Denez PRIGENT : Les Nouvelles Lueurs de la gwerz bretonne

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Denez PRIGENT

Les Nouvelles Lueurs de la gwerz bretonne

 

Lorsque, en 1992, Denez PRIGENT, chanteur breton aguerri au répertoire traditionnel de chants dramatiques (gwerz) et de chants à danser (kan ha diskan), qu’il tient de ses grands parents et de ses rencontres décisives avec quelques “maîtres” primordiaux, affronte a capella le public rock des Transmusicales de Rennes, s’apprêtant à recevoir tomates et quolibets fraîchement cueillis pour finalement recueillir de confondantes ovations, il bouscule déjà les barrières encroûtées des genres.

Au regard de son imprévisible parcours, il semble bien que sa vocation n’était pas seulement d’assurer la pérennité d’une tradition vocale, mais d’élargir les potentialités de celle-ci, de la diffuser au-delà du cercle d’initiés et de l’éprouver au contact des expressions musicales du monde moderne urbain.

Contre toute attente et en dépit d’une première expérience immature (DAO DEZI), Denez PRIGENT ose, s’obstine et réussit à provoquer l’union inavouable du chant traditionnel breton avec le trip-hop, les musiques électro-acoustiques et la musique improvisée, sans négliger le cachet “celtique”.

Avec son deuxième album, Me ‘zalc’h ennon ur fulenn aour (Je garde en moi une lueur d’espoir), Denez PRIGENT lègue en outre à la postérité d’hypnotisantes gwerz de sa composition qui s’avèrent être de précieux témoins de certains faits dramatiques du monde présent.

Dans le but de mieux faire appréhender les enjeux de sa démarche artistique, Denez PRIGENT a bien voulu répondre aux questions d’ETHNOTEMPOS/RYTHMES CROISÉS.

Entretien avec Denez PRIGENT

Denez, vous êtes aujourd’hui quasiment propulsé comme figure de proue d’une nouvelle vague électro bretonne, mais au départ, vous vous êtes fait connaître comme chanteur traditionnel, et votre premier disque était du reste interprété « a capella »…

Denez PRIGENT : Mon premier disque, Ar Gouriz Koar, a capella, était entièrement constitué de chants traditionnels bretons, plus une ou deux compositions. On m’a souvent dit que le disque est bien, mais que, parfois, on a du mal à l’écouter d’un bout à l’autre, à moins d’être vraiment dans certaines conditions, que ce soit le soir, que ce soit la tempête et qu’on ait envie d’écouter du chant breton a capella. Des fois, ça arrive ! C’est vrai que ça s’écoute par petites doses.

C’est un disque qui faisait suite à un spectacle a capella que j’avais à l’époque, et que j’ai poursuivi après la sortie du disque, pendant 4-5 ans. Je l’ai fait en Bretagne, bien sûr, dans les festivals de Bretagne, de France aussi. J’ai également présenté ce spectacle à l’étranger, en Allemagne, au Québec et j’ai eu l’occasion d’aller chanter aux Açores, au Portugal, en Autriche, en République tchèque, au Kazahkstan…

D’où tenez-vous votre répertoire de chants ?

DP : Je tiens mon répertoire du départ de ma grand-mère, qui était une personne originaire de Santec, comme moi, et qui s’exprimait très peu en français mais parlait tout le temps en breton, et qui chantait autant qu’elle parlait. Elle accordait autant d’importance au chant qu’à la parole, comme la plupart des gens de cette génération. C’est vrai qu’en Bretagne, à une époque, tout le monde chantait. Elle m’a transmis ainsi tout un répertoire de la façon la plus naturelle possible : la langue bretonne d’abord, par le chant, et, par la même occasion, un répertoire de gwerz, principalement.

Le kan ha diskan, je l’ai appris plus tard. C’est un chant qui faisait peur à une certaine époque, dans le Léon en tout cas, puisqu’il était assimilé à un chant démoniaque, un chant qui amenait la transe. Le clergé l’a interdit dans la mesure où c’était quelque chose qu’on ne comprenait pas, à l’image de la techno à l’heure actuelle. J’ai acquis un répertoire de kan ha diskan par la suite grâce à ma rencontre avec un chanteur de Maël-Carhaix, Alain LECLERE, que j’ai eu l’occasion de rencontrer à Brest dans un fest-noz. Il détenait son répertoire de l’un des grands maîtres du kan ha diskan, à savoir Manuel KERJEAN, originaire du Centre-Bretagne. Il m’a amené dans les fest-noz du Centre-Bretagne.

