Dennis REA – Views from Chicheng Precipice

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Dennis REA – Views from Chicheng Precipice
(Moonjune Records)

Méconnu dans nos contrées, le guitariste Dennis REA s’avère être une figure dominante de la scène musicale aventurière du nord-ouest de la côte Pacifique. Il s’est en effet impliqué dans plusieurs formations qui ont fait de l’innovation leur cheval de bataille, tel que MORAINE et IRON KIM STYLE (toutes deux signées par le label new-yorkais Moonjune Records), mais aussi EARTHSTAR (produit par Klaus SCHULZE), LAND (avec Jeff GREINKE), STACKPOLE ou encore TING BU DONG. On a pu de même entendre Dennis REA aux côtés de Trey GUNN, Hector ZAZOU (album Strong Currents) ou de Han BENNINK, parmi d’autres.

Avec Views from Chicheng Precipice, Moonjune Records nous révèle une facette plus personnelle de ce musicien. Apprécié pour son jeu de guitare nourri à l’art-rock, le jazz contemporain et l’improvisation, Dennis REA nous ouvre ici une autre partie de lui-même en révélant de manière plus proéminente sa passion pour les musiques traditionnelles d’Extrême-Orient, à savoir les musiques chinoises, japonaises, coréennes et vietnamiennes, toutes liées peu ou prou par des racines culturelles communes.

C’est ainsi au contact de systèmes de composition, de modes, de conceptions harmoniques, d’approches rythmiques et mélodiques fort distincts de ceux communément pratiqués en Occident que Dennis REA a élargi son vocabulaire sonore. En retour, il compte parmi les premiers Occidentaux à avoir initié le public chinois aux rudiments du jazz moderne, du rock avant-gardiste et de la musique expérimentale, une aventure qu’il a relatée dans son ouvrage Live at the Forbidden City: Musical Encounters in China and Taïwan, lequel vaut certainement le détour. 

Ces Views from a Chicheng Precipice, qui se veulent un hommage à ces musiques asiatiques, ont été enregistrées sur une période de deux ans avec des collaborateurs différents d’une pièce à l’autre, sans que cela ne nuise à l’unité de ton de l’ensemble. L’album est nourri d’idiomes et de couleurs  asiatiques bousculés par des conjugaisons résolument avant-gardistes qui évitent cependant – et c’est là le plus intéressant – de leur faire perdre leurs saveurs spécifiques. Loin de chercher à « imiter » ces musiques, Dennis REA en livre donc une lecture très personnelle qui soit adopte le cadre formel traditionnel, obligeant les musiciens à improviser dans une gamme précise et donc à réduire le recours aux conceptions harmoniques occidentales, soit qui pulvérise les  codes d’origine en faisant acte d’harmonisation, d’amplification, ou en se lançant dans l’improvisation libre, bruitiste, chromatique.

L’instrumentarium varie d’une pièce à l’autre mais dans chaque cas combine instruments électriques et acoustiques, occidentaux et orientaux. Cela nous vaut des combinaisons de timbres sinon inédites, du moins assez rares. La guitare électrique et la guitare à résonateur de Dennis REA sont déjà un enchantement pour l’oreille gourmande de sons de cordes atypiques, mais quand elles se mêlent à un violon, à un violoncelle ou à un trombone, les étiquettes stylistiques usuelles ne sont plus d’aucun recours. Et quand s’y ajoutent les charmes mystérieux d’un shakuhachi (flûte de bambou japonaise), d’un dan baù (luth monocorde vietnamien), d’une guimbarde naxi (chinoise), d’un koto (cithare sur table japonaise) et  de divers gongs et autres percussions, le spectre instrumental nous propulse dans des territoires immaculés où se parlent les dialectes les plus improbables.

C’est ainsi que le morceau éponyme à l’album, que l’on jurerait être une pièce traditionnelle mais qui est en fait une composition de Dennis REA présente trois thèmes à consonance chinoise (échelle pentatonique) les deux premiers étant joués par la guitare de REA, le violon d’Alicia ALLEN et le violoncelle de Ruth DAVIDSON, et le troisième faisant intervenir la batterie de Will DOWD, qui se livre à un complexe feu d’artifice rythmique.

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Kan Hai De Re Zi est pour sa part adapté d’une pièce taïwanaise que Dennis REA s’est permis d’harmoniser à la sauce « jazz de chambre » aux relents blues afro-américain. Tangabata – pièce maîtresse du disque, au moins de par sa durée – nous offre de beaux moments de suspension dominés par le trombone de Stuart DEMPSTER et la flûte basse, la flûte de bambou, la clarinette basse de James DEJOIE, la guitare de Dennis REA, et un final inattendu où le batteur Greg CAMPBELL explose de toutes parts tandis qu’est joué une mélodie chinoise de la dynastie Tang.

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Tiré d’un répertoire de musique rituelle taoïste, Bagua n’est pas non plus avare de passages sur corde raide mariant tension et envoûtement dans un environnement instrumental évoquant curieusement le Japon, avec le koto d’Elizabeth FALCONER, le shakuhachi (flûte de bambou) de John FALCONER et les percussions de Paul KIKUCHI, dont les frappes de tambour rappellent la musique du théâtre nô japonais ou même certaines musiques rituelles coréennes. Mais sans doute le sommet d’abstraction audacieuse est-il atteint avec Aviariations on « A Hundred Birds Serenade the Phoenix », dans lequel les couches de guitares et de kalimba de Dennis REA animent une « volière virtuelle » en compagnie de l’extraordinaire voix « volatile » de Caterina DE RE, dont le registre évoque en parallèle les travaux de Sainkho NAMTCHYLAK.

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Assurément, ces « vues sur le précipice de Chicheng » ne sont pas faites pour être contemplées par les allergiques au vertige musical, tant leurs reliefs sont escarpés. L' »Asiatitude » professée par Dennis REA n’a rien à voir avec les plus courantes fusions ethno-jazz. C’est un autre langage qui se parle ici, fondé sur une appropriation peu orthodoxe du matériau musical et des instruments traditionnels extrême-orientaux mais qui reste très respectueux de l’esprit de ces univers musicaux tout en gardant une identité occidentale avant-gardiste.

C’est en somme un brouillage de pistes de grande précision. Ce disque compte parmi les productions les plus audacieuses de Moonjune Records, l’une de celles qui relèvent du suicide commercial à court terme mais qui, sur le long, ouvrent en panoramique de plantureux horizons aux auditeurs soucieux de parfaire leur désinhibition intellectuelle et auditive.

Site: www.dennisrea.com  

Label: www.moonjune.com

Stéphane Fougère

(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°29 – novembre 2010)

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