Espagne : Fernanda & Bernarda de Utrera – Cante Flamenco

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Espagne : Fernanda & Bernarda de Utrera – Cante Flamenco
(OCORA Radio France / Outhere)

Les deux chanteuses mises en exergue dans cette production discographique comptent parmi les plus grandes figures de la scène musicale traditionnelle de Basse-Andalousie, berceau du « cante flamenco » (chant flamenco), dont elles maîtrisent les formes majeures. Nées à Utrera (commune espagnole de la province de Séville), Fernanda (1923 – 2006) et Bernarda (1927 – 2009) JIMÉNEZ PEÑA ont partagé les scènes et les enregistrements pendant une cinquantaine d’années. Leur carrière commune a en effet démarré en 1957 avec l’enregistrement de leur premier album à Séville avec Antonio MAIRENA, et a été honorée de la Médaille d’or du mérite en 2004. Le disque qui nous occupe ici est paru à l’origine en 1987 sous forme d’un double album en formats vinyle et CD ; il est dorénavant réédité dans un élégant format digipack, avec une photo de pochette différente de l’édition originale.

Le premier disque contient des sélections de deux concerts captés en juin 1984, le second un enregistrement en studio. Outre « l’authenticité » stylistique qu’ils portent haut, ces enregistrements publiés sur OCORA témoignent de l’alchimie entre ces deux « cantaorès » (chanteuses) dont la « raucité » vocale va de pair avec un sens dramaturgique dans l’expression de sentiments intenses qui fait tout le sel du chant flamenco.

Forme d’expression artistique issu des provinces les plus méridionales de Basse-Andalousie, le « cante flamenco » serait né de la juxtaposition de différents styles du folklore andalou. L’Andalousie ayant de plus accueillie la culture arabe pendant huit siècles, on peut difficilement ne pas penser que les mélismes du chant flamenco contiennent quelques traces de musiques maghrébines et orientales, sans parler de l’imprégnation des chants de la minorité juive du Sud espagnol. Le terme « flamenco » n’est cependant apparu qu’à une époque où la culture arabe n’avait guère plus d’influence, soit au XIXe siècle. Son origine et son étymologie ont donné lieu à plusieurs théories. L’une d’entre elles suggère que le terme était utilisé de manière péjorative par les Andalous pour désigner les Gitans (les « flamencos »). Ces derniers ont en effet débarqué en Basse-Andalousie au XVe siècle, se sont appropriés les formes musicales autochtones qu’ils ont réinterprété selon des caractéristiques qui leur étaient propres et qu’ils ont développé au point de donner au flamenco sa structure définitive.

Quoi qu’il en soit des controverses quant à ses origines, le flamenco, sevré d’influences arabes, juives et gitanes, semble être apparu subitement au XIXe siècle avec tous les « palos » (styles de chant) qui le caractérisent actuellement. Sa conservation, sa transmission et son perfectionnement à travers les décennies ont été assurées au sein des « casas » (maison) gitanes andalouses devenues de véritables écoles de chant. Héritières de la dynastie flamenca fondée à Utrera au début du XXe siècle par le légendaire PININI, créateur de ces formes personnelles de chant flamenco nommées « cantiňas del Pinini » (inspirées par le style de chant de Cadix), Fernanda et Bernarda ont chacune un style aussi distinct que complémentaire.

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La première est spécialisée dans le « cante por soleá », dont il existe plusieurs formes regroupées en familles selon les thèmes mélodiques. Fernanda a hérité de l’une des plus grandes traditions historiques de ce chant, dans sa variante d’Utrera, mais a su également se ménager des espaces de créativité. Dépourvue de facultés virtuoses, Fernanda poussait aux extrêmes sa concentration psychique, puisait dans ses insatisfactions, ses inquiétudes et ses désordres pour cultiver une voix sanglotante, brisée et viscérale, alternait gémissements, halètements et silences et soulignait son chant d’une gestuelle éloquente. Elle sacrifiait volontiers les ornements au profit d’un impact émotionnel plus radical, comme en témoigne sa performance soliste de « soleares » au début de chaque CD.

Cadette de Fernanda, Bernarda maîtrise également un répertoire « court », c’est-à-dire comprenant un nombre restreint de styles de chant. Elle excelle dans les « bulerías » un style de cante flamenco festif et joyeux, souvent considéré comme un genre mineur parce plus léger, mais qui s’avère d’une grande difficulté du fait de leur rythme vif accompagné de « palmas » (claquements de mains) et de la précision extrême de leurs « compás » (structures rythmiques). Ayant développé des qualités toutes personnelles, Bernarda compte parmi ces artistes flamenca que l’on n’apprécie pas seulement pour la maîtrise d’interprétation d’un style, mais aussi pour avoir su exprimer un univers bien à elle, une dimension vocale intime habitée de mythes populaires.

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Ce sont du reste les bulerías qui prévalent le long de ces deux disques, Bernarda et Fernanda se livrant à diférentes interprétations aussi rigoureuses que créatives qui attestent de la capacité de ce style de chant à exploiter divers terrains musicaux. Mais lors de leur récital sur scène et de leur captation en studio, les deux sœurs, qui alternent soli et duos, ne négligent pas non plus d’autres styles de chant, comme les « fandangos » (au rythme en 3/4 ou 6/8), les « siguiriyas » (chants libres à douze temps), les « tangos » (à ne pas confondre avec les tangos argentins), mais aussi une « bulerías por Soleá » dont l’extrême précision rythmique en fait une forme de plus en plus rarement investie, et, tant qu’à faire, une « cantiňas del Pinini » initiée par leur grand-père !

Sur ces deux enregistrements live et studio, les deux sœurs de Utrera sont accompagnés par le guitariste Paco del GASTOR, neveu de Diego del GASTOR, connu pour avoir créé une technique guitaristique complexe mais singulièrement expressive que Paco expose dans des « falsettas » (phrasés mélodiques improvisés et ornementés exécutés lors des intervalles instrumentaux entre deux strophes de chant). Les « jaléos » (interjections et exclamations expressives d’enthousiasme et d’encouragement destinés aux artistes) sont assurés par Inès et Luis, qui ne sont autres que les neveux de Fernanda et Bernarda, dont ils connaissent impeccablement les techniques vocales.

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Que ce soit face à un public (CD 1) ou dans l’isolement d’un studio (CD 2), Fernanda et Bernarda de Utrera exposent non seulement un important héritage traditionnel de haute volée, mais font également montre d’une audacieuse puissance expressive dont la teneur émotionnelle se livre dans une forme rude et dépouillée mais qui sait parler même aux esprits candides en matière de flamenco. Il y a dans leurs chants et dans leurs voix un élan vital qui combine le tragique avec le sublime et qui s’avère éminemment libérateur.

Stéphane Fougère

Label : https://www.radiofrance.com/les-editions/disque/espagne-fernanda-et-bernarda-de-utrera-cante-flamenco

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