J’ai pu côtoyer sur les mêmes scènes de fest-noz pendant longtemps des grandes figures du chant traditionnel à danser, à savoir les Frères MORVAN, j’ai eu l’occasion de rencontrer une fois également les Sœurs GOADEC, DUBOIS-CALVEZ, Louis LALLOUR… J’ai enregistré tous ces gens-là à cette époque. À partir de tous ces différents styles de chant, de ces différents timbres, j’ai forgé mon propre style en chant à danser cette fois.

De la Tech-Noz

Qu’est-ce qui vous a incité à vous faire accompagner par des musiciens et des machines sur votre deuxième album, Me ‘zalc’h ennon ur fulenn aour ?

DP : J’avais écumé un petit peu tout ce que je pouvais faire. Au bout d’un moment, ce n’est pas parce que j’étais lassé, mais j’ai eu comme un besoin de travailler d’abord le disque suivant (que j’ai commencé en 1996). Je n’avais pas envie non plus de ressortir un disque a capella, mais plutôt de m’entourer de musiciens. Je ne savais pas trop quoi en fait. J’avais quand même une petite idée qui me courait dans la tête depuis 1993.

À cette époque, j’étais allé à une rave, la première rave organisée en Bretagne, dans le cadre des Transmusicales, un peu poussé par mon épouse d’ailleurs puisque la techno pour moi… enfin, moi j’assimilais ça à la « dance », à de la musique commerciale.

Et donc, un peu poussé par mon épouse, je suis allé à cette rave, qui était sur Rennes, et je ne pensais pas y rester plus de dix minutes parce que ce n’était vraiment pas mon truc ! Je me disais que c’était une musique qui n’appartenait pas à mon univers. En fait, je me suis aperçu que ça n’avait absolument rien à voir avec la dance. La dance est à la techno ce que peut être le folklore à la musique bretonne. C’est un petit peu pareil. J’ai tout de suite fait un parallèle entre cette manifestation et le fest-noz.

Avant tout, ce qui prime dans la rave comme dans le fest-noz, c’est la danse ; et les musiciens sont sur une scène mais c’est pas le centre d’intérêt, contrairement aux concerts ou aux formules plus conventionnelles. Et là, il y avait des DJ qui lançaient des boucles un peu en second plan, et le public qui dansait. La différence, c’est que le public des rave est un public individuel : les gens dansent seuls, il n’y a pas ce côté communautaire qu’on peut avoir dans le fest-noz avec la chaîne où tous les gens sont liés les uns aux autres.

Mais toutefois, la forme en elle-même était très proche de celle du fest-noz, et la musique aussi. Rythmiquement, le côté répétitif dû au fait qu’il n’y a pas de refrain, le peu d’écart entre les notes, tout ça faisait qu’il y avait une correspondance
très forte avec la musique bretonne. Le but visé en fait dans la musique bretonne comme dans cette rave à laquelle j’avais assisté, c’était d’amener le public à la transe. Et pour ça il y avait des ingrédients identiques. Mais, je me suis penché un peu sur la question avant de me lancer dans l’aventure quand même !

Je me suis intéressé à cette nouvelle musique dite électronique, et je me suis aperçu qu’il y avait vraiment une richesse incroyable, des musiques hyper-minimales, peut-être plus minimales que le chant a capella, et même des “puristes” de ces musiques-là, comme PLASTIKMAN. Ce sont des musiciens qu’on peut mettre au même niveau que de grands musiciens contemporains, des gens qui travaillent avec des machines, des sons électroniques, vraiment des alchimistes du son, avec une intelligence dans le propos, une économie de moyens et une rigueur.

Jungle, breakbeat et arythmie

DP : Je me suis aperçu que ce serait peut-être intéressant de lier ces deux musiques, le chant breton et la musique électronique. En plus, c’est vrai que personne n’y avait jamais pensé avant. On m’a mis en contact avec un Anglais, un Parisien, et celui que j’ai retenu, c’est Arnaud REBOTINI, qui travaille à Paris mais qui est de Nancy et qui est connu comme étant un spécialiste de la jungle, le drum n’bass… Dans ses 30m2 de studio, il y avait à peu près 3 CD et 8 000 vinyles ! À partir de tout ce qu’il m’a fait écouter, j’ai fait deux piles : celle que j’aimais bien et celle où je ne sentais pas d’affinités avec ma musique.

Et finalement, il s’est avéré que la pile qui m’intéressait était pratiquement constituée de disques de jungle. Je ne pense pas que la house s’adapte bien à la musique bretonne, même à toute musique traditionnelle à danser, parce qu’il y a ce pied omniprésent qui fait double emploi ; or, ce pied est déjà inhérent à la musique bretonne. Il est virtuel mais il en fait partie, donc ça ne sert à rien de l’appuyer. C’est un alourdissement.

