Mari BOINE : L’Écho des chamanes

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Mari BOINE

L’Écho des chamanes

En acceptant à l’aube des années 1990 la proposition du label de Peter GABRIEL, Real World, de diffuser son deuxième album, Gula Gula, sur la scène internationale, la chanteuse norvégienne Mari BOINE, connue alors comme Mari BOINE PERSEN, a réussi le double exploit de devenir l’une des artistes phares de la « world music » toutes cultures confondues et, surtout, l’ambassadrice artistique des Samis, un peuple indigène nomade qui n’osait plus dire son nom après avoir été colonisé par les Chrétiens scandinaves. D’abord victime d’une éducation qui n’a cessé de rabaisser les valeurs et les coutumes de son peuple, Mari BOINE a relevé le défi de la reconnaissance culturelle en affirmant ses origines à travers des textes de chansons particulièrement engagés et en usant du chant traditionnel sami, le joik.

Avec son groupe, le MARI BOINE BAND, elle a su relier ce fonds de tradition ancestrale avec des sons plus contemporains (guitare acoustique et électrique, basse) et des influences musicales internationales, telle la pop, le rock, le jazz, la world (avec notamment l’inclusion de flûtes andines, du charango, de percussions diverses, etc.) et plus récemment les sons électroniques. Sa fusion très personnelle des genres a valu à Mari d’être remarquée par des publics très variés, d’autant qu’elle a travaillé avec quelques grands noms du jazz nordique, tel Jan GARBAREK et Bugge WESSELTOFT.

Si l’esthétique musicale de Mari BOINE s’est constamment peaufinée d’album en album et sur scène, son message n’a rien perdu de son intransigeance et de sa force émotionnelle, au point qu’on peut considérer Mari BOINE comme l’un des plus importants porte-voix de toutes les minorités indigènes bafouées. À travers la musique et les mélopées de Mari, c’est aussi toute une forme d’expression spirituelle tribale qui résonne, celle des anciens chamanes, pour lesquels l’homme et la nature étaient indivisibles. Sous une forme moderne mais prioritairement acoustique, Mari BOINE appelle ainsi à écouter la voix des anciens et à repenser notre rapport au monde et aux autres.

Rencontrée à l’occasion d’un concert à Paris, elle livre à ETHNOTEMPOS/RYTHMES CROISÉS son histoire, son parcours, évoque ses rencontres musicales et fait part de ses impressions et réflexions au sujet de son combat, de sa culture et de ses origines.

Entretien avec Mari BOINE

Quels événements vous ont poussé à chanter dans votre propre langue d’origine, le sámi ? J’imagine que personne n’a dû vous y encourager ?

Mari BOINE : Non. Mes parents avaient l’habitude de chanter, mais seulement des psaumes chrétiens. La tradition sámi était bannie, car ma maison était très chrétienne, strictement chrétienne. Chez nous, les chrétiens avaient prohibé le chant traditionnel sámi. Par la suite, ce sont les Samis eux-mêmes qui ont censuré leur propre musique. Par conséquent, je n’ai jamais entendu de musique traditionnelle dans ma jeunesse, sauf à certaines occasions, dans certains endroits… Il m’est arrivé aussi d’entendre des gens en état d’ébriété chanter en langue sámi ! Car le plus malheureux dans cette affaire, c’est que, au moment où les missionnaires chrétiens ont interdit la musique traditionnelle sami, l’alcool est apparu ! De ce fait, c’est quand les gens étaient sous l’emprise de l’alcool qu’ils se sentaient capables de faire ce qui n’était pas permis. D’une certaine façon, ce sont les alcooliques qui ont préservé la tradition chantée sámi !

Récemment, j’ai lu un poème écrit par l’un de nos écrivains dans lequel elle remerciait les ivrognes : «Merci d’avoir porté notre héritage jusqu’à aujourd’hui. Maintenant, nous pouvons le chanter librement.» Car c’est seulement depuis une vingtaine d’années que nous pouvons chanter en toute liberté nos chants traditionnels. C’est donc à la faveur d’un état particulier de la conscience que l’héritage traditionnel était « exhumé », si l’on peut dire.

