EMBRYO – Auf Auf

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EMBRYO – Auf Auf
(Madlib Invazion)

De plus en plus rares sont les formations musicales dont le personnel reste inamovible au fil des ans. Surtout quand on en arrive à perdurer trente, quarante, cinquante ans, il y a bien un moment où au moins une partie des membres doit être renouvelée, le temps se chargeant au mieux de faire aspirer certains à voguer vers d’autres eaux, ou au pire à rendre d’autres dans l’incapacité de continuer à jouer, quand ce n’est pas leur disparition pure et simple qui oblige à procéder à des renouvellements. L’essentiel est qu’il y ait au moins deux membres fondateurs toujours de faction. Mais quand ces membres fondateurs en viennent eux aussi à devoir jeter l’éponge, ou qu’ils disparaissent, comment un groupe peut-il encore porter la flamme ? En général, sa carrière doit s’arrêter là, point. Il n’est point communément admis qu’un groupe puisse continuer à porter le même nom dès lors que son personnel a été renouvelé du sol au plafond. Mais si c’est là la volonté de son fondateur, désireux que l’aventure se poursuive par-delà son nom ? C’est ce qui est arrivé à GONG, par exemple. Et c’est un peu aussi ce qui est arrivé à EMBRYO, avec quelques nuances.

53 ans après sa fondation, ce groupe allemand, formé à l’origine par Christian BURCHARD avec Edgar HOFMANN, ne comprend plus aucun membre d’origine. Et pourtant, à l’écoute de son nouvel album, Auf Auf, on jurerait bien écouter le même EMBRYO qui a, dans les années 1970, écrit de somptueuses pages d’une musique ouverte au brassage des genres et des cultures, faisant de l’ « auberge espagnole » sa raison d’être et s’élaborant sur les routes des rencontres à travers les continents… EMBRYO fer de lance d’un certain jazz-rock psychédélique, EMBRYO engagé dans l’histoire du Krautrock au moins de par sa seule nationalité, EMBRYO pionnier de la fusion ethno-jazz… La richesse et la singularité de son parcours démontrent qu’il n’y a sans doute pas eu un seul EMBRYO mais plusieurs, et que, en dépit de ses multiples métamorphoses, EMBRYO reste EMBRYO et a toujours fait du EMBRYO.

Pourquoi cela changerait-il aujourd’hui, d’autant que le groupe est mené par Marja BURCHARD, la fille de Christian BURCHARD, lequel s’est éteint en janvier 2018, non sans avoir au préalable donné les clés de la boutique à sa fille, à qui il a transmis son goût et son sens de la musique. Pleinement immergée dans l’« art de vivre et de jouer » d’EMBRYO, Marja était plus que quiconque destinée à poursuivre l’aventure, ce qu’elle fait avec maestria depuis 2018, avec une formation comportant un noyau stable mais pas rigide et ouvert aux collaborations, l’idée étant toujours d’aller à la rencontre des autres, de les intégrer au moins pour un épisode à l’aventure EMBRYO pur générer et régénérer des voyages musicaux aux saveurs très marquées.

C’est ainsi que, depuis quelques années, Marja BURCHARD fait tourner la caravane EMBRYO avec l’indéfectible soutien du bassiste (mais pas que) Maasl MAIER, du batteur Jakob THUN, du souffleur Wolfli SCHLICK et du guitariste Jan WEISSENFELDT. Et selon les moments, les dates, les lieux, d’autres viennent les rejoindre temporairement. Car la famille EMBRYO est à la fois immense et très éclatée.

Puisqu’il est dans la nature d’EMBRYO de voyager ici et là, ses publications discographiques depuis plusieurs années sont en majorité des albums enregistrés live. Le dernier album studio,  It Do, date de 2016 et faisait office de marquage de transition entre le père et la fille BURCHARD. Depuis, on a eu droit à plusieurs albums live sortis en différents formats : Live (CD autoproduit) ; Live Behind the Green Door (LP et digital) ; Live in Kaschemme Basel 01.12.2018 (format exclusivement digital) ; Embryo Paradise : Live in Japan 2019 (somptueux double CD publié évidemment au Japon) et Rochuskapelle 13.12.2018 (digital et CD). Tous ces disques n’ont évidemment bénéficié d’aucune distribution internationale. Aussi, c’est avec stupéfaction que l’on découvre que Auf Auf est sorti sur un label indépendant de Los Angeles, et plutôt orienté hip-hop et qu’il est distribué aussi bien aux États-Unis qu’en Europe, et qu’on peut avec un peu de chance le trouver dans quelques bons magasins de disques en France ! Qui plus est, Auf Auf a été enregistré entre quatre murs, ce qui fait de lui le premier album studio d’EMBRYO depuis It Do, et le premier depuis que Marja a repris les rênes. C’est en soi un petit événement.

Il ne faudra pas longtemps à l’auditeur un tant soi peu averti et connaisseur pour se rendre compte que Auf Auf prolonge admirablement l’héritage ample et profus d’EMBRYO. C’est bien simple, on y retrouve tous les éléments qui ont forgé son identité à travers les décennies. Cela est dû bien sûr au fait que les musiciens sont multi-instrumentistes : à cet égard, il est admirable de voir combien Marja BURCHARD s’est emparée des mêmes instruments que jouait son père – orgue, Rhodes, synthétiseur, vibraphone, trombone, santour, batterie et percussions – et qu’elle en use avec une incroyable aisance en fonction des ambiances des morceaux. Maasl MAIER n’est pas en reste puisque, outre la basse, il s’ébroue aussi à la guitare, au saxophone, au synthé et au cümbüs (luth turc), tandis que Wolfli SCHLICK alterne flûte, saxophone ténor et saxophone soprano. Mais en plus du noyau dur, il y a un bon nombre d’invités.