Alors que la jungle a ce côté un peu crépitant qu’on peut retrouver dans la caisse claire écossaise, ce roulement très léger, très aérien aussi. Le beat est similaire parce que la jungle fonctionne souvent à 160, 170 bpm (battements de pieds par minute), comme la gavotte, le plinn, la danse fisel… Et c’est vrai que ça s’adaptait très bien pour la danse. J’aurai peut-être dû prendre des caisses claires aussi, des caisses claires écossaises, ça aurait fait un peu le même emploi. Mais avec le breakbeat, il y a cette possibilité de filtrer le son, de le travailler, et notamment pour les gwerz, la différence avec la batterie écossaise, c’est que la gwerz est un chant arythmique.

En travaillant avec des machines sur écran, on a la voix, on a les machines, on peut caler le breakbeat en fonction du chant, en fonction du silence… Des fois, il y a des silences de 1 ou 2 secondes. Si j’avais travaillé avec un vrai musicien, il ne pouvait pas savoir, à moins que je chante mesuré, mais là on tombe dans le côté un peu chanson et je pense que c’est un appauvrissement. La jungle s’adaptait bien à la gwerz.

C’était moins évident que ça s’adapte à la gwerz. Ça pouvait peut-être mieux s’adapter au kan ha diskan ?

DP : Au kan ha diskan, oui. Et finalement, dans la gwerz, c’est surtout des breakbeats assez lents qu’on a utilisés, sauf pour le deuxième thème d’Ar Wezenn-Dar, qui est une gwerz très planante. On a l’impression d’être à 300 m au-dessus du sol, les falaises en bas… Quant aux nappes, on a mis un breakbeat très rapide dessus, afin d’accentuer ce côté planant. Un peu comme si on mettait deux couleurs, une claire et une foncée, l’une à côté de l’autre : tout de suite, par contraste, la claire paraît plus claire et la foncée plus foncée. Autrement ce sont des breakbeats assez lents, comme ceux qu’on utilise très souvent dans ce qu’on appelle la “dark jungle”, des breakbeats très noirs, très sombres, avec une couleur très granitique, et qui apportaient une atmosphère mystérieuse à la gwerz ; un côté violent aussi.

Parlons de cette pièce dantesque que sont Les Séries (Ar Rannoù).

DP : J’ai choisi volontairement Les Séries, parce que c’est une pièce unique dans la tradition du chant ; ce n’est pas une gwerz ni un kan ha diskan, c’est vraiment quelque chose à part. Là, j’ai recomposé la musique traditionnelle et procédé à de nouveaux arrangements. Quand on traduit des gwerz, on perd énormément. On perd le côté sacré de la langue bretonne, on perd la rime. Les rimes, ce sont les ailes de la poésie. Quand on fait une traduction et qu’il n’y a plus la rime, c’est comme si on coupait les ailes à un oiseau. La langue bretonne est tellement différente de la langue française, dans la façon de penser, que c’est très difficile.

Les Séries, c’est un des seuls chants où même la traduction garde sa force. C’est extraordinaire ! J’avais envie de combiner le chant le plus ancien du répertoire breton avec un arrangement hypermoderne, hyper-actuel.

Elle a un phrasé un peu rap ?

DP : Un peu rap, oui. Mais c’est plus rapide que le rap. C’est une incantation rapide. Il y a un côté un peu oraison funèbre, un peu “grassou”. En Bretagne il y avait ça, ce qu’on appelle les grassou. Moi j’ai vu ça dans le Léon pendant les veillées des morts, il y avait des femmes qui veillaient pendant trois nuits et qui récitaient ce qu’on appelle des grassou, des incantations mi-païennes, mi-chrétiennes, avec des figures de l’Ankou dedans, des choses chrétiennes, catholiques, mais aussi des figures qui appartiennent aux vieilles religions bretonnes, celtiques, au druidisme, quoi.

Mais ce n’est pas vraiment du rap. Je n’ai pas essayé de faire du rap. Ça ne m’intéresse pas de faire du rap en breton. Dans le temps c’était intéressant, au début quand il y avait des revendications, une violence. Maintenant, c’est devenu de la variété. La nouvelle variété française, c’est le rap. Quelque part, il s’est autodétruit.

Sans commune mesure

Vous avez mis un certain temps à faire cet album…

DP : J’ai mis deux ans à le faire. Mon grand souci, ma grande peur, c’était de transformer le chant en chanson, dans la mesure où je travaillais avec des machines. Habituellement, on met d’abord les programmations, machines, séquences, rythmiques, boucles, etc., on met les instruments ensuite et en dernier lieu on met le chant, qui se définit en fonction de cette trame séquentielle et de cette trame instrumentale. Et là on a travaillé à l’inverse : on a d’abord enregistré le chant a capella dans toute son arythmie, notamment les gwerz. Et ensuite ça a été aux machines de se caler en fonction du chant.