Cet état de conscience est-il celui auquel vous faites allusion dans votre chanson Mielahisvuohta ?

MB : Non, je ne pense pas. Cet état de conscience était également prohibé. Il fait partie de l’esprit chamaniste. (rires) Donc, quand j’ai atteint mes 20 ans, j’étais sur le point de devenir une parfaite Norvégienne ; j’avais refoulé en moi tout ce qui était lié à la culture sámi parce que j’en avais honte. À l’école, on ne nous a avait pas appris à parler le sámi, ça n’existait pas. La tradition sámi n’était jamais mentionnée. Tout était norvégien. J’ai vraiment été élevée pour devenir Norvégienne. Et quand je me suis retrouvée à l’école de formation des enseignants – je voulais devenir professeur –, je pense avoir entendu pour la première fois parler de l’histoire de mon peuple, grâce à des professeurs un peu… radicaux.

À la même époque, il y a eu pour la première fois une manifestation contre une nouvelle centrale électrique en Laponie. Et pendant cette manifestation, les médias ont évoqué notre passé, notre histoire. Ça m’a fait réfléchir… J’ai réalisé ce qui nous était arrivé. Mes parents n’en avaient jamais parlé, et j’avais cru qu’on était seulement de «mauvais Norvégiens». Il nous est arrivé de parler en sami entre nous, mais jamais mes parents ne m’ont fait comprendre notre différence. Quand j’ai pris conscience de tout cela, j’ai été très en colère. J’étais plutôt timide, et je ne pensais pas devenir une chanteuse, une artiste.

À cause de cette colère en moi, je me suis retrouvée à chanter sur différentes scènes et à écrire des chansons. C’est comme ça que tout a commencé. En un sens, c’était surtout une thérapie pour moi. J’étais sur le point d’emprisonner mon âme. Quand on n’est pas soi-même, on n’accepte pas sa propre culture, son propre langage. On n’est pas libre. La musique m’a en quelque sorte emportée en voyage… vers moi-même. C’est comme ça que j’ai commencé à chanter. Mais j’étais si timide…

Premiers pas engagés

Vous n’aviez jamais envisagé de chanter auparavant ?

MB : Non, et je n’avais jamais chanté en public. Bien sûr, enfant, il m’est souvent arrivé de chanter, et mes parents adoraient m’entendre chanter. Mais ils voulaient uniquement entendre des chants chrétiens. Quand leur fille s’est mise à interpréter ces chants modernes et politiquement engagés, auxquels s’adjoignait une pulsation chamanique, il a fallu beaucoup discuter ! Ils avaient tellement dévoué leur vie à la chrétienté. Leur but était que leurs enfants soient de bons chrétiens, de manière à pouvoir s’afficher comme de bons Norvégiens chrétiens.

Vous avez donc chanté en sami dès votre premier concert ?

MB : Non. Avant cela, j’ai chanté avec des copains étudiants et plus tard avec des collègues professeurs. On avait créé un groupe dans lequel on chantait en suédois, en anglais, en norvégien ; on reprenait du Bob DYLAN et des artistes scandinaves politiquement engagés. Par la suite, on a commencé à chanter quelques chansons en sámi et, encore après, j’ai écrit ma première chanson en sámi : une adaptation, avec mes propres paroles, de Working Class Hero de John LENNON ! Puis plein d’autres ont suivi…

Ça ne devait pas être facile, à cette époque, de collecter des chants traditionnels sami ?

MB : Il y a eu un groupe sami dont les chansons ont connu un certain succès, c’est DAEDNUGADDE NUORAT. Il nous a beaucoup inspiré, de même qu’un chanteur nommé ÁILLOHAŠ (Nils-Aslak VALKEAPAA). Ces deux-là ont beaucoup compté. Ce sont leurs chansons en sámi que nous interprétions. Ce n’est que plus tard, environ sept ans après, que j’ai commencé à faire du chant traditionnel. Avant, je chantais des ballades et des chansons pop-rock.

Quand avez-vous formé la première mouture du MARI BOINE BAND ?

