginogénistes » (comme il y a des peintres impressionnistes) nous ballade ainsi d’un paysage mouvant à un autre, qu’il soit en apesanteur (Godi III), ou plus terrestre, notamment quand le galoubet-tambourin bat la chamade (Provençala). Parfois, l’ambiance peut se faire plus trouble et sépulcrale (Le Grand Troupeau), ce qui n’empêche nullement la fantaisie, comme l’attestent ces Bavardages célestes, où, dans un climat « space » dessiné par une guitare glissando et une flûte dévergondée, surgissent subitement des voix de Schtroumpfs sous acide ! Mais on laissera à chacun le soin de se former ses propres images…

Dans cette faille spatio-temporelle qu’il creuse entre tradition et improvisation, Imaginogène (enregistré en 1991) est incontestablement un disque-manifeste, fondateur, en même temps qu’une gigantesque bouffée d’oxygène poétique.

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MONTANARO & Alan VITOUŠ – Adventures (Otramar, vol. 6)
(CIMO & TO/Nord-Sud/Nocturne)

Si l’histoire de la musique imaginogène débute avec l’enregistrement de Miquèu MONTANARO et Serge PESCE qui constitue le vol.5 d’Otramar, sa préhistoire en est indéniablement consignée avec cette autre perle rare qu’est Adventures, qui voit MONTANARO duettiser avec Alan VITOUŠ, frère du célèbre Miroslav. Cet enregistrement doit remonter au début des années 1980 et s’inscrit en quelque sorte dans le prolongement de la brèche empruntée par MONTANARO dès 1978 à la faveur de sa rencontre avec le contrebassiste Barre PHILLIPS, qui l’emmena dans les sphères perpétuellement en friche du free jazz et de la musique improvisée.

Alan VITOUŠ est l’un de ces explorateurs chevronnés de l’improvisation, et en sa compagnie, Miquèu MONTANARO a partagé les vertiges de la musique libre, sans filets, sur plusieurs scènes d’Europe centrale. Adventures est la résultante de leurs expériences, couchées cette fois dans la quiétude du studio.

Cet album, intimiste par nature, fait valoir la variété et la multiplicité des timbres et des couleurs des flûtes et de l’accordéon de MONTANARO et des percussions de VITOUŠ (cymbales, toms, tambours d’eau, batterie, sanza, etc.), auxquels s’ajoutent éventuellement de très fines couches de synthétiseurs. La prise de son jouit de plus d’une dynamique ample admirablement mise en relief par une production méticuleuse.

Le duo nous transporte dans des espaces volontiers célestes aux ambiances ouatées, mais qui n’excluent pas des rythmes plus vigoureux, voire heurtés par moments. Souffles et frappes renvoient l’écho de musiques andines ou amérindiennes, convoquent des paysages de sable ou de roche, ou évoquent des légendes ancestrales tout en respectant le silence des mots… Tout est paré pour encourager l’auditeur à laisser libre cours à ses propensions méditatives et à esbaudir plus que de coutume son imagination.

Ce disque, resté inédit jusqu’à présent, est aussi le point de départ d’une collaboration qui, bien que sporadique, est restée fructueuse entre Alan VITOUŠ et Miquèu MONTANARO, puisqu’elle s’est poursuivie, dans un contexte plus collectif, sur les albums Tenson et Théâtre.

Par rapport aux autres CD du coffret Otramar, Imaginogène et Adventures font certes figure d’archives, mais leurs musiques recèlent un pouvoir de transcendance du temps qui est à toute épreuve. Elles ont préservé aujourd’hui toute leur modernité et surtout leur immense stimuli poétique. Le sacrilège suprême eut été de laisser croupir ces bandes dans un tiroir sans permettre à quiconque d’en explorer les innombrables panoramas.