Ça n’a pas été facile, notamment pour un chant : Copsa Mica. Là, la batterie n’est pas mesurée et suit un chant qui n’est pas mesuré. Et ça, c’est extraordinaire ! On a mis trois semaines pour caler la batterie là-dessus.

Et il y en a d’autres où, curieusement, on a mis une machine qui tourne, mesurée, et on a mis le chant dessus. Normalement ça ne doit pas coller. Mais ça fonctionne. C’est pas calé, il y a une machine et moi je chante par-dessus complètement libre, comme je fais sur scène, je plane dessus. Le chant est carrément à contre-temps et ça fonctionne. Il y a une troisième dimension qui fait que ça ajoute une émotion supplémentaire ou différente à la gwerz. C’était un peu la surprise du disque, mais c’est ce qui a fait que, selon moi, le pari valait la peine d’être tenté. Pour moi, ça ne servait à rien de faire de la chanson. Il valait mieux que je continue à chanter a capella ou à travailler avec des musiciens acoustiques. C’est un disque avant tout très traditionnel dans le fond.

Des gens m’ont dit : « Tu as tout chamboulé ! » Non, sur les gwerz An-Droug Red, Ur Fulenn Aour, Brall Ar Rodoù…, on arrive sur une console de mixage, on met le disque, on lance la bande, et on mute toutes les programmations, tout l’accompagnement, on ne laisse plus que la voix seule et c’est comme le premier disque a capella, c’est du chant breton. Le fond est là, les racines sont là.

C’est quand même un habillage assez risqué. J’imagine que le public traditionnel n’y était pas forcément préparé ?

DP : Il n’a pas compris. En fait, certains musiciens acceptent une gwerz mesurée. Pour moi, une gwerz n’est pas mesurée. Là je suis intègre, voire intégriste par rapport à ça. Une gwerz ne doit pas être chantée mesurée, elle doit être arythmique. Des fois il y a des silences, on repart, ce n’est pas mesuré. On peut mettre des cornemuses, tout ce qu’on veut ; si c’est mesuré, on touche à la chanson. C’est mon avis. On se méfie toujours de l’habillage, mais c’est le fond qui compte.

De l’innovation et de l’immaturité

Et si on parlait de votre expérience avec DAO DEZI ?

DP : Ah oui ! On m’en a beaucoup parlé ! D’abord ce sont deux personnes de DEEP FOREST qui m’ont contacté, ils m’ont fait écouter leur disque, et au début l’aventure m’a tenté. J’ai travaillé avec eux au même titre que les TRI YANN, Arnaud MAISONNEUVE, Manu LANN HUEL. C’était une façon de dépoussiérer les meubles, de mettre une claque un peu à certaines personnes qui prétendent détenir un savoir sur la musique bretonne, certains puristes (enfin qui se prétendent puristes). C’était une façon aussi d’amener les jeunes à la gwerz et au kan ha diskan avec un habillage complètement inédit. Il y a des choses qui ne sont pas très mûres dans le disque, mais je crois que c’est aussi le côté positif des choses qu’il faut voir.

Je n’avais pas vraiment de libre arbitre, à part sur Ti Eliz Iza. J’ai bien travaillé sur ce chant-là parce que je n’avais pas envie qu’ils fassent n’importe quoi dessus. Je pense que par rapport aux arrangements, par rapport à l’état d’esprit, c’est celui qui ressort le mieux. C’est pas parce que je chante dessus, mais je pense que c’est là où la rencontre était la plus intéressante et a vraiment porté ses fruits. Parfois c’est un petit peu moins mûr, mais là c’était vraiment bien. Mais je crois que si on m’avait donné un peu plus de part artistique à l’époque j’aurai poussé la chose un peu plus loin encore : un peu plus de techno, une rencontre plus proche entre le kan ha diskan et la techno, dans le côté transe.

Je crois qu’il ne faut pas enfermer la musique bretonne dans un cadre. Il faut faire attention au réalisme, un petit peu comme il a pu y avoir un certain réalisme socialiste. Il faut faire attention. On est en Bretagne. Il peut y avoir des choses qui ne sont pas toujours très mûres. Mais c’est ça la culture, c’est comme ça qu’elle avance. Il ne faut pas figer les choses.