MB : C’était en 1988. Avant cela, j’ai joué avec divers musiciens, mais sans avoir mon propre groupe. En 1986, j’ai réalisé un disque solo qui n’est jamais paru en CD, seulement en vinyle et qui n’a été disponible qu’en Norvège. Il s’appelle After the Silence (Jaskatvuoda Manná) et contient des ballades et des chansons pop et rock. Et, en 1988, le Théâtre sámi voulait concevoir des saynètes à partir de mes chansons. Il y a eu une première performance avec deux danseurs et j’ai été autorisée à créer mon premier groupe. À partir de ce répertoire, j’ai fait Gula Gula, réalisé en 1989 en Norvège et l’année suivante dans le reste du monde, sur le label Real World. Le premier MARI BOINE BAND a duré une dizaine d’années puis s’est dissous en 1998.

Pour un premier album de groupe, Gula Gula offre une musique déjà très aboutie et très personnelle, en tout cas très ancrée dans les racines chamaniques…

MB : Mon guitariste a toujours beaucoup compté. Du reste, il travaille toujours avec moi dans le nouveau MARI BOINE BAND.

Il s’agit de Roger LUDVIGSEN ?

MB : Oui. Avec lui et mon premier bassiste, qui venait du même village que Roger, on a trouvé ce rythme chamanique qui a donné naissance à la chanson Gula Gula. Au début, je jouais ce rythme sur l’envers de ma guitare, et c’est ce bassiste qui m’a dit : «Mais pourquoi n’utilises-tu pas un tambour ?» Même après avoir fait Gula Gula, j’ai toujours cherché ce rythme chamanique, cette pulsation qui est devenue le noyau, l’essence de ma musique.

Pulsation originaire

Par la suite, vous avez déclaré ne plus vouloir jouer du tambour chamanique. Pourquoi ?

MB : Au début, je jouais d’une percussion et, pendant un temps, j’ai essayé d’utiliser une percussion sámi. Tout cela est lié au chamanisme et je pense qu’il y a toujours… une sorte de sentiment… C’est une chose que de chercher la pulsation originaire. Mais quand on prend une percussion, c’est… On a toujours trop de respect pour la percussion puisque c’est une chose que les chamanes utilisaient. Je ne sais comment dire, mais ça a été très difficile pour moi… Je ne voulais pas trop provoquer les gens. Pour moi, c’est le rythme qui était important, pas la percussion ou ce qu’elle symbolise.

Il y a aussi autre chose : j’ai utilisé diverses percussions africaines, car elles sont plus… pratiques. Je veux dire par là que, lorsque l’on est amenée à jouer à différents endroits et à beaucoup voyager, certaines percussions sont très sensibles à l’humidité. On a ainsi connu des difficultés avec la percussion sami. Il a fallu les « chauffer » pour obtenir un bon son. Mais on n’a pas toujours un feu avec soi… (rires)

Quand vous dites que l’usage d’une percussion sámi pouvait être perçu comme une provocation, cela veut-il dire qu’il y a une crainte envers tout ce qui relève de la spiritualité chamanique, ou de son image ?

MB : Bien sûr. Je n’en avais pas pris conscience au début, mais j’ai fini par réaliser que cela signifiait bien plus que simplement appeler une pulsation. Pendant 200 ans, les gens ont été sermonné comme quoi cette percussion était dangereuse, qu’elle était un instrument démoniaque. Et cette peur est dans les gênes. Donc… Pour les gens d’ici, c’est seulement de la musique. Là-bas, ça touche à quelque chose qui est lié à l’histoire du peuple sami, à sa dramatique histoire… J’ai beaucoup appris là-dessus.

D’une certaine façon, la musique m’a poussée à suivre un chemin qui m’a amenée par moments sur des sujets effrayants susceptibles d’alimenter des tensions, des controverses… Aujourd’hui, je suis plus avertie de ces choses et… je ne suis pas si effrayée. Je fais ce que je fais. La raison pour laquelle j’utilise maintenant des percussions africaines est qu’elles produisent un son meilleur et qu’elles supportent les changements climatiques.

Il n’empêche que votre musique est connectée à la spiritualité chamanique ?