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MONTANARO & Cie – La Suite Colombiana (Otramar, vol. 7)
(CIMO & TO/Nord-Sud/Nocturne)

De tous les voyages et tous les métissages musicaux inclus dans le coffret Otramar, celui-ci est le plus éloigné de la Provence natale de Miquèu MONTANARO, géographiquement parlant s’entend. Bienvenue donc dans le pays de la cumbia, du bullerengue et du vallenato, le monde des salseros et de la musique llanera, c’est-à-dire la Colombie. On est certes loin des univers est-européen et méditerranéen dans lesquels MONTANARO a l’habitude de nous balader, mais depuis sa splendide rencontre avec des musiciens javanais (album Java), on sait que ses métissages ne s’embarrassent pas des distances imposées par le globe.

Sa découverte de la culture colombienne est surtout fonction de croisements, de hasards objectifs qui tracent si bien les ramifications les plus impensables. N’est-ce pas sur les rives du Danube que MONTANARO, alors avec VENTS D’EST, a rencontré l’illustre représentante de la culture colombienne chantée, à savoir Toto LA MOMPOSINA ?

Mais l’histoire qui a conduit à la conception de la Suite Colombiana n’a pas d’ancrage unique. Elle s’est écrite surtout à travers le prisme de moments, de lieux, de figures, d’atmosphères, de parfums, et a été rythmée autant par des secousses que par des instants figés. Maintenant, s’il fallait désigner un port d’attache pour cette aventure transatlantique, ce serait probablement Medellin, la fameuse capitale du département d’Antioquia, encore nommée la « Ciudad de la Eterna Primavera » (ville du printemps éternel). C’est à cette ville que se rattache pour MONTANARO l’un de ces souvenirs déclencheurs de l’aventure. Et c’est en toute logique qu’y s’est déroulé l’enregistrement live de la Suite Colombiana en 2005, après une résidence effectuée en 2003 et un voyage en 2004, autant d’étapes qui ont permis d’approfondir et de solidifier le travail de composition des musiciens du cru.

C’est une fois encore le trio L’ORA DAURADA qui représente la Compagnie MONTANARO, avec Miquèu MONTANARO aux flûtes, galoubet et accordéon, Laurence BOURDIN à la vielle à roue et Estelle AMSELLEM à la contrebasse (qui remplace Amanda GARDONE, pour cause de légitime congé maternité). Son « miroir » colombien est le TRIO TRES, constitué d’un pianiste, d’un saxophoniste – tous deux étant aussi flûtistes – et d’un joueur de bandola (guitare piriforme des Llaneros qui remplace la harpe dans les haciendas). La Suite Colombiana met aussi en valeur l’Ensemble JAIBANA, dirigé par José Luis BETANCOUR et constitué de huit musiciens assurant les guitares, bandolas, tiples (hautbois au timbre aigu), plus une basse électrique. Deux percussionnistes et deux chanteuses aux voix suaves et charmeuses, Niyireth ALARCÒN et Teresa ZULUAGA, complètent ce tableau sonore expressionniste et onirique tout à la fois.

Cette suite de quatorze thèmes voit en quelque sorte se télescoper des bribes de sensations d’un artiste provençal et des fragments d’histoire de la culture colombienne ; elle est comme le confluent de vibrations uniques, de croisements d’âmes qui seules permettent d’engendrer un chant d’espérance, pour contrer un contexte socio-politique nettement moins reluisant. C’est en somme une histoire de déchirements, de folies, et bien entendu de partages.

Cette suite pose MONTANARO en rassembleur et en architecte hors pair : car si c’est Un pont sur la mer qu’il a construit avec l’association AL MAOUSSILIA (Otramar, vol. 1), il a ici édifié avec tous ces artistes colombiens un véritable « viaduc sur l’océan atlantique ». Ainsi les distances se réduisent, mais les amateurs de sons d’ailleurs voient plus grand.