Même moi, au départ on m’a dit « c’est pas comme ça qu’on chante la gwerz ». Comment on la chante, alors ? L’émotion qu’il y a dans la gwerz, je la véhicule par mon propre tempérament, par mes propres sentiments. J’ai une façon d’interpréter la gwerz qui fait sa richesse et il y a autant de façons de chanter la gwerz que d’interprètes. Il ne faut surtout pas classiser la musique bretonne.

Une nouvelle cire pour la ceinture

Votre premier disque, Ar Gouriz Koar (La Ceinture de cire), a également été réenregistré.

DP : C’était pour deux raisons : la première parce que la première version n’était pas destinée à être un disque. C’était une maquette produite par les Transmusicales de Rennes et Auvidis/Silex, pour les directeurs artistiques de festivals, etc. C’était vraiment un peu amateur dans la réalisation.

Et la seconde raison qui m’a amenée à le réenregistrer et à le sortir chez Barclay, c’est une question juridique : c’est-à-dire que ce disque-là s’était vendu quand même à pas loin de 50 000 exemplaires, ce qui est quand même appréciable à l’époque où il n’y avait pas la vague celtique ; il y a quelque chose qui s’était passé autour de ce disque-là, notamment suite aux Transmusicales de Rennes, qui est un tremplin extraordinaire, et je n’ai pas reçu un centime de la part de Auvidis. Toujours pas d’ailleurs, on est encore en procès. Je me suis dit : « C’est quand même un disque qui m’intéresse, qui a une vie, une existence » et donc j’ai voulu le réenregistrer.

À ce moment, j’ai signé chez Barclay mon deuxième disque et je leur ai proposé également de mettre les œufs dans le même panier : on a gagné une partie du procès, on a réussi à faire en sorte qu’Auvidis n’ait plus les droits sur ce disque-là, qu’il ne soit plus distribué ; par contre, ils ont gardé les bandes.

Ainsi, j’ai pris le nouvel enregistrement à ma charge. On a loué une maison à Plouguerneau, un studio mobile, avec un ami à moi qui me suivait en concert pour la sono. On a enregistré pendant plusieurs jours la seconde version du premier disque et on l’a sortie chez Barclay.

Et vous en avez profité pour en modifier le contenu…

DP : Voilà. J’ai rétréci aussi certains chants, de façon que le disque soit plus écoutable, plus facile pour le public non initié. La dynamique est différente aussi. J’ai enlevé Gwerz Penmarc’h. J’ai ajouté une berceuse, un bal fisel. Bernard SUBERT est venu jouer sur ce disque, notamment sur P’edon War Bont an Naoned tout à la fin du disque, avec un arrangement un peu étrange avec deux clarinettes. C’est le morceau le plus riche de ce disque, une invitation, un premier pas à franchir vers le second disque avec les musiciens. Bien sûr, j’ai gardé la harpe de Kristen NOGUÈS !

La structure de cette nouvelle version de l’album est donc différente.

DP : C’est un peu différent, mais avec une qualité artistique nettement supérieure et une qualité de son aussi. Et depuis, ce disque se vend toujours très bien. C’est ça qui est extraordinaire. Je ne suis pas le seul dans ce cas-là en musique bretonne. J’ai acheté le GWERZ Live tout récemment, je ne l’avais pas : ce sont des disques qui ne vieillissent pas, des disques de référence. Même KEMENER, je sais qu’il vend toujours ses premiers disques d’il y a vingt ans. J’en parlais avec lui récemment, il m’a dit : « Ça part toujours. » C’est inconcevable dans la variété française.

Un chant sans sénescence

En ce moment, il y a une mode, certains artistes réenregistrent leurs morceaux d’il y a vingt ans. Mais là ce n’est pas la même chose. Le disque a une existence très longue. Il est toujours dans les bacs, il n’est pas mis dans un tiroir. Je sais que si j’ai envie d’acheter un disque de sonneurs que j’aime bien, je vais à Coop Breizh je le trouve…

C’est vraiment une force. Notamment pour les jeunes musiciens. Ainsi, ils peuvent toujours avoir des références. Patrick MOLARD sort un disque, c’est une référence. Mais ils peuvent aussi acheter celui qu’il a fait il y a 10-15 ans. C’est ça qui fait la force de la musique bretonne, c’est une musique intemporelle et universelle, c’est une musique qui ne vieillit pas.

Quand on achète un disque de Maurice CHEVALIER d’après guerre, on écoute ça avec le sourire aux lèvres, on se  dit : « C’est sympa, mais ça a pris la poussière quand même ! » C’est de la chanson qui s’est démodée. Alors qu’on achète un disque ou un enregistrement de la même époque de Madame BERTRAND et on écoute ça aujourd’hui, une gwerz de Madame BERTRAND, ça n’a pas pris une ride, et dans 10 ans, dans 20 ans et dans 1000 ans, ce sera toujours contemporain.

