Érol JOSUÉ – Pelerinaj

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Érol JOSUÉ – Pelerinaj
(Geomuse)

Pelerinaj… Le titre pourrait convenir à une compilation retraçant le parcours discographique d’un chanteur. Mais celui qui nous occupe ici n’a réalisé en tout et pour tout que deux disques, en comptant celui-ci ! C’est un peu léger pour réaliser une anthologie ou un « best of ». C’est que, voyez-vous, Érol JOSUÉ a plusieurs casquettes : il est à la fois chanteur, comédien, danseur, conteur, chorégraphe, anthropologue, directeur Général du Bureau National d’Ethnologie… et « houngan », c’est-à-dire prêtre vaudou ! Et quand bien même il a, au cours de sa vie, quitté Haïti pour aller étudier en France ou vivre à New York et à Miami, Érol JOSUÉ est resté profondément attaché à la culture de son île natale, immergée dans le vaudou, et est considéré comme un « passeur des traditions haïtiennes ». Mais en tant qu’artiste, il n’est pas question pour lui d’exposer le vaudou à travers un folklore muséal. Entièrement nourri par les musiques de Haïti, Pelerinaj résonne aussi de plein de sons urbains transfrontaliers et convoque pléthore de musiciens issus d’univers musicaux très variés.

Relevant à la fois du carnet intime comme du guide de voyage à travers le panthéon des entités haïtiennes, Pelerinaj est le fuit d’un labeur qui a occupé Érol JOSUÉ depuis son précédent album, Régléman, dont la parution remonte à 2007. Tout a commencé l’année suivante, quand des producteurs belges ont souhaité réaliser un film sur Haïti en suivant les traces d’Érol JOSUÉ. N’habitant alors pas sur l’île, ce dernier y est retourné en plusieurs voyages. C’est donc bel et bien un pèlerinage qu’il a effectué, redécouvrant ainsi Haïti qu’il avait quitté en 1993.

Une autre inspiration, plus sombre, est à l’origine de cet album : le terrible séisme qui a ravagé l’île en 2010. Il fallait réagir, raconter, guérir aussi. Le pèlerinage qui se donne ici à écouter est donc multi-dimensionnel : il fait voyager tant dans les mémoires d’Érol JOSUÉ que dans l’environnement urbain de l’île, et bien sûr au sein du panthéon des entités vaudou. Plusieurs chansons sont des hommages ou des litanies à l’adresse des « loas », les esprits du vaudou (Gede Nibo, Rèn Sobo A, Chango, Palave Maria). Les ancêtres et les griots y sont bien entendu célébrés (Sigbo Lisa), de même que la fierté nationale (Pèlerinaj fla vodou, Kwi A).

D’autres chants évoquent le destin contrarié des Haïtiens. Sur Badji, qui ouvre le disque, un échantillon faisant entendre la cour du roi de Ouidah au Bénin nous renvoie aux origines de ces esclaves africains transportés sur Haïti au XVIe siècle par les Espagnols, puis par les Français au siècle suivant. Plus loin, Olisha Badji évoque le dernier combat pour l’Indépendance haïtienne en 1804, et Avelekete rend hommage aux victimes et aux survivants du séisme de 2010.

Et parce que le vaudou est pour Érol JOSUÉ une « piste de création et d’expression contemporaines », Pelerinaj se veut également terre hospitalière pour d’autres formes d’expressions musicales, sans jamais sacrifier quoi que ce soit de la culture haïtienne.

Si la génèse de Pelerinaj s’est étalée sur treize années, c’est parce qu’Érol JOSUÉ a tenu à donner à chacune de ses chansons une couleur et une saveur spécifiques. Les enregistrements ont donc été effectués dans divers studios en Haïti, au New Jersey, à Miami, à Paris et à Manhattan, et pour chaque prise ont été convoqués des musiciens différents. Pelerinaj prend ainsi la forme d’une mosaïque constituée d’éléments musicaux traditionnels et modernes, de sons acoustiques, électriques et électroniques, traversée d’influences afrobeat, électro-jazz, blues créole, house, et marquée par des polyrythmies et des chœurs.

Érol JOSUÉ a écrit toutes les paroles (en s’inspirant parfois de thèmes traditionnels), et a conçu les arrangements musicaux en binôme avec plusieurs personnalités, à commencer par le producteur américano-polonais Charles CZARNECKI, avec qui il signe quasiment la moitié des compositions, mais aussi le guitariste écossais Mark MULHOLLAND sur Badji et sur Kafou, le guitariste Dener CÉIDE sur Sim Goute W, le pianiste et violoniste Arthur SIMONINI sur Tchèbè tchèbè, le saxophoniste français Jacques SCHWARZ-BART sur Chango (Érol JOSUÉ avait collaboré à son album Jazz Racine Haiti de 2014), le bassiste Ben ZWERIN (THE REVELATIONS) sur Chango et sur Badji, Ronald CAUVIN sur Ati Sole et sur Je suis Grand Nèg, sans oublier Philippe COHEN-SOLAL (du GOTAN PROJECT) sur Erzulie.

Ce chant dédié à la déesse de l’amour et de la beauté est au demeurant littéralement transcendé par les participations d’Arthur SIMONINI aux piano et violon, Frank NELSON à la basse, et par la guitare électrique aigre et dissonante juste ce qu’il faut du défricheur Jean-François PAUVROS, lequel avait déjà collaboré au précédent album de JOSUÉ, Régléman. La touche haïtienne est signifiée par les percussions de Claude SATURNE – un compatriote d’Érol JOSUÉ – et de Jorge BEZERRA, un voisin brésilien versé dans le candomblé qui a notamment joué dans le Joe ZAWINUM SYNDICATE.

L’ancrage vaudou est de même affirmé dans bon nombre de chansons – notamment dans la première moitié de l’album – par la présence de plusieurs chorales féminines haïtiennes. Et Érol JOSUÉ a tenu à fermer son album sur un « bonus track » en forme d’enregistrement de terrain nous plongeant sans filet dans une cérémonie vaudou où se mêlent le sacré, le profane et le festif.

Si l’éclectisme stylistique revendiqué peut de prime abord déconcerter, on se laisse au fil des écoutes séduire et emporter par cette fresque de 18 morceaux (pour un total de 70 minutes) qui rend compte d’un prisme émotionnel très étendu exprimant larmes, effusions, colère, mélancolie et méditation.

Pelerinaj est une œuvre aussi profuse qu’effervescente, et Érol JOSUÉ s’y révèle dans toutes ses identités : le passeur ethnologue et l’artiste voyageur y combinent leurs visions sans jamais verser dans l’antagonisme. À l’heure où la première république noire est déchirée par une crise économique et sociale, décimée par des guerres de gangs (dont la propriété d’Érol JOSUÉ a elle-même fait les frais) et ravagée par un nouveau séisme en mai 2021, il est plus que temps de plonger à corps et à esprits perdus dans l’expédition musicale proposée par Pelerinaj, qui montre un visage bien plus positif et enrichissant de la culture haïtienne. Cultivant plusieurs déclinaisons de la transe tout en apportant des éléments de connaissance, Pelerinaj relève autant de l’exorcisme que de la catharsis.

Stéphane Fougère

Page : https://geomuse.fr/artist/erol/

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