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Article réalisé par Stéphane Fougère –
Photos concert : Sylvie Hamon
(Chroniques originales publiées dans
ETHNOTEMPOS n°21 – avril 2006, et dans
ETHNOTEMPOS N°38 – mars/avril/mai 2008, et remaniées en 2019)

Entretien avec Miqueù MONTANARO

Le coffret Otramar, paru en 2007, est en quelque sorte un panorama de tout ce que tu n’avais pas pu encore publier. Différentes époques y sont représentées, mais qui ne font pas leur âge…

MM : Nous avions enregistré deux disques en duo, l’un qui s’appelle Adventures avec Alan VITOUS, et un autre avec Serge PESCE, Imaginogène. Il n’y a eu personne à l’époque pour publier ces deux albums, je n’ai pas vu à qui les confier… J’ai la particularité d’être trop folk pour le milieu jazz, et trop jazz pour le milieu folk, ou trop improvisé, trop ailleurs quoi ! D’autre part, il y avait ces cinq créations qui se sont faites en très peu de temps. Et je me suis dit que cinq, ce n’était pas un bon nombre, mais avec les deux autres, ça faisait sept, et que sept, c’était bien ! De toute façon, ça ne servait à rien de juste sortir sept disques les uns à la suite des autres. Il valait mieux créer l’événement en les réunissant dans un coffret, quelque chose qui dessine un chemin. Parce que c’est aussi un chemin, c’est évident. Il y a des relations d’un disque à l’autre, au moins du fait des musiciens. On trouve souvent les mêmes personnes, augmentés de deux groupes.

Il y avait donc une logique derrière le fait de réunir ces sept disques ensemble. Cette logique semble évidente à ceux qui écoutent le coffret. Et pour moi, c’était une façon de régler mes comptes avec tout cela afin de pouvoir m’attaquer à D’Amor de Guerra.

Tes expériences t’ont quand même emmené très loin de ta base géographique, au moins du point de vue géographique mais aussi culturel puisque tu as conçu une nouba marocaine, tu as travaillé avec des musiciens colombiens…

MM : Avec mon galoubet ! (rires) Pas seulement avec lui, mais souvent, dans tous mes projets, il y a au moins un ou deux morceaux où j’utilise le galoubet dans une musique qui n’est pas forcément provençale au début, mais bon, qu’est-ce que ça veut dire ? Toutes les gigues qu’on joue en Provence ne sont pas provençales, beaucoup de rythmes que nous utilisons proviennent du Sud de la Méditerranée, ou de bien plus loin, et on a tout digéré.

Mais est-ce que tu te voyais travailler avec des musiciens du bout du monde, qu’ils soient colombiens, africains, javanais, moyen-orientaux ? Te voyais-tu aller si loin au départ ?

MM : Au départ ? Non. Je ne pensais pas que j’aurais toutes ces chances. Je sais que j’ai eu très tôt le goût du voyage… Finalement, quand je regarde la trentaine de disques que j’ai faits et qui sont sortis, si je devais faire une compilation, j’enlèverais un ou deux morceaux dans chaque. Mais par rapport au reste – je mets un bémol sur les problèmes de son, qui sont souvent des problèmes financiers, d’obligation de faire un disque à partir d’un concert enregistré, car même s’il a été bien enregistré, ce n’est qu’un concert enregistré – je garderai quand même beaucoup de choses, d’abord pour la présence des musiciens, des autres, de leur apport, de tout ce qui a fait le ciment de vie et de parcours musical.

Y a-t-il des cultures ou des horizons musicaux avec lesquels tu ne te vois pas développer quoi que ce soit ?

MM : A priori, non. Je ne pense pas qu’il y ait une culture avec laquelle on ne trouve pas le point de jonction, la passerelle. Après, l’autre point, c’est de trouver le « passeur » avec lequel on pourra faire ça, car c’est quand même quelque chose d’important : on n’échange pas tout seul. Puis il y a les occasions, le temps, cette notion du temps…

Il te faut de préférence trouver des gens qui sont capables de faire abstraction de certains « cadres » inhérents à leur bagage culturel…