Et c’est ça qui fait aussi la différence entre le chant et la chanson. Je pense que le chant a une noblesse, un côté sacré que la chanson n’a pas. On aborde des thèmes, la mort, des thèmes graves, des interrogations qui ont toujours préoccupé l’homme d’une manière générale. Il y a une sobriété aussi dans les mélodies qui fait que c’est du chant et pas de la chanson, et c’est ça qui fait aussi que ça traverse le temps, comme beaucoup de chants traditionnels, qu’ils soient berbères ou tibétains.

Avez-vous l’impression que le public qui a accueilli votre deuxième album est le même que pour le premier ou est-ce un autre public ?

DP : Quand le disque est sorti je me suis dit : « Aïe, je vais perdre mon public ! » Finalement ça n’a pas du tout été le cas, parce que j’ai la chance d’avoir un public fidèle. Et quand on a un public fidèle, on n’a pas envie d’arrêter. Je crois que s’il n’y avait pas eu le public, cette fidélité, cette confiance que le public accorde, m’accorde et accorde à d’autres chanteurs, comme Yann Fanch KEMENER et Erik MARCHAND (eux aussi, ils ont des publics qui les suivent), je crois qu’il y a longtemps que j’aurai mis la clé sous la porte et fait autre chose.

Ma première épreuve a été d’envoyer le disque à Louise EBREL, laquelle est impitoyable. Quand elle n’aime pas, c’est le couperet. Elle est comme sa mère, Eugénie GOADEC. Je me rappelle dans les années 1970 quand il y avait certains groupes de fest-noz qui ne l’intéressaient pas, elle prenait la prise et elle l’arrachait ! Louise EBREL tient de sa mère. Je me suis dit : « Je lui envoie le disque, ça va être la guillotine, on va voir. » Et, à ma grande surprise, elle a adoré le disque. Elle m’a dit : « Denez, c’est super, la voix est devant, c’est un disque que j’écoute tous les jours. La voix est bien, tu as progressé par rapport au chant, etc. Le chant est là, les textes, les mélodies… » Pour moi, si Louise a dit ça, c’est gagné !

Je pense que ce disque a été pour moi un enrichissement extraordinaire. Il m’a même appris à poser la voix, à comprendre plein de choses par rapport à ce que je faisais naturellement au chant. Et je pense que je chante mieux a capella maintenant. Si ça avait été un mauvais disque ou un disque qui m’avait attiré vers le bas, je crois que j’aurai perdu cette flamme, ce sel dans le chant a capella. C’est l’inverse qui se passe : à présent, je retrouve le chant a capella avec beaucoup plus de virginité et une meilleure intention dans le chant, une plus grande précision.

Un univers en laboratoire

Présentez-nous les musiciens qui ont participé à Me ‘zalc’h ennon ur fulenn aour.

DP : J’ai fait appel à des musiciens qui viennent tous d’univers musicaux différents. Je pense c’est ce qui fait la force du disque, et une force sur scène aussi.

Valentin CLASTRIER, c’était un honneur de l’accueillir sur le disque. D’abord je n’ai pas osé l’appeler et c’est Bruno Le ROUZIC qui m’a encouragé. C’est quand même quelqu’un de connu en France, dans le milieu des musiques improvisées, et c’est un maître de la vielle électro-acoustique, et même de la vielle à roue en Europe, on peut le dire sans être prétentieux. C’est un innovateur extraordinaire qui a fait des disques avec Louis SCLAVIS, avec John SURMAN, avec Michel PORTAL. En plus, je lui ai dit : « Je fais de la gwerz, du chant breton, et je vais faire de la techno dessus. » Il aurait pu me répondre : « Non ça ne m’intéresse pas ! » Au contraire, il a dit : « Ça m’intéresse. » Voilà un musicien ouvert !

Il y a Kristen NOGUÈS qui est venue aussi. Elle aussi est très vigilante, elle se méfie des choses… Mais elle est tout de suite entrée dans le projet. Elle a d’ailleurs écrit une partie de harpe assez complexe. C’est sur le début du fisel. Ça paraît très simple ; en réalité, elle a mis deux jours. C’est une partie de harpe pratiquement infaisable, et elle a réussi !