MB : Oui. La pulsation chamanique est quasi omniprésente dans ma musique. En concert, je m’efforce de parvenir à cet état de transe. Et ce qui est intéressant maintenant avec les musiques électroniques, c’est que la transe est un élément important. Or, elle a été présente dans ma musique depuis une dizaine d’années, et c’est quelque chose qui fait partie de l’histoire de mon peuple. Pour moi, ce n’est pas une mode ; c’est une chose à laquelle je suis liée, d’autant qu’on a cherché à nous la supprimer. Je pense que cette pulsation a aussi fonction de guérison.

À l’origine, je crois que tous les peuples, toutes les cultures, étaient chamanistes. La culture chamaniste est liée à la nature, et nous appartenons tous à la nature. Au début, nous étions tous en phase avec la nature. Pour moi, c’est un aspect important de la spiritualité et de la pulsation chamaniques.

Visions du chamanisme

Diriez-vous que le chant sámi, le joik, est également lié au chamanisme, au moins en partie ?

MB : J’ignore s’il l’est totalement ou partiellement. Mais le joik est partie intégrante des rituels chamaniques. Les participants « joikaient » pour aider le chamane à atteindre la transe. Pendant cette transe, il accédait à « l’autre monde ».

Dans ma culture, tout cela est très terre-à-terre. En Occident, ça peut paraître simplement exotique ou illuminé. J’ai une relation très terre-à-terre avec tout cela ; c’est une question de psychologie, une question d’énergie aussi. Les scientifiques ont étudié la question : l’énergie solaire, l’énergie intérieure… Tout cela peut être expliqué scientifiquement, mais il y a également une part magique ; et j’aime à croire que la science ne peut tout expliquer ! C’est un héritage que chacun d’entre nous possède à l’intérieur de lui. Mais du fait de l’urbanisation et de la modernisation, nombre de gens sont plus éloignés de tout cela que d’autres. Ceux qui ont pu vivre en restant proches de la nature ont cette connaissance.

Aujourd’hui, tous les Samis n’ont pas forcément cette connaissance. Plusieurs Samis se sont occidentalisés, ne jurent que par le « moderne » et n’aiment pas ce que je fais parce que, pour eux, cela fait partie des choses à oublier. Donc, je ne dis pas que seuls les Samis peuvent comprendre ce que je fais et qu’un non-Sami n’y comprendra jamais rien. Je crois que tout est d’abord fonction de la capacité de chacun à s’ouvrir à… ce monde. Je ne tiens pas particulièrement à tirer sur la corde du mystère. Chacun peut comprendre s’il le souhaite.

Oui, vous ne tenez pas à en faire une chose obscure, absconse, inquiétante…

MB : Non. C’est comme dans ce qu’on appelle le new-age. Il y a de bonnes choses dans ce mouvement, une curiosité, une recherche de ce qui fut partie intégrante de l’être humain. Mais il y a toujours en toutes cultivent le mystère pour le mystère pour s’octroyer le respect aveugle et l’obéissance de disciples, de suiveurs. Je n’ai jamais aimé ce pouvoir. Si quelqu’un voulait de moi que je sois son gourou, je lui dirais «va te trouver quelqu’un d’autre !». (rires) Je ne veux pas être un gourou.

Je préfère que chacun cherche à l’intérieur de soi-même. Je ne détiens pas les réponses pour tout le monde. Je peux juste signaler aux gens qu’il y a beaucoup de choses à l’intérieur de nous-mêmes qui restent à découvrir.

Selon vous, cette vision chamanique devrait donc être davantage perçu de manière émotionnelle plutôt qu’intellectuelle ?

 MB : Oui. Bien sûr, on peut appréhender le chamanisme de  façon intellectuelle. Le mieux est quand même de le ressentir, ça doit passer par l’âme et par le cœur. Le rythme chamanique est du reste proche des battements du cœur.

Mais moi-même, j’ai été éduquée à la façon occidentale. L’école norvégienne où j’étais était régie par le système éducatif européen. J’ai retrouvé le chemin de mes racines sami à la philosophie chamaniste par le biais de la lecture, donc par une voie intellectuelle. Cela explique peut-être pourquoi je peux communiquer facilement avec un public européen. Mon retour aux racines chamaniques ne s’est pas fait parce que j’étais une Samie, même si c’était dans mes gênes, mais parce que j’ai eu la curiosité de chercher à travers les livres. Et bien entendu, à travers ma musique, j’ai la sensation d’avoir pu y accéder de façon plus émotionnelle.

