Catherine JAUNIAUX – Fluvial

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Catherine JAUNIAUX – Fluvial
(Ad Hoc Records / ReR Megacorp)

Si elle est aujourd’hui reconnue comme l’une des voix les plus impressionnantes de la sphère avant-gardiste et de la musique improvisée européenne, la chanteuse belge Catherine JAUNIAUX n’était encore connue au début des années 1980 qu’au travers de ses collaborations aux albums de groupes tendance avant-rock comme AKSAK MABOUL, THE WORK et DES AIRS. Elle qui, adolescente, se consacrait plutôt à un avenir de comédienne, réalise en 1983 un album solo auquel elle doit assurément sa réputation de « sampler humain ». Sa voix fait en effet étalage d’un panorama émotionnel assez large, d’expressions très diversifiées et son interprétation confine à la performance. Tout en restant dans le registre mélodique (certes non conventionnel), elle s’aventure dans des explorations vocales et sonores des plus bouleversantes qui outrepassent les configurations stylistiques.

Co-réalisé avec Tim HODGKINSON, qui assure la production et divers accompagnements musicaux, Fluvial comprend douze pièces en apparence fort disparates, prenant la forme de chansons d’inspiration folklorique, de fables surréalistes et historiettes enfantines déviationnistes et perverses. La plupart sont des compositions originales, mais certains textes sont empruntés au poète William BLAKE, à Paul DESSAU et Bertold BRECHT ou sont d’une origine encore plus obscure. Dans chacune d’elles, Catherine JAUNIAUX déploie un vocabulaire vocal d’une immense richesse.

Dans Une escadrille de sorcières, elle mêle chant proprement dit et récitation, cette dernière étant chuchotée tandis qu’à la cantonade des percussions ethniques battent la chamade et que se font entendre bêlements, croassements et crissements provenant d’une basse-cour hystérique en proie à une « panique bucolique ».

C’est sur un ton beaucoup plus sombre et inquiétant que nous est contée la Chanson de la fraternisation de DESSAU et BRECHT, aux antipodes de l’Origine des femmes, une légende amérindienne narrée avec une fantaisie délicieusement espiègle, ponctuée par des voix-lucioles nasillardes et azymutées.

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C’est d’une voix criarde et éraillée que Catherine JAUNIAUX dépeint A Divine Image, de BLAKE, avec force trompette effarée et zébrures guitaristiques réfrigérantes rappelant ART BEARS et HENRY COW, tandis qu’avec le tango Doresc treï Babys, elle s’empare de l’univers « cabaret brechto-weillien » cher à Dagmar KRAUSE.

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Dream et The Dancers under the Hill ont l’allure de comptines enfantines plus glaciales que sucrées avec, pour tout support « musical » dans la seconde, un vrombissement lugubre…

Certains textes ressemblent presque à des haïku et d’autres encore à des mantras, comme ce Kebadaya répété à tue-tête d’abord par une seule voix puis par plusieurs sur fond de percussions sonnantes et trébuchantes, évoquant les musiques traditionnelles pygmées.

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C’est de même une version très africanisante du Tilimbom de STRAVINSKY qui nous est proposée, sur une trame percussive ethnique et des interventions au balafon, à la clarinette, au basson et au violoncelle. Le chant « wordless » est de même mis à l’honneur dans Copul’s Humus, cerné par des saccades percussives, des miaulements ondulatoires et des anhélations.

Passant sans transition du sinistre au burlesque, du mélodique à l’abstrait, du cryptique au lumineux, Catherine JAUNIAUX livre des impressions fortes aux traits audacieux, empruntant ses matières vocales à différents folklores, authentiques ou imaginaires, qu’elle détourne astucieusement, et que viennent épicer des sabirs percussifs soigneusement rustiques.

À Leur façon, JAUNIAUX et HODGKINSON ont dépeint avec Fluvial un imaginaire émotionnellement et esthétiquement troublant qui partage certains points communs avec celui d’ART BEARS et de NEWS FROM BABEL. La participation de personnalités de la scène anglaise underground, tel Charles BULLEN (THIS HEAT), Georgie BORN (HENRY COW), Lindsay COOPER (COMUS, HENRY COW), Bill GILONIS (THE WORK), Dominic WEEKS (FURIOUS PIG, HET) et Stephen KENT (FURIOUS PIG, futur LIGHTS IN A FAT CITY et TRANCE MISSION), n’y est probablement pas étrangère. La réédition de cet opus est en tout cas un événement majeur et une opportunité unique de (re)découvrir un univers à la beauté convulsive éminemment féminin.

Stéphane Fougère

(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n° 19 – mars 2006)

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One comment

  1. Originellement, le vinyle a été édité sous les noms conjoints de Catherine Jauniaux et Tim Hodgkinson. Un album intemporel.

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