Bruno Le ROUZIC, je l’aime bien parce qu’il n’est pas non plus dans le côté sonneur. D’abord il a inventé sa propre cornemuse, c’est une cornemuse unique qui est faite pour jouer du rock. Du fait qu’il a travaillé avec SOLDAT LOUIS, I MUVRINI, j’aimais bien sa démarche, son ouverture. Il n’était pas très connu en Bretagne. C’est un mélodiste extraordinaire. Il y a très peu de mélodistes en Bretagne, peut-être deux ou trois, et il en fait partie. C’est quelqu’un qui a un sens phénoménal de la composition. Il a composé notamment les parties de cornemuse à la fin de Copsa Mica. Il a travaillé beaucoup sur ce disque-là.

Il y a eu Jacques BEAUCHAMP qui est venu faire la bombarde. C’est un sonneur un peu traditionnel, avec une bombarde assez « roots », assez brute. Sur des séquences, c’était plus intéressant qu’une bombarde de formation fest-noz. J’aurai pu en prendre une, mais là, on aurait été dans un côté un peu plus propre, un peu plus aseptisé.

Pour Bruno CAILLAT, l’expérience a dû être un peu frustrante. On avait travaillé plus de morceaux avec lui et on n’en a pas gardé beaucoup. Mais bon, quand il intervient, notamment sur l’an dro E Trouz Ar Gêr, et sur Copsa Mica, ça l’fait ! On a mélangé samples électroniques avec percussions naturelles, on ne sait plus qui fait quoi, c’était un peu aussi l’intérêt.

Et Loïc BLEJEAN, ça a été la révélation. Il nous restait trois jours de studio et on devait mettre de l’uillean pipe. Il y avait le contact de Ronan LE BARS et celui de Davy SPILLANE, on avait d’abord contacté ce dernier. Tant qu’à faire, on s’était dit : « On va prendre le dieu du uillean pipe. » Mais il fallait lui envoyer les bandes chez lui en Irlande, il ne voulait pas venir. C’était pas du tout l’esprit dans lequel on avait travaillé le disque.

Le studio, c’était vraiment un laboratoire. On avait des bases, mais rien n’était écrit. Tout était à inventer et c’était vraiment extraordinaire de travailler avec ces musiciens-là, parce que ce sont des musiciens ouverts et il y a eu chaque fois un investissement total. Ils m’ont tous porté. Ronan LE BARS était pris en studio avec Dan AR BRAZ, mais il aurait bien aimé venir.

Je sais que c’était pas la peine avec Patrick MOLARD, parce que chacun a sa démarche. Lui, les séquences, l’électronique, je pense qu’il n’aurait pas aimé. Je respecte. Je pense qu’il préfère l’acoustique. Et finalement Manu, le preneur de son, qui a fait le mixage et la production du disque, m’a dit : « J’en connais un qui est très bon, Loïc BLEJEAN. » Et donc on l’a appelé et ça l’a fait à fond. Il est arrivé là et ça a été tout de suite dans la boîte. Pour moi, c’est vraiment un grand sonneur.

De la Bretagne au Rwanda

Une caractéristique de cet album, c’est qu’il comporte nettement moins de morceaux traditionnels et davantage de compositions personnelles, vos propres gwerz. J’ai remarqué que les textes ne portent pas seulement sur la Bretagne, mais sur des événements du monde entier.

DP : Je ne suis pas le seul à composer. Il y en a d’autres en Bretagne qui composent, heureusement, comme Ernest TANGUY, Denez ABERNOT, Kristen NIKOLAS… La plus ancienne gwerz doit dater du Ve siècle. Chaque génération a apporté ses propres créations jusqu’à aujourd’hui. Longtemps c’est vrai, jusqu’à une certaine époque, les frontières n’étaient pas ouvertes comme aujourd’hui. Il n’y avait pas les moyens de communication, les médias qu’on peut avoir actuellement. Les gwerz traitaient de choses qui arrivaient souvent dans un rayon de 50 km au maximum.

Maintenant, avec l’ouverture des frontières, avec les médias, on est au courant très rapidement de ce qui se passe aux antipodes, même en direct. C’est vrai que l’accès à l’information est complètement différent : de mes lectures de journaux, de mes voyages aussi, notamment en Roumanie où j’ai entendu les gens parler de cette usine de Copsa Mica. Des témoignages, des choses que j’ai pu écouter à la radio m’ont marqué. Là aussi, il y a un parallèle à faire entre le massacre de Nyarubuyé, au Rwanda en 1994, où 2000 Tutsis ont été tués dans leur église, et certains événements qui sont arrivés en Bretagne, notamment cette ville où 200 Bretons avaient été parqués dans une église à laquelle on avait mis le feu.

De la poésie et de la langue bretonnes

Y a-t-il des règles d’écriture pour la gwerz ?