Votre musique est donc liée à une quête ?

MB : Oui. Des fois, je me dis que je devrais écrire un bouquin là-dessus parce qu’il y a une sagesse chamanique dans toutes les cultures traditionnelles dont le monde a besoin pour éviter de sombrer dans le matérialisme outrancier. La spiritualité inhérente au chamanisme constitue une voie qui permet d’échapper à ce matérialisme puant.

Affinités enracinées

Êtes-vous intéressée par ces traditions musicales de l’Asie centrale dont les racines sont elles aussi très ancrées dans le chamanisme ?

MB : Complètement. Il y a deux festivals très intéressants en Laponie ; l’un est le « Easter Festival » à Kautokeino ; l’autre est le « Riddu Riddu », sur la côte. Depuis une dizaine d’années, ces festivals invitent des artistes de Sibérie et de la région arctique. Ils sont une source d’inspiration pour moi, et je pense qu’ils représentent beaucoup pour mon peuple.

Quand on vient d’une culture comme la nôtre et qu’on se compare aux autres Scandinaves, on se sent assez différents, voire bizarres. Mais quand on rencontre les peuples de Sibérie, on ne se sent plus si différents. Il y a un lien entre nous. Ces contacts ont été vraiment importants pour mon peuple. On a pu également établir des connexions avec le peuple tibétain, etc. Il y a des liens très forts. De même, la Russie a pu préserver durablement ce rapport au chamanisme ; elle n’a pas subie autant que nous la chrétienté, même si elle a connu elle aussi des persécutions. Mais la chrétienté ne s’est pas aussi imposée, autant que je sache. Les rituels chamaniques ont davantage survécu là-bas.

Pensez-vous qu’on puisse établir une parenté entre le joik, en tant que chant sans paroles, avec le chant de gorge pratiqué en Asie centrale ?

MB : Oui, ainsi qu’avec le chant inuit. Tous ont des racines qui remontent à des temps ancestraux. Même certains chants africains et aborigènes ont des racines identiques et proviennent du même « puit »… D’où aussi la présence de Carlos Z. QUISPE dans le groupe. Sa voix étrange est liée à la mienne. Il y a de même une chanson dans mon répertoire dans laquelle je chante un joik qui donne l’effet qu’une vieille femme s’exprime à travers moi, comme une voix ancestrale. C’est pareil quand j’entends Carlos réciter son texte : j’ai l’impression que quelqu’un de très ancien s’exprime à travers lui.

De quelle chanson s’agit-il ?

MB : C’est West of Moon and Sun, dans l’album Room of Worship (Bálvvoslatjna). Quand je la joue en concert, j’ai réellement l’impression que quelque chose de très, très ancien émerge… Je crois que c’est ce dont on a besoin dans le monde moderne : un contact avec ce « Vieux Monde », quelque chose qui nous rappelle que nous ne sommes pas des machines, que nous avons des racines profondes et que nous sommes connectés à la Terre. Ça fait partie de ces choses essentielles que j’essaie de faire passer à travers ma musique : se rappeler que nous sommes des êtres humains.

Du fait de cette relation entre la culture sámi et celles d’Asie centrale ou encore des Inuits, croyez-vous que le chant de gorge pourrait être intégré à votre musique ?

MB : Tout à fait. J’ai déjà eu l’occasion, à plusieurs reprises, de faire un morceau avec une chanteuse inuit… Il pourrait être intéressant de faire tout un travail avec seulement des voix… Ces dernières années, il est vrai que je me suis plus investie dans une voie électro-acoustique. Cela ne m’a pas empêchée de travailler avec Inga JUUSO, une de nos plus talentueuses chanteuses traditionnelles… À travers son chant, on ressent également cet appel d’un lointain passé.

