HENRY COW – Concerts

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HENRY COW – Concerts
(ReR Megacorp/Orkhêstra)

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La publication d’un album live est souvent, pour un groupe, une façon de tourner la page d’une époque. Pour HENRY COW, le double 33 Tours Concerts, paru en 1976, fut l’opportunité de couvrir son répertoire scénique relatif à la période de la « trilogie des chaussettes », principalement celle des années qui ont vu l’enregistrement et la parution des albums Desperate Straights et In Praise of Learning, conçus avec les membres de SLAPP HAPPY.

Côté coulisses-business, Concerts est aussi le premier disque du groupe à ne pas avoir été produit par le label Virgin, lequel, lassé de l’extrémisme et de l’incorruptibilité musicale et idéologique de HENRY COW, souhaitait s’en débarrasser. La proposition d’un jeune label underground norvégien, Compendium, de produire un disque live du groupe, n’a pu que plaire à Virgin, qui, du coup, n’avait plus à débourser quoi que ce soit pour un groupe qui ne lui rapportait pas (contrairement à Mike OLDFIELD). De son côté, HENRY COW avait pris ses distances avec le réseau organisateur de tournées de Virgin et organisait lui-même ses propres tournées. Concerts annonce ainsi la fin de la dépendance de HENRY COW vis-à-vis du système marchand et de ses acteurs, et préfigure la (longue ?) marche du groupe vers l’indépendance, l’autoproduction, les réseaux associatifs, communautaires… tout un champ de friche dont l’exploitation allait donner naissance au mouvement Rock in Opposition.

Pour l’heure, nous ne sommes qu’en 1976, et Concerts s’érige comme une pièce de choix monumentale de par son format, sa durée, et la densité et l’amplitude des propositions esthétiques de son contenu. On se souvient qu’avec Unrest HENRY COW avait mis sur un pied d’égalité (c’est-à-dire sur chacune des faces du disque) son goût pour la composition sophistiquée et tortueuse et son penchant pour la « composition spontanée », soit l’improvisation azymutée. Il récidive ici en format panoramique (le double album), proposant sur le premier disque des versions live de certaines de ses compositions les plus marquantes (plus quelques surprises) et sur le second disque des captations en public de ses improvisations qui pouvaient parfois atteindre des durées dantesques, le tout ayant été enregistré lors des concerts du groupe en Angleterre, en Italie, aux Pays-Bas et en Norvège entre l’automne 1974 et l’automne 1975.

C’est par une session pour la BBC d’août 1975 que s’ouvrait le double vinyle d’origine, laquelle contenait un medley alors souvent joué à l’époque sur scène, contenant Beautiful as the Moon/Terrible as an Army with Banners, imposant la voix souveraine de Dagmar KRAUSE, enchaîné à une reprise de Nirvana for Mice – le basson de Lindsay COOPER remplaçant les cuivres de Geoff LEIGH –, puis à un morceau écrit par CUTLER et FRITH resté jusqu’alors inédit sur disque, Ottawa Song, suivi d’une reprise de Gloria Goom – un morceau écrit par Robert WYATT et enregistré à l’origine pour le Little Red Record de MATCHING MOLE – puis retour au final de Beautiful as the Moon… Même en étant réfractaire au concept même du medley, il faut reconnaître que celui-ci illustre tout ce qu’il faut savoir de l’aspect « musique de chambre avant-gardiste » de HENRY COW, servi par une prise de son impeccable et exemplaire (les autres bandes live sont hélas de qualité sonore inférieure, bien qu’honorable). Et ce n’est qu’une mise en bouche !

La face B contenait deux morceaux enchaînés issus de l’un des trois concerts données par HENRY COW avec la participation de Robert WYATT : c’est d’abord une version acoustique et à deux voix + piano (John GREAVES, somptueux) de la chanson « slapphappyenne » Bad Alchemy, rendue plus efficace encore que sa version studio par le contraste entre le chant vindicatif de Dagmar KRAUSE et la voix plus veloutée de WYATT (amusant de les entendre chanter ensemble « Am I Hermaphrodite ? ») ; puis plongée sans prévenir dans une version enflammée et roborative de Little Red Riding Hood Hit the Road, avec l’entêtant chant « scatté » de WYATT. Pour clore cette face, il y avait une version étendue et dynamitée de Ruins (d’octobre 1975) vraisemblablement la pièce de HENRY COW la plus jouée sur scène.

