John CALE – Honi Soit

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John CALE – Honi Soit
(Music on CD – Universal Music)

Le 9 mars 1981, paraissait sur A&M Records cet album studio de John CALE qui est une pure merveille de rock mélodique et intense. Avec une formation de musiciens expérimentés (le guitariste Sturgis NIKIDES, le bassiste Peter MUNY, le batteur Robert  MEDICI et le claviériste Jim GOODWIN), John CALE livre des chansons très rock, magnifiques : du grand CALE dans toute sa splendeur et sa folie. Pendant longtemps, il était introuvable en CD. Il est de nouveau disponible depuis cette année. Il est dommage cependant  que cette réédition toute simple ne contienne ni un livret détaillé, ni les paroles (qui sont  pour la plupart sur le 33 t.) ; et elle n’est même pas agrémentée de quelques bonus.

À la fin de l’année 1980,  John CALE commence à travailler sur cet album dans les studios de CBS (où fut également enregistré Church of Anthrax). Déjà à cette époque, il jouait en live de futures chansons qui allaient figurer sur Honi Soit : Dead or Alive et Magic and Lies (le concert à l’Emerald City Club, New Jersey). Pour cette fois, il souhaite ne pas produire l’album lui-même, et il choisit Mike THORNE qui a travaillé avec des groupes comme WIRE, SOFT CELL. Ce dernier allait être très précieux pour John dans cette tâche longue et fastidieuse ; CALE étant un perfectionniste hyper-actif l’appelant parfois à des heures impossibles. THORNE va l’aider à peaufiner et à finaliser les compositions de Honi Soit.

Sabotage/Live, le précédent disque, reçut de bonnes critiques, mais il se vendit assez mal. Le but de CALE était donc de faire des chansons plus accessibles, mais surtout sans en dénaturer leur nature et sans trahir sa démarche artistique. L’enregistrement va durer quinze jours et le travail de mixage se fera pendant quatre semaines à Media Sound, sur la 57e rue, le studio de Harvey GOLDBERG, ingénieur du son et bras droit de THORNE. GOLDBERG fit de l’excellent travail, notamment en réglant les problèmes d’acoustique causées par la batterie inadaptée dans un endroit conçu à l’origine pour de la musique classique et symphonique.

Les studios de CBS se trouvaient dans un bâtiment qui était une église désaffectée avec une voûte de plus de vingt mètres et une nef dont l’avantage était de proposer une réverbération incroyable. Pour capter au mieux cette fabuleuse résonance, THORNE a eu l’ingénieuse idée de placer des micros à six mètres au dessus de la batterie et des pianos à queue (qui ont été utilisés par le grand Glenn GOULD). Honi Soit marque la fin d’une époque pour ces studios. En effet, il fait partie des derniers disques réalisés dans ces lieux qui seront par la suite démolis pour la construction d’un parking.

Les parties instrumentales ont été enregistrées telles quelles au studio. CALE improvisait beaucoup, apportant ces textes et poèmes, jouant avec les mots: c’est de cette manière qu’ont été créées des chansons comme Strange Times in Casablanca, Honi Soit (La première leçon de français) et Wilson Joliet (celle-ci est devenue une véritable chanson au moment du mixage. Wilson Joliet est construit sur un tempo compliqué en 11/8, surtout pour le guitariste qui avait besoin de l’aide du batteur pour lui signaler le changement d’accord). CALE était souvent assis au piano, trouvant ses textes en lisant le journal The Guardian.

Cet album traite des sujets qui préoccupaient CALE : la guerre, les relations internationales et leurs conséquences sur les populations. Si la chanson d’ouverture, Dead or Alive (avec cette étonnante trompette guillerette), et le dernier titre, Magic & Lies, traitent de la cruauté de la vie, de la souffrance qui touchent les gens (surtout des femmes victimes des hommes, mais aussi des perdants, des hommes usés par la vie, aussi bien des jeunes que des vieillards), le reste de l’album aborde les malheurs causés par les états, les grandes puissances, les systèmes politiques et la guerre.

Sur Strange Times in Casablanca, avec ses effets sonores tourbillonnants, CALE dénonce les agissements de la Maison Blanche, dont le porte parole mentionne des événements dont les politiques se sont désintéressés : « We’ve turned our back on it once before ». L’allusion au Vietnam est aussi très claire ici.

Sur Fighter Pilot, ce pilote de chasse de la seconde guerre mondiale, père de famille, symbolise l’importance de la guerre dans son pays ; il est considéré comme un héros mais aussi comme un « terrible man ». Mais il a échoué : « You’re losing the war again…You’re making a big mistake and setting a bad example ».  Le sort de cet homme est prévisible ; la mort est sa destinée : « Bandits here bandits there angels at ten o’clock. You’re going down. Fighter Pilot You’re never coming in to land ». Sur ce morceau, notons la présence dans les chœurs d’un groupe punk féminin, THE BOMBERETTES (ou les MO-DETTES-1979-1982).