DP : Oui, il y a des règles d’écriture. On n’écrira pas pour la gwerz : « Il y a eu un massacre… c’était horrible. » Non, il y a un dialogue. « Le jour s’est levé sur Copsa Mica. Le jour s’est levé mais la nuit est restée, noire. Noire la campagne, noires les rivières, noires les femmes qui vont au cimetière, elles connaissent bien le chemin qui y mène. » Ça, c’est très breton dans l’esprit. « Quiconque irait à Copsa Mica aurait le cœur brisé. » On appelle ça un archétype et on en trouve beaucoup dans les gwerz. Ou bien il s’agit de deux femmes qui se parlent. Et là, deux points, on ouvre les guillemets et style direct pratiquement jusqu’à la fin, avec de petites interventions du narrateur, très brèves. À la fin, on ferme le cadre et le narrateur clôt. Et ça, c’est tout l’art de la gwerz…

Il y a des gwerz qui sont d’une poésie extraordinaire, d’une sobriété et d’une force poétique hors du commun. George SAND, à la lecture du Barzaz Breizh de LA VILLEMARQUÉ, parlait du génie poétique des Bretons et disait même que la Gwerz de Nominoe était supérieure en poésie à L’Illiade. Et George SAND n’est même pas une Bretonne. Moi, humblement, j’ai essayé de me rapprocher du mode traditionnel, mais c’est très dur. Je ne sais pas si j’ai réussi. Certaines gwerz sont tellement fortes qu’on se dit qu’il est pas possible de faire mieux. C’est la perfection poétique. Cela est peut-être dû au fait que ce sont très souvent des œuvres collectives.

À une génération donnée, quelqu’un la compose autour d’un événement. Il la chante, la transmet oralement à quelqu’un d’autre qui apportera ses propres métaphores, et la retransmettra à quelqu’un d’autre qui modifiera aussi le contenu, etc. Et finalement, certaines gwerz qui ont cinq siècles d’existence sont ainsi passées de main en main, et sont peut être l’œuvre de cinquante poètes. Et c’est pour ça qu’elles ont une force extraordinaire.

Les poètes disent que la grande poésie, c’est la sobriété. Quand on peut avoir cette sobriété dans les mots, dans trois mots, on atteint la grande poésie. Et en Bretagne je pense qu’on a ça. La poésie bretonne n’est pas du tout romantique. C’est une poésie qui a beaucoup inspiré le romantisme. CHATEAUBRIAND, Victor HUGO s’en sont inspirés, bien qu’ils ne l’aient pas toujours dit ! Même SHAKESPEARE s’en est inspiré, de même que certains chanteurs récents, sans toujours citer leurs sources, ce qui est un peu malheureux. Angelo BRANDUARDI, notamment, a repris quelques gwerz. La gwerz reste un chant contemporain, parce qu’il y a malheureusement aujourd’hui suffisamment de matière pour en composer.

On pourrait me dire que c’est fini cette façon de s’exprimer. Mais pourtant je pense que ça garde un sens dans la mesure où aujourd’hui on est dans l’événementiel. Tel massacre peut un jour faire la une du journal de 20 heures ; le lendemain, on en parle un petit peu, le surlendemain, on passe à autre chose, et c’est oublié. C’est pour ça que les historiens s’intéressent beaucoup au Barzaz Breizh, ainsi qu’aux gwerz. Parce que c’est une mine d’informations sur des événements qui sont arrivés, et ça garde la mémoire. Ce sont des chants de la mémoire et quelque part c’est une commémoration. Alors qu’à la télévision ça disparaît vite fait !

C’est là qu’on se rend compte que certains événements se reproduisent de siècle en siècle.

DP : Ce sont toujours les mêmes. La gwerz a cette fonction de mémoire. C’est pas un chant passéiste. Elle a vraiment un sens ici et maintenant. La langue bretonne, de toute façon, est
complètement ancrée dans l’actualité. C’est une langue très très riche, comme toutes les langues.

Je crois qu’une pensée moderne, à l’heure actuelle, est une pensée qui va dans le sens de la pluralité des cultures. On vit dans un monde complètement aseptisé et uniformisé à l’heure actuelle, et la seule chose, la seule note d’espoir qu’on peut dire à tous les gens de ma génération qui ne parle pas breton, c’est « parlez breton, et vous serez enracinés dans votre culture et c’est une façon de se sentir mieux ». En tout cas, moi, ça m’a beaucoup servi.

Un arbre sans racine, il ne peut pas avoir de fruits. C’est vrai que, avoir des racines à l’heure actuelle, avoir une langue, pour l’équilibre psychique, c’est important.

Article et entretien réalisés par Stéphane Fougère
Photos : Sylvie Hamon (1999 à Paris)

(Article original publié dans 
ETHNOTEMPOS n°6 – juillet 2000)

 

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