KILA & OKI

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KILA & OKI
(Kila Records)

Après nous avoir fait voler et tourbillonner bien haut avec Luna Park et en avoir remis une couche dans l’irish-trad’-world-psyche stratosphérique avec son Live in Dublin, KILA pouvait-il encore aller plus loin dans la surenchère roborative ? Ce ne sera pas dans cet épisode que l’on obtiendra une réponse positive, car pour l’heure le groupe irlandais des frères O’SNODAIGH a préféré changer le décor et l’ambiance le temps d’un projet commun avec… un musicien de l’archipel nippon, plus précisément de l’île d’Hokkaido, nommé OKI.

Ce dernier a la particularité d’être un descendant du peuple aïnu, assurément la première ethnie à avoir occupé les îles japonaises. Pendant des siècles cependant, les Aïnu ont eu à subir la politique d’assimilation culturelle forcée des Japonais, et ce n’est qu’en 1997 qu’ils ont acquis légalement le droit à promouvoir leur différence et leur culture. OKI en a pris acte et a ainsi ressuscité un instrument aïnu qui avait quasiment disparu, le tonkori, sorte de cithare à cinq cordes qui peut atteindre 150 centimètres de long (pour 15 de large) et dont on joue en pinçant les cordes sans toutefois poser ses doigts dessus.

Bien qu’encore fort mal connu dans nos contrées, OKI s’est déjà taillé une réputation internationale avec son groupe OKI DUB AINU – qui mêle musique traditionnelle aïnu, reggae, rythmes africains et electronica – et ses collaborations avec différents artistes d’autres cultures, sa première participation discographique remontant à 1993, sur l’album Island of Bows du flûtiste amérindien R. Carlos NAKAI.

Oh ! vous avez beau essayer de le faire discrètement, je vous entends quand même ronchonner au sujet de la mouche qui aurait piqué KILA de « fusionner » sa musique irlandaise, donc celte, avec celle d’un représentant d’une obscure minorité ethnique japonaise dont vous avez déjà oublié le nom !

Mais la démarche ne se pose pas en termes de concept marketing. Ce disque témoigne d’une autre réalité, celui d’une complicité qui n’a cessé de s’accroître entre les deux parties. Cette collaboration de KILA avec OKI fait suite à leur rencontre au Japon et à leur performance commune au Festival of World Cultures de Dún Laoghaire (près de Dublin) en 2005. Elle s’est ensuite concrétisée par la sortie d’un mini-CD contenant une reprise de Tog E Go Bog E, avec OKI. Il fallait qu’un album voit le jour… le voici !

Les Irlandais de KILA et OKI l’Aïnu baignent certes dans des cultures situées géographiquement aux antipodes, mais le langage qu’ils partagent se retrouve dans toutes les cultures : la musique, le chant, la poésie et le conte rapprochent les mémoires et les vertus créatives. Il n’est question que de cela ici.

Pour cet album, OKI a ainsi ramené quelques-unes de ses compositions, dont plusieurs ont déjà été enregistrées sur son premier album, Kamuy Kor Nupurpe. D’entrée de jeu, Topattumi, une chanson qui évoque les esprits aïnu et leur survivance malgré les oppressions, impose un rythme languide évoquant les musiques des îles du Pacifique et une tonalité contemplative qui, mine de rien, va dominer tout au long du disque, avec ce mélange d’amertume, de sérénité et de douce chaleur qui émanent du chant d’OKI et de ses arabesques vertigineuses au tonkori, placé bien en évidence dans le mix.

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Plus loin, Kai Kai as to et Ororo Raha (une berceuse) prolongent ce feeling éminemment lénifiant qui renvoient les échos d’une culture ancestrale meurtrie mais pas haineuse, et qui ne demande qu’à perdurer.

Devant ces climats extrême-orientaux feutrés, les membres de KILA ont mis un frein à leurs penchants orgiaques et ont cultivé une approche tout en nuances, comme ils savent le faire sur certaines ballades et autres « laments ». Leur dulcimer, whistle, fiddle, banjo, harpe, bodhran, guitare basse, lap-steel, électrique, marimba, shakers et autres timbres luxuriants étoffent juste ce qu’il faut les compositions d’OKI, avec cependant une parcimonie et un art consommé du minimalisme qui contraste avec l’exubérance et la densité des arrangements auxquels ils nous ont auparavant habitués.

Face à OKI, les Irlandais de KILA sont astreints à une diète, pour ne pas dire à une ascèse, instrumentale et ont épuré leurs interventions, de manière à cultiver une profondeur climatique toujours bien sentie, et ce y compris dans les propres compositions d’inspiration irlandaise apportées par le groupe et arrangées avec l’artiste aïnu.

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Sur Ni Liom Féin, OKI et Ronan O’SNODAIGH mêlent leurs timbres vocaux et leur langues, aïnu et irlandaise, tandis que l’anglais et l’ainu se croisent sur Last Mile Home, une lamentation bluesy-éthylique presque jubilatoire. Et il n’y a guère qu’avec hAon Dó que KILA se remet à appuyer un peu plus sur le champignon, histoire de dire…

Ainsi, l’énergie distillée dans cet album n’est globalement pas de nature défoulatoire, mais reflète plus volontiers des penchants languides et veloutés, animés de pulsations suspendues en proie à d’occasionnelles secousses. OKI a-t-il intégré KILA ou KILA est-il devenu le groupe d’OKI ? L’osmose est en tout cas patente, et cet opus est l’illustration d’une entente bien plus que cordiale et rend compte d’une résonance au long cours entre des cultures sur le croisement desquelles on n’aurait jamais osé parier une Guinness. Et pourtant…

Stéphane Fougère

Site KILA : www.kila.ie

Site OKI : www.tonkori.com

(Chronique originale publiée dans
ETHNOTEMPOS N°29 – janvier/février 2007)

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