Indonésie – Bali : Hommage à Wayan LOTRING

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Indonésie – Bali : Hommage à Wayan LOTRING
(OCORA Radio France)

Les musiques des gamelans indonésiens occupent une place non négligeable dans la sphère des musiques du monde. Les sons cristallins de leurs métallophones, leurs enchevêtrements mélodiques et leur complexité rythmique ont séduit différents publics, de l’esthète féru de musique classique au fan de rock. Mais bien malin qui pourrait citer un compositeur de ces musiques pour gamelan ! Il est de coutume de percevoir ces musiques comme anonymes ou de les créditer par le seul terme « traditionnel », d’autant que le gamelan est un orchestre fonctionnant comme un « clavier éclaté » dans lequel chaque musicien a un rôle précis à jouer et doit s’y tenir. Toutefois, il est parmi les fins connaisseurs de ces musiques de gamelan un nom de compositeur qui est souvent répandu, celui de I Wayan LOTRING.

Si son nom ne circule guère dans les dictionnaires occidentaux des compositeurs du XXe siècle, il est en revanche sur les lèvres de tout musicien de l’île de Bali. C’est bien simple : pour eux, LOTRING est synonyme de « musique balinaise » ! C’est dire si le personnage est un véritable mythe sur « l’île des dieux ». Mais son art a rayonné aussi dans d’autres pays asiatiques (Ceylan, Siam, Inde, Japon….) au point de faire de lui « le plus grand musicien de l’Extrême-Orient » (sic). Vous n’en avez pas entendu parler ? On mettra cela sur le compte du décalage horaire et de la distance géographique et, surtout, sur le compte d’un certain ethnocentrisme culturel…

LOTRING serait peut-être resté parfaitement inconnu en Occident si le compositeur canadien Colin McPHEE – le premier à avoir réalisé une étude ethnomusicologique de la musique balinaise, entraînant dans son sillage les Benjamin BRITTEN et autres Lou HARRISON – n’avait pas relaté sa rencontre, dans les années 1930, avec ce compositeur balinais dans son ouvrage séminal A House in Bali, publié en 1947. Cet ouvrage n’a du reste toujours pas été traduit en français, ceci pouvant expliquer cela…

Fort heureusement, pour en savoir plus sur LOTRING et sa place dans la musique balinaise, il y a ce double album, publié à l’origine en 1974 par CBS dans la collection Musiques et Traditions du monde. Il contient en effet les derniers enregistrements de LOTRING, faits deux ans auparavant à la demande de l’ethnomusicologue Jacques BRUNET, éminent spécialiste de ces musiques.

La vie de Wayan LOTRING, né en 1898 à Kuta (jadis un petit village de pêcheurs du Sud de Bali), se confond avec l’histoire de Bali et l’évolution de la musique balinaise au XXe siècle. Cet ancien danseur de cour, dont la réputation avait déjà dépassé les frontières de sa province alors qu’il n’avait que neuf ans, s’est mis très tôt à composer pour le « gender wayan » (musique du théâtre d’ombres) et s’est bien vite distingué en se faisant fabriquer ce qui est devenu le plus beau gamelan de Bali, le gamelan « Semar Pegulingan », réputé pour la cristallinité de son métal, lequel provenait d’un ancien gamelan de cour javanais, dont les origines remonteraient au XVe siècle… On mesure déjà à quel point l’art de LOTRING est connecté à un monde qui n’existe plus que dans les rêves, les contes…

À l’actif de LOTRING, il faut aussi ajouter la musique du fameux « Legong kraton », un genre de danse représentant le ballet céleste de nymphes divines qui passe pour être la quintessence de la grâce féminine, et que n’importe quel touriste à Bali doué d’oreilles a forcément dû entendre et voir lors de ses pérégrinations dans l’île, tant cette danse est devenue célèbre.

Outre une bonne trentaine de compositions pour le legong kraton et sans doute autant pour le gender wayang du théâtre d’ombres, LOTRING a aussi composé pour le rituel du « Barong » et a également créé le « Gambangan », en se fondant sur une rythmique inspirée par une ancienne musique sacrée. Tout ce répertoire, LOTRING l’a conçu dans le premier quart du XXe siècle. Ses musiques, qui prennent appui sur d’anciennes formes musicales, évoquent donc cette époque elle-même révolue.

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Car la musique à Bali a subi une accélération sans précédent à partir des années 1920 avec l’apparition d’un nouveau genre de gamelan qui a englobé quasiment tous ceux déjà existants, le fameux « gong Kebyar », au son plus puissant et dynamique, accompagnant des danses toujours plus vivaces et colorées sur des rythmes encore plus rapides et virtuoses. Et quand le tourisme de masse a commencé à se répandre à Bali dans les années 1940, c’est évidemment ce style qui a été plébiscité.