Wilson Joliet est sans doute l’un des plus beaux morceaux écrits par John CALE ; les quatre minutes résument bien l’univers du Gallois : la beauté de sa voix par moment hystérique (« We are shuffled like a pack of cards… »), renforçant le côté claustrophobique du morceau, la mélodie et la musique dominées par les guitares sublimes, cristallines, la batterie hypnotique et aussi ces drôles de sons de percussions (en fait, il s’agit du bruit d’un marteau utilisé par CALE dans le studio ). Le texte parle de deux vétérans devenus des parias dans le pays où ils se sont battus. Ces hommes se retrouvent dans « un monde sans rime ni raison », semblable à celui qu’ils ont fui.

Lorsque CALE dit « Below Bataan », nous comprenons qu’il s’agit de survivants de la Marche de la mort de Bataan (avril-mai 1942) où plus de 70 000 prisonniers philippins et américains ont dû faire une marche forcée de 100 km pour rejoindre les camps d’internement. Le nombre de morts est estimé entre 6 000 et 10 000, voire même dans les 20 000 pour certains, victimes de la maladie, de la fatigue, ou assassinés par les soldats japonais. N’oublions jamais Bataan, l’un des pires crimes de guerre de la seconde guerre mondiale que nous devons aux Japonais.

Ces personnages sont traumatisés ; la vie est devenue pour eux un fardeau, ne pouvant pas se débarrasser de leurs souvenirs (« le souvenir des mères ayant perdu leur fils, d’une existence sans signification »). Arrive enfin le final très aérien, appelant à la délivrance, où John CALE est terrifiant lorsqu’il entame ce fameux compte à rebours quasi-apocalyptique.

La reprise d’un morceau traditionnel datant de la fin du XIXe siècle, Streets of Laredo, ici raccourci et ré-arrangé, atteint un haut niveau de perfection et de mélancolie. Il s’agit d’une marche funèbre où l’on pleure la disparition d’un homme, vétéran du Vietnam, qui a tué lui aussi, proposant un final où l’alto se mêle avec une grande tristesse aux sons de cloches et aux bruits du marteau frappé contre un radiateur.

Le titre éponyme avec sa musique joyeusement rock voit CALE parler en français, tel un professeur donnant son cours et tapant sur son pupitre pour imposer le silence. Dans son ouvrage Sédition et Alchimie, aux pages 217-218, Tim MITCHELL explique que « Honi Soit Qui Mal Y Pense » est la célèbre devise de l’ordre de la Jarretière (un important ordre de chevalerie britannique) qui se retrouve sur les armoiries royales, les documents officiels, les passeports et les tenues militaires britanniques. CALE montre ainsi que la guerre est fortement ancrée dans la société anglaise. Et c’est clairement ce message que les Britanniques emmènent avec eux lorsqu’ils se rendent à l’étranger.

C’est donc à la fois une déclaration d’hostilité et un rappel de l’histoire colonial du pays. Par cette expression française, nous gardons en mémoire aussi que la France fut le premier pays occidental à envahir le Vietnam avant sa magistrale défaite et l’abandon du pays. Dans le passage où CALE parle d’un coup d’état et qu’il dit « …voilà, c’est fini », cela signifie tout simplement que l’Apocalypse est proche. Et souvent en live, il annonçait alors la venue des quatre cavaliers de l’Apocalypse ».

Riverbank, très belle chanson au piano, avec son texte et ses arrangements très simples, est une allusion au suicide d’Ophélie dans Hamlet et à la guerre du Vietnam, à toutes ses femmes qui ont perdu un mari ou un fils.

Le très rageur Russian Roulette est une attaque ouverte aux grandes puissances (USA, France, Allemagne, Russie, Japon), dont CALE juge responsables de tous ces méfaits, et où les guitares furieuses l’accompagnent dans ses vociférations. Il en profite aussi pour parler du KKK, après avoir lu dans un article un fait divers dramatique lié à cette organisation d’extrême droite (un événement qui amena à l’écriture de cette chanson) et de Ronald REAGAN qu’il compare à John WAYNE et qui allait devenir le nouveau président des États-Unis.

Après la sortie du disque en mars, CALE et ses musiciens partent en tournée aux États-Unis puis en Europe. Ils vont sur les routes à bord d’une camionnette à dix huit places (le label refusant de payer un bus), qui tombait souvent en panne. La vie en tournée n’est pas une chose facile : jouer dans des petites salles, gagner peu d’argent, l’essentiel étant dépenser en divers frais (nourriture, hébergement), se coucher tard (pas avant 2 heures du matin) pour se lever à 8h et reprendre la route… En résumé, ils passaient plus de temps dans la camionnette que dans un motel.

Au final, nous retrouvons un John CALE épuisé, affaibli nerveusement, toujours préoccupé par les mêmes thèmes (les victimes des guerres, de la vie, de la société). C’est par ce contexte plutôt préoccupant que CALE va travailler sur ce qui va devenir l’un de ses chefs-d’œuvre, épisode final d’une trilogie amorcée avec The End de NICO (1974), et poursuivie avec Before and After Science de Brian ENO (1977) : trois albums réunis par cette même idée d’une réduction progressive de l’instrumentation utilisée. Music for a New Society (dont certaines chansons sont liées à Honi Soit ; notamment Sanities avec Wilson Joliet où nous retrouvons le même personnage féminin : « She was so afraid »… « Of everything she said ») sortira en août 1982.

Cédrick Pesqué

Label : https://musiconcd.eu/

 

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