MM : Voilà, des gens qui acceptent de garder ce bagage à certains moments et qui, à d’autres, peuvent trouver dans leur propre culture le « thème » qui va nous rapprocher, l’ouverture possible. Je repense toujours au travail que nous avons fait avec Konomba TRAORE, au Burkina-Faso, pour le disque Noir et Blanc. Il proposait une mélodie, et moi je cherchais dans tout ce que je connaissais, ce qui pouvait entrer dans son rythme, dans cette mélodie, tout en restant différent. Je cherchais dans mon propre répertoire, dans ma façon de penser, une mélodie qui fonctionne plus en complément ou en opposition que vraiment ensemble. Je ne voulais pas reproduire ce qu’il faisait. Ça, c’était une première chose. Et dans l’autre sens, je lui proposais des mélodies et lui cherchait des rythmes sur lesquels il pouvait mettre des noms. C’est en travaillant ensuite sur le développement de cette petite partie commune qu’on a fait ce disque, Noir et Blanc, qui est un échange où on passe de la chanson africaine au rondeau traditionnel.

Ça semble naturel ; mais derrière, ce sont des heures et des heures de travail pour trouver les morceaux qui mettent en valeur les deux cultures, et qui mettent aussi en valeur la rencontre des deux.

Sous des cieux imaginogènes

Tu as pratiqué la musique improvisée, notamment à travers les deux albums Adventures et Imaginogène. Ce sont en quelque sorte les premières pierres de la musique « imaginogène »…

MM : Ce sont les premières pierres enregistrées. En fait, j’ai pratiqué la musique improvisée très tôt, principalement avec le musicien américain Barre PHILLIPS, qui m’a beaucoup apporté et a été déterminant dans les choix que j’ai pu faire après. Notamment avec l’idée de liberté, la liberté par rapport à toutes les contraintes, commerciales, musicales, physiques… Essayer de se libérer de tout…

Et en même temps, pour se libérer de tout, il fallait tout apprendre ! (rires) C’est là le paradoxe : pour pouvoir jouer libre, il faut apprendre tous les modes possibles, tous les styles rythmiques possibles, toutes les articulations, les pratiquer… On ne peut le faire que si on se dit « j’ai pris ce chemin-là et il faut que je m’y tienne ». Tout le reste découle de ça, même les choses qui sont ou paraissent écrites… Tout ce que j’écris, je l’écris hors des modes et des contraintes. En revanche, tout y est : il peut y avoir des mélodies modales, des harmonies jazz, un rythme traditionnel, et une écriture relativement classique pour faire tenir tout cela debout.

Dans le cadre du Provençal au château, par exemple, je joue du galoubet-tambourin, un instrument traditionnel, mais en improvisation totale sur la musique du quintette à cordes qui, elle, est écrite.

L’improvisation est donc devenue une composante aussi essentielle à ton discours musical que l’écriture…

MM : L’improvisation a été pour moi une source d’inspiration. Pouvoir entendre ce que font les autres permet de dialoguer. C’est comme parler plusieurs langues. C’est une capacité à comprendre toutes les langues, d’y répondre, et ça permet d’avoir une méthode pour apprendre vite une langue. Je me suis formé à cela. Et au contact, toujours dans l’échange, pas tellement dans le scolaire.

Mais j’ai eu aussi la chance d’avoir sur mon chemin plusieurs personnes très importantes, notamment Henri JARRIÉ, compositeur de musique contemporaine, qui m’a poussé à écrire et m’a donné des bases d’écriture qui me servent toujours. Nous avons été particulièrement heureux, Barre PHILLIPS, Jean-Michel BOSSINI et moi-même, de donner, lors des 10e Joutes musicales de Printemps, un concert en hommage à JARRIÉ, avec des pièces écrites de musique contemporaine pour piano et contrebasse, et moi aux whistles. C’est aussi un autre domaine que je peux aborder.

En même temps, je ne veux pas rentrer dans ces chapelles. J’essaie de convoquer tous ces langages dans une parole d’aujourd’hui, immédiate, en direct avec les gens en face, musiciens ou public.