La face 3 était entièrement couverte par une improvisation jouée à Oslo en juillet 1975 et qui atteignait les 29 minutes ! Graver une telle pièce sur une face de vinyle n’était guère courant à l’époque (sauf en musique classique et contemporaine, cf. STOCKHAUSEN par exemple), mais il eut été dommage de « l’éditer », tant cette improvisation couvre un champ énorme en matière d’ambiances et de de timbres, les musiciens jouant sur différents instruments (Chris CUTLER au piano (si, si !), Lindsay COOPER à la flûte, Fred FRITH aux guitares violon et xylophone…) et osant toutes les possibilités sonores. C’est évidemment le genre de moment musical qui ne se livre pas en une seule écoute, mais il garde encore aujourd’hui une force intacte.

Enfin, sur la face 4 se trouvaient deux improvisations extraites du concert à Groningen en octobre 1974, où le groupe, alors privé de Lindsay COOPER, jouait en quintet. De fait, Groningen et Groningen again ont un aspect plus rugueux et acide que Oslo, la seconde faisant même penser au début aux improvi­sations de KING CRIMSON. On notera aussi que Groningen contient les premières mesu­res de ce qui deviendra peu après l’imposante composition de Tim HODGKINSON Living in the Heart of the Beast (sur l’album In Praise of Learning). Entre les deux Groningen avait été incluse une improvisation (Udine) tirée du même concert italien que la version de Ruins sur la face B.

Deux disques, deux orientations musicales différentes, voire opposées mais illustrant finalement la même exigence idéologique, le même appel à l’éveil des consciences. Certains trouveront le disque d’improvisations inécoutable, d’autres trouveront le disque de compositions désuet à souhait… Au fond, il n’y a que les oeillères intellectuelles des uns et des autres pour alimenter des polémiques vaines et intempestives, car, dans une direction comme dans une autre, HENRY COW a ouvert des portes salutaires et a fait preuve du même désir d’innover, de créer, faisant de l’acte musical un choix politique. Bienvenue dans le monde des musiques « autres »…

Lors de sa première réédition CD (sur East Side Digital en 1995), ce disque avait vu son contenu légèrement chahuté par rapport à la version vinyle, du fait de l’inclusion sur le CD2 des pièces incluses originairement sur toute une face du double album Greasy Truckers Live at Dingwalls (1974), une compilation des groupes ayant participé au festival du même nom. (Outre HENRY COW, on y trouvait GONG, CAMEL et GLOBAL VILLAGE TRUCKING Co. Pour l’anecdote, HENRY COW n’avait pu jouer à ce festival du fait de problèmes techniques et d’horaire tardif, aussi avait-il été convié à enregistrer sa face live en studio ! Le groupe en a ainsi profité pour se livrer à une série d’improvisations dont l’enregistrement en huit clos, avec les possibilités techniques offertes par le studio, leur confère un cachet un tant soi peu différent des improvisations de concert.) De plus, le livret de cette réédition contenait une interview d’époque réalisée pour un fanzine suédois et des extraits d’un journal de bord qui en dit long sur les conditions de la « vie sur les routes »…

La nouvelle réédition conçue par ReR est en tous points identique à celle d’ESD, ce qui est plutôt une bonne nouvelle. (Comprenez par là que contrairement aux rééditions ReR des trois premiers albums de HENRY COW qui avaient supprimé les bonus des versions ESD, celle-ci a conservé la face bonus de Greasy Truckers.). Les seules différences résident dans le repackaging et la remastérisation opérée par Bob DRAKE (quel bonheur de réécouter Oslo dans toute son amplitude dynamique, quelque peu étouffée dans la version vinyle !). On remarquera également que le medley de la session BBC et Oslo ont été découpés en plusieurs segments, de manière à fixer des repères pour faciliter la circulation auditive.

Quand bien même Concerts n’est peut-être pas le disque idéal pour une première approche de HENRY COW (à moins d’être un auditeur aguerri), il figure aux premières places du panthéon des « musiques différentes » et son attrait ne fait que s’accroître au fil des écoutes. Il fallait donc saluer cette bienheureuse réédition (la dernière de la discographie officielle du groupe) ; en attendant que soit mis un jour à disposition un « Concerts Volume 2 » qui couvrirait l’époque 1976-78 (soit la période pré-Western Culture), elle aussi riche en surprises. Ce ne sont pas les enregistrements qui manquent…

Site label : www.rermegacorp.com

Stéphane Fougère

(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°21 – janvier 2007)

 

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