KINTSUGI – Yoshitsune

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KINTSUGI – Yoshitsune
(Les Disques du Festival Permanent / Intervalle Triton / L’Autre Distribution)

Elle joue d’un luth japonais à l’histoire plusieurs fois millénaire, mais n’a rien de la musicienne traditionnelle austère, vu son look de punkette radicale, avec son crâne rasé et ses tatouages sur la tête et sur les bras. Elle s’appelle Kakushin NISHIHARA. Lui aurait pu rester le guitariste d’un populaire groupe de rock français, mais a préféré s’aventurer dans des zones musicales plus obscures et a fui le circuit industriel du disque pour fonder son propre label. On parle de Serge TEYSSOT-GAY. L’autre Lui est violoncelliste, il aurait pu lui aussi se contenter d’être, comme son père, un brillant représentant de la tradition flamenco, mais n’a pu s’empêcher de partir vers des horizons plus escarpés, façon flibustier. Il s’agit de Gaspar CLAUS.

Nous voici face à trois aventuriers des musiques nouvelles et expérimentales qui ont, chacun à leur façon, cassé les attentes et les codes des milieux qui les ont formés mais qui, toutefois, n’ont pas jeté leur héritage à la poubelle. En cela, ils ont tout trois un peu de l’esprit de ce personnage qui est le sujet de leur création musicale, à savoir le seigneur de guerre et samouraï YOSHITSUNE.

Dans le Japon médiéval (périodes de Heian et de Kamakura), YOSHITSUNE joua un rôle majeur dans la victoire du clan Minamoto (ou Genji) sur le clan Taira (ou Heike) – dont les guerres incessantes sont narrées dans l’illustre saga nippone, L’Épopée des Heike (Heike Monogatari) – lors de la bataille de Dan-No-Ura, mais ses stratagèmes et ruses de guerre, en totale inadéquation avec les normes et les codes chevaleresques de l’époque, ont attisé la défiance (et la jalousie) de son frère YORITOMO, premier shogun de l’ère Kamakura, qui finit par contraindre son frère cadet à l’exil.

L’histoire de YOSHITSUNE a ainsi inspiré les arts littéraires et théâtraux du Japon, notamment la pièce de théâtre Nô Ataka et la pièce de kabuki Kanjinchô, qui à son tour a inspiré à Akira KUROSAWA son film Qui marche sur la queue du tigre. Dans le domaine de la musique traditionnelle, Yoshitsune est une pièce de choix du répertoire de satsuma-biwa, un style de chant narratif âpre et taillé au couteau accompagnant le jeu du luth biwa apparu au XVIe siècle. La pièce a notamment été jouée et enregistrée par la musicienne Kinshi TSURUTA, connue pour avoir développé l’expression instrumentale soliste dans l’art du satsuma-biwa au XXe siècle (cf. son disque sur Ocora), et dont comme par hasard Kakushin NISHIHARA fut la dernière disciple !

Tout comme YOSHITSUNE a en son temps fait montre de modernité stratégique en rupture avec les usages, le trio KINTSUGI (Kakushin NISHIHARA, Serge TEYSSOT-GAY et Gaspar CLAUS) aborde le destin de son personnage sous un angle musical novateur qui procure une nouvelle actualité et résonance à un mythe que d’aucun pourrait juger poussiéreux et tout juste bon pour la casse. Mais paradoxalement, les « casseurs de codes » de KINTSUGI sont là pour réparer. C’est le principe même du « kintsugi », qui désigne l’art de réparer les porcelaines et les céramiques avec une laque saupoudrée de poudre d’or mettant en évidence les fêlures de l’objet. Il s’agit en somme d’offrir une nouvelle vie à un objet brisé. C’est ce qu’a cherché à faire KINTSUGI avec Yoshitsune.

Kakushin NISHIHARA n’a pas choisi par hasard de s’entourer de Serge TEYSSOT-GAY et de Gaspar CLAUS. Ce dernier l’avait du reste déjà invité sur son album Jo Ha Kyu de 2013, qui présente du reste quelques affinités thématiques, éthiques et musicales avec le Yoshitsune de KINTSUGI. Et Gaspar CLAUS et Serge TEYSSOT-GAY ont également déjà croisé le fer ensemble. La combinaison de leurs langages musicaux respectifs, compte tenu de leurs natures farouches, rugueuses et écorchées, ne pouvait que convenir à l’évocation d’un personnage et d’un univers qui le sont tout autant, sans que chacun soit obligé de mettre de l’eau dans son saké.

TEYSSOT-GAY et CLAUS évoquent ainsi La Bataille de Dan-No-Ura avec force sons aigres et acides évoquant un paysage de cendres encore prégnantes et vivaces, comme des feux-follets. Pour évoquer La Tempête durant laquelle YOSHITSUNE doit affronter les fantômes de ceux qu’il a tués, NISHIHARA ne se montre pas moins rêche et saillante dans son chant sépulcral et son jeu tendu de biwa, soutenus par des nappes de guitare et des glissandi de violoncelle aux rendus surnaturels. Tout l’art, à la fois savant et rustique, de l’heikyoku (récitation du Heike Monogatari) et du satsuma-biwa se livre ici dans une étonnante modernité qui en accentue l’aspect de complainte lancinante et rugissante.

Plus contenue, la partie titrée Shizuka, du nom de la femme de YOSHITSUNE, dont il doit se séparer pour prendre la fuite, n’en reste pas moins investi d’une pulsation lancinante, comme une déchirure au ralenti. La Traversée du mont Yoshiko se fait en mode décharné, la guitare de TEYSSOT-GAY égrenant des notes planantes frottées de blues au milieu d’un paysage en apesanteur esquissé par le violoncelle de CLAUS, comme un estampe abstraite. Puis,la voix maugréante de NISHIHARA, avec son inflexible biwa, introduit l’épisode Kanjinchô (qui évoque la fuite de YOSHITSUNE déguisé en portefaix, aidé par son allié de moine BENKEI), bientôt envahi de sirènes et de jets acerbes. Dans sa seconde moitié, l’épisode prend un ton plus apaisé, comme pour exprimer un soulagement, bien qu’on ne soit jamais sûr de rien…

Au regard et au ressenti de tout ce qui a précédé, La Mort de Yoshitsune / La Danse de Shizuka prend la forme d’une méditation résignée ; on croit même y entendre un chœur spectral qui annonce l’accès à une dimension céleste, tandis que les souffrances s’émiettent et s’effritent dans un halo… Des applaudissements rappellent un peu vite que nous assistions à une interprétation live, alors que nous nous étions crus engloutis dans une brèche spatio-temporelle paradoxale…

L’auditeur sort de son écoute écartelé entre ahurissement, hébétude et fascination. Il y a des forces qu’on ne domptera jamais complètement.

Stéphane Fougère

Page : https://lesdisquesdufestivalpermanent.bandcamp.com/album/kintsugi-yoshitsune

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