C’est ainsi que l’on retrouve un compagnon de longue date d’EMBRYO, Roman BUNKA, qui pose en toute évidence ses suaves notes de oud sur Besh, une pièce jazzy aux fragrances moyen-orientales introduite par une beau décollage au piano et sertie d’une beau duo de soufflants (flûte de SCHLICK et trompette de Sasha LÜER).

Le vibraphone de Marja enlumine Yu Mala, lequel est honoré de la séduisante présence vocale de Mohcine RAMDAN, qui joue également du ghembri, conférant un parfum nord-africain à cette pièce qui s’épanouit dans une forme jazz-rock fusion typique du EMBRYO des années 1970, avec guitare planante, saxophone et piano électrique qui s’étalent avant un final en accéléré.

Suit le morceau éponyme à l’album, propulsé par une rythmique percussive, une ligne de basse bien hypnotique et des vents à l’unisson qui renvoie subrepticement des échos d’URBAN SAX, un complexe et tortueux solo de saxophone ténor (Johannes SCHLEIERMACHER) s’impose, puis la pièce s’accélère, s’affole, joue aux montagnes russes avant de se rasséréner un brin ; cuivres en avant et vibraphone installent alors un climat chaleureux que l’on croirait presque sorti d’un album de SOFT MACHINE. Bref, Auf Auf est une superbe pièce de jazz progressif là aussi bien dans la lignée de ce que faisait EMBRYO dans ses premières années.

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C’est l’appel de l’Orient qui caractérise Baran, dont la mélodie traditionnelle au rubab afghan (Abdul Sama HABIBI) et les frappes de tabla (Parvis AYAN) accrochent immédiatement l’oreille, le synthétiseur de Marja BURCHARD et la basse de Maasl MAIER ajoutant « la » touche psychédélique et cosmique nécessaires pour faire de cette courte pièce un hymne typiquement EMBRYO et qui, diffusé sur de bonnes ondes, pourrait capter un auditoire pas forcément connaisseur du groupe de par sa forme « world fusion ».

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Arrive alors la pièce de résistance du disque, Januar, qui s’étale sur plus d’un quart d’heure ! Introduite au cümbüs, elle évolue bien vite vers une forme de jazz fusion (tout Rhodes dehors !) aux teintes occasionnellement orientales, surtout quand Marja sort son santour aux notes ensorcelantes. Orgue, piano électrique et vents tirent la couverture vers un terrain là encore « soft-machinien », mais la pièce révèle d’autres virages et tournants au sein d’ambiances jazzy-psychédéliques puis planantes, dans lesquelles s’installe Marja avec son trombone réverbéré. Quelques baignades hypnotiques plus loin, et le morceau reprend sa course avec des incursions de flûte et d’orgue.

La dernière pièce, Alphorn Prayer, est sans doute la plus inattendue, délaissant les rivages ethno-jazz-fusion pour s’aventurer dans une veine plus minimaliste et expérimentale, avec présence d’un bourdon créé par un cor des Alpes et des lignes de flûte qui font momentanément croire à un « alap » indien, avant que de libres et dissonantes notes de vents n’envahissent délicatement mais fermement la place, et que l’artillerie soufflée du MÜNCHEN ALPHORN KOLLEKTIV impose un thème plus solennel, tandis que le sol s’effrite sous les frappes chavirées de GROXI, avant qu’un coup de cymbale ne fasse atterrir tout le monde sans prévenir !

C’est sur ce bien curieux et troublant tapis volant que s’achève le périple chamarré d’Auf Auf, qui s’impose infailliblement comme l’un des plus beaux albums d’EMBRYO. Non seulement on y retrouve plusieurs éléments caractéristiques de la signature du groupe, mais il revisite les différentes directions prises par le groupe avec une belle verve, une telle fraîcheur et un si haut degré d’inspiration qu’il échappe aux caprices du temps et des modes. Au passage, l’expression allemande « auf auf » peut se traduire par « Up, Up » en anglais, ou encore par « Keep on going », faisant ainsi écho à l’album de référence We Keep on, dans les traces duquel Auf Auf s’inscrit fièrement.

Toutes celles et tous ceux qui connaissent les œuvres fondatrices du son pluriel d’EMBRYO (d’Opal à Reise en passant par Steig Aus, Rocksession et j’en passe…) ne seront pas dépaysés avec Auf Auf, pas plus que ceux qui les ont suivis dans leurs excursions communautaires en Orient, en Asie et en Afrique durant les années 1980-90. Tout l’esprit « routard » d’EMBRYO est là, condensé dans ces 47 minutes denses et savoureuses, et il continue de rayonner en dépit des mises à l’arrêt du monde. Tant qu’il y aura des chemins pour connecter les peuples et les cultures, on peut compter sur EMBRYO pour les emprunter et pour les illuminer…

Stéphane Fougère

Site : https://www.facebook.com/embryo2000

Page : https://embryoband.bandcamp.com/

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