Avant que tu t’en mêles, sais-tu s’il y a eu des antécédents d’ouverture vers la musique improvisée ou contemporaine avec le galoubet-tambourin ?

MM : C’est une réponse difficile à donner. On est toujours surpris par ce que les gens ont fait avant et que l’on découvre des fois très tard. Et il suffit qu’on dise « non, ça n’a jamais existé » pour que quelqu’un dise « mais si, ça a existé ! ». Disons que, au moment où j’ai commencé à jouer, personne ne le faisait. Le travail que j’ai entrepris a constitué réellement une révolution. J’ai reproduit dans le livret du CD Tambourinaire, sorti chez Buda Musique, un petit texte qui est dans le grand livre sur le tambourin provençal qu’a écrit Maurice GUIS (NDLR : Le Galoubet-Tambourin, chez Édisud). Il y a plusieurs articles sur les tambourinaires, les différents styles et époques, et j’ai eu l’honneur d’avoir fait l’objet du dernier article, dans lequel il décrit ma façon de travailler, mes centres d’intérêt, et il a de plus écrit : « Il y a là, semble-t-il, pour la musique de tambourin, une voie d’avenir d’autant plus intéressante que ces expériences s’avouent franchement novatrices. » C’est une parole très optimiste sur cet instrument.

Pour moi, ça a été très important parce que c’était au début, j’en étais aux balbutiements, on n’avait pas encore fait le disque sur Ocora (Le Galoubet-tambourin : musique d’hier et d’aujourd’hui), et que ce tambourinaire-là, issu par ailleurs d’un milieu très fermé, accepte d’imaginer qu’il peut y avoir un avenir pour cet instrument dans une autre musique que celle qui a été pratiquée auparavant est un encouragement fort. C’est quelque chose auquel je tiens. Mais je suis le seul cité à avoir été dans cette direction-là.

Cela dit, Yves ROUSGUISTO est aussi allé dans cette direction. Il a fait un travail de fond sur le son, sur le souffle, qui est allé vers le minimalisme. Il se considère plus comme un plasticien contemporain que comme un musicien, c’est un plasticien sonore.

Y a-t-il eu d’autres expériences d’ouverture du galoubet-tambourin à d’autres expressions musicales ?

MM : Je dois citer l’expérience de trio de jazz menée par Jean-Louis TODISCO avec des musiciens de jazz-bebop, avec les limites qu’ont les placages. Il y a un intérêt à l’écoute, mais on sent les limites du placage. N’empêche que c’est très intéressant à écouter, c’est porteur d’une parole dans tous les cas. Il y a toujours ce risque du placage, ce que j’essaie d’éviter aujourd’hui dans le travail que je fais avec le trio IMAGINOGÈNE (comprenant Fabrice GAUDÉ et Serge PESCE) et L’ORA DAURADA (Laurence BOURDIN et Amanda GARDONE, ou Estelle AMSELLEM selon les jours). Le discours complet n’est maîtrisé par personne. Quand j’écris, je maîtrise le discours complet. Je peux écrire pour les musiciens classiques de façon classique, pour les musiciens de jazz en mettant des accords chiffrés, et moi improviser sur mon instrument traditionnel. Dans tous les cas de figure, ces influences sont là et feront que ça sonne de cette façon. C’est mon expression.

Après, il y a les grands maîtres classiques du galoubet-tambourin, avec des répertoires renouvelés mais dans un jeu classique : Patrice CONTE, André GABRIEL, Maurice GUIS ont fait un beau boulot. Il y a plein de jeunes aussi maintenant. Il y a aussi quelques groupes folkloriques en Provence qui ont tenté de vie à cette musique dans un cadre un peu forcé de la représentation spectaculaire d’une tradition ancienne d’un siècle et demi, presque deux siècles avant, mais qui a le mérite d’être très bien faite, une classe de l’interprétation… c’est un grand ballet. Dans la mesure où tout cela existe déjà, j’essaie donc de continuer à explorer les sons.