Face au spectaculaire Kebyar, l’orchestre de chambre subtil et nuancé que représente le gamelan Semar Pegulingan n’a pas pu lutter bien longtemps, en dépit des expériences tentées par LOTRING de combiner l’ancien et le nouveau style en travaillant avec le créateur du Kebyar, Gédé MANIK, et le danseur I MARIO, qui a créé des chorégraphies pour le Kebyar. Las. LOTRING a fini par passer pour un « has been », et lui-même ne s’est pas senti très concerné par ces rythmes modernes « sans âme » (sic) trop éloignés de ses propres sources d’inspiration. Il s’est alors replié sur l’enseignement, avant de tomber malade et de se faire oublier de tous, et a fini par s’éteindre en 1983.

Dans les copieuses notes de livret qui accompagnent ce double CD, Jacques BRUNET raconte avec émotion ses rencontres avec Wayan LOTRING à partir de 1970. L’artiste avait abandonné la musique depuis longtemps, ne cessait de répéter qu’il était trop vieux, mais a consenti à réactiver son gamelan et a convoqué tous ses musiciens de la « grande époque », afin que sa musique puisse être enregistrée par l’ethnomusicologue passionné, et que l’humanité puisse en conserver quelques traces.

Certes, une firme allemande avait déjà enregistré LOTRING en 1928, et une douzaine de ses compositions avait été gravée sur des 78 tours, devenus évidemment introuvables et injouables. Mais compte tenu des limitations de durée de ces disques 78 tours, les compositions de LOTRING ne pouvaient pas être restituées dans leur intégralité. En 1972, avec les avancées technologiques, c’était désormais possible ! Des trois minutes réglementaires que pouvaient contenir ces 78 tours, certaines compositions voient leur durée doublée, voire triplée dans les enregistrements que Jacques BRUNET a réalisés en 1972.

Il est donc désormais loisible à l’amateur de musique balinaise, et de celle de LOTRING en particulier, de comparer les enregistrements de 1928, exhumés et publiés en CD par le label World Arbiter sur le Volume III de sa série Bali 1928, avec ceux de 1972 inclus dans cette publication d’OCORA (plusieurs compositions sont communes aux deux disques, comme Gambangan, Sisyan, Solo, Sekar Ginotan). Il pourra ainsi constater que, malgré le passage et l’usure du temps, LOTRING et ses musiciens n’ont rien perdu de leur sens musical en 1972, l’artiste balinais s’étant investi à fond pour que ces enregistrements soient les plus parfaits possibles.

Le premier CD de ce double album contient les pièces les plus emblématiques de l’art de LOTRING, tel Liar Samas, dont l’immense complexité rythmique n’a d’égale que le foisonnement des ornementations ; Gambangan, avec ses syncopes pétillantes et son ostinato envoûtant, ou encore Pelayon, « la plus raffinée et la plus élégante » (sic), selon son auteur. Toutes ces pièces font entendre des timbres de métallophones et de gongs d’une pureté et d’une délicatesse poignantes et enveloppantes, soutenus par les frappes subtiles et nuancées du maître de cérémonie sur le tambour « kendang ».

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Le second CD nous régale également par sa pièce de résistance, le célèbre Legong Kraton, dont la version, segmentée en trois parties, dépasse la demi-heure. Il existe certes de nombreux CD de musique balinaise contenant ce Legong Kraton, mais bien souvent dans des versions remodelées qui privilégient la virtuosité et la rapidité. Celle de LOTRING est d’une autre nature, misant sur la lenteur et les respirations pour valoriser le relief des phrases mélodiques. Le CD s’achève sur quelques pièces que LOTRING a écrites pour le théâtre d’ombres (Gender Wayang), sur lesquelles il troque son tambour contre un « gender » (métallophone avec résonateurs en bambou).

Le double album vinyle original de CBS contenait dix morceaux. Sa première réédition en support CD sur OCORA en 1989 avait ajouté quatre pièces supplémentaires qui n’avaient pu trouver place sur le support vinyle (Solo, Jobog, Tunjang et Merak Ngélo). La présente réédition reproduit bien évidemment cette version « augmentée » mais se présente cette fois sous la forme d’un élégant digipack avec un livret bilingue de 32 pages. Il est toutefois regrettable de ne pas y retrouver toutes les photos que l’on pouvait trouver sur le double vinyle, dans lesquelles on pouvait voir LOTRING en pleine action, jouant du kendang et du gender, soutenant ses musiciens avec son étonnante gestuelle héritée de son goût pour les danses anciennes. (Il existe du reste des vidéos de 1972 où l’on voit LOTRING jouer et danser ; ça doit se trouver quelque part sur le Net…)

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C’est au total plus de deux heures de musique que donne à écouter ce double album, dont les enregistrements, bien que réalisés au couchant de l’existence de LOTRING, sont assurément providentiels autant qu’indispensables. Ils attestent que la musique de gamelan balinaise ne se réduit pas au style kebyar, si sensationnel et percutant soit-il. Le gamelan Pelégongan de LOTRING offre un autre regard musical, plus doux et limpide, inspiré de la contemplation de la nature (ce qui n’empêche pas les moments plus énergiques). À travers sa musique, Wayan LOTRING s’est évertué à faire entendre la « voix des dieux » et « des esprits », selon ses propres dires. Puisse-t-il rester aujourd’hui des oreilles aptes à les écouter…

Stéphane Fougère

Page label : https://www.radiofrance.com/les-editions/musique/indonesie-bali-hommage-wayan-lotring

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