Travailler avec des gens comme Serge PESCE et Alan VITOUS a dû t’amener à reconsidérer toute la technique et l’approche de ton instrument ?

MM : Oui bien sûr. Serge PESCE ajoute des ustensiles sur sa guitare, moi j’ajoute des éléments comme le fait de chanter dans le galoubet, le fait de jouer du tambourin avec toutes sortes d’objets, de jouer plusieurs types de tambourins, d’utiliser tous les sons possibles sur l’instrument, tous les timbres, d’avoir une panoplie de galoubets très importante, de pouvoir jouer de deux galoubets dans des tons différents pour faire des voix. Il y a tout cela que j’ai commencé à explorer.

Par rapport à cette orientation imaginogène, penses-tu qu’il y a encore des choses à dire, d’autres orientations, notamment après le disque du TRIO IMAGINOGÈNE, Calenda, et celui de L’ORA DAURADA, qui s’inscrit un peu dans la même optique…

MM : Oui, j’ai commencé à travailler avec un très jeune guitariste, Fabien MORNET, et Michel SAULNIER à la contrebasse, au sein d’un trio de musique totalement improvisée, LA TRIODE. C’est Fabien qui m’a invité dans ce projet. Il est tellement jeune qu’on pourrait l’appeler « Papy » ! (Michel et moi avons à peu près le même âge, autour de 50, lui n’en a que 22/23.) Et il est très bon. Il a aussi un groupe de pur jazz, LÉLÀ, qui fonctionne bien, avec basse, guitare, batterie, et beaucoup de finesse. Fabien a appris le jazz au conservatoire, etc., et en ce moment il essaie de nourrir son propos d’écoutes de tout autre chose. Il a une bonne connaissance du jazz, et aussi une connaissance qui s’approfondit de jour en jour d’autres musiques. Il est très curieux, très à l’affût de ce qu’il pourrait apprendre par ailleurs, et c’est très agréable de partager une expérience comme ça avec un très jeune musicien.

Et par ailleurs, je partage une autre expérience avec des slammeurs de Marseille, dans le cadre d’une carte blanche. On va donner à Marseille, en mai, une version très inédite d’Un pont sur la mer qui ne sera jouée que par deux musiciens, Fouad DIDI et moi. Mon poème en français qui est à la base du projet entrera en dialogue avec la parole d’un slameur marseillais, Ahamada SMIS. Il lira une partie de mon poème et des textes qu’il a écrit en réponse à ce que j’ai écris. C’est encore une expérience inédite ! (rires)

En définitive, tu prends un malin plaisir à te trouver là où on ne t’attend pas !

MM : Je crois que c’est important de se maintenir en éveil. Rien n’est acquis, il ne faut pas s’endormir sur les choses. Je commence à avoir des classiques qui tiennent debout et qui marchent à chaque fois, et qui mettent le public debout à chaque fois (rires), et à côté de ça de nouvelles expériences qui laissent tout le monde… étonné !

Mais les gens auront tout le temps qu’ils voudront pour réagir par rapport à ça, le comprendre, comprendre autre chose, s’en inspirer ou au contraire rester indifférent à cela et y revenir, j’espère, comme ça arrive souvent. J’ai eu cette expérience de gens qui m’ont dit « tu sais, j’avais écouté ton disque il y a trois ans et ça ne m’a pas plu, et je l’ai réécouté et quand même… » (rires) Quand on prend le temps, c’est-à-dire quand on ne saute pas d’une histoire à l’autre mais qu’on construit sa propre histoire personnelle, musicale, humaine, petit à petit, les gens vraiment touchés sont toujours là, et on avance avec.

Propos recueillis par Stéphane Fougère
Photos : Sylvie Hamon et Stéphane Fougère
(Entretien original publié dans
ETHNOTEMPOS n°38 – printemps 2008)

Site : www.compagnie-montanaro.com

PS : Aujourd’hui, la Cie MONTANARO est dirigée par Baltazar MONTANARO NAGY.

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