Votre reprise de la chanson Eagle Man, Changing Woman, de Buffy SAINTE-MARY, sur le disque Room of Worship (Bálvvostjna), traduit également les liens entre votre culture et celle des Amérindiens…

MB : Bien sûr. Buffy SAINTE-MARY m’a beaucoup inspirée, de même que John TRUDELL. Il y a tant de similitudes entre nos cultures. Il y a dû y avoir un lien, à une époque… Ils avaient leur tipis, un peu comme nous avions nos tentes ; leurs chants narratifs, leurs invocations aux dieux et aux déesses ; et l’histoire de leur colonisation… autant de similitudes.

Avez-vous également l’équivalent de leurs pow-wow ?

MB : Non… mais avec nous, l’oppression chrétienne a été si forte que c’est difficile de retrouver des traces de… Il y a eu cependant des rituels. Par exemple, dans l’art pariétal sámi, on peut trouver des représentations de danses, de rituels. Je crois donc qu’il a pu y avoir des rituels comparables aux pow-wow amérindiens. Toutes ces coutumes ont été supprimées. L’oppression a été tellement forte. Il faut dire aussi qu’on était peu nombreux, donc plus faciles à faire disparaître, et pas vraiment unis. Quelques groupes isolés ici et là sur une Terre aussi vaste, c’est facile à cerner, à effrayer…

Le comportement nomadique des Samis aurait donc faciliter leur oppression…

MB : Oui, alors que les Amérindiens étaient en comparaison plus nombreux et plus unis. Avec nous, ce qui a survécu, c’est le joik. C’est vraiment quelque chose à célébrer. J’évoquais tout à l’heure ce poème qui remerciait les alcooliques… C’est eux qui ont préservé notre chant, notre langue… Seul le joik a survécu, ainsi que les rituels de guérison. Je suis heureuse qu’ils ne les aient pas entièrement supprimés. J’ai dévoué ma vie à faire « ressusciter » ces coutumes.

Il faut donc espérer qu’un savoir ou une tradition peuvent toujours survivre même s’ils ont subi les affres de l’oppression et qu’on a les déclarés disparus…

MB : Oui, et il faut en remercier quelques « révoltés ». (rires)

Rencontres impromptues

Il y a une dizaine d’années, vous avez participé à une session d’enregistrement avec des musiciens russes que l’on trouve sur le CD Winter in Moscow (Jaro). Quel était le pourquoi de la chose ?

MB : Oui, je me souviens. L’idée avait été lancée par une radio norvégienne, elle a produit le disque. Il y avait quatre chanteuses russes, plus précisément issues du peuple indigène komi. On a fait des choses merveilleuses ensemble. Il y avait aussi un chanteur russe qui a collecté bon nombre de chants traditionnels, Sergey STAROSTIN. C’est lui qui avait amené les quatre chanteuses…

On a travaillé ensemble pendant une semaine pour enregistrer ce CD, avec un mélange de morceaux traditionnels et de créations contemporaines. On a aussi beaucoup improvisé. Il y a un morceau, The Corridor Song, qui a été intitulé ainsi parce qu’il a été enregistré dans le couloir de cet immense immeuble qui nous a servi de studio. C’est là que les grands chefs communistes se réunissaient, et il tout était en marbre. L’acoustique était tellement formidable dans ce couloir qu’on s’est mis à chanter de façon tout à fait spontanée, et on nous a enregistrés avec cette acoustique. C’était un moment fabuleux !

Lors de votre tournée en 1998, le public parisien (c’était au New Morning) a eu la surprise de vous voir jouer avec le groupe de fusion ethnique VERSHKI DA KORESHKI. Etait-ce votre première rencontre ensemble ?

MB : Absolument, c’était notre tout premier concert. En fait, mon premier groupe venait de splitter deux semaines auparavant, et j’avais ce concert programmé à Paris ! Il a fallu que je monte un nouveau groupe en deux semaines. J’avais entendu parler de VERSHKI… (qui se fait appeler maintenant VEDAKI). J’habitais alors à Amsterdam, je les ai appelés pour leur demander «peut-on faire ce concert ensemble ?». Un guitariste africain s’est également joint à nous. C’était un concert intéressant.

Et grandement improvisé, je présume ?

MB : Fondamentalement improvisé ! Je crois n’avoir jamais autant improvisé qu’à ce concert ! (rires) Par la suite, en 1999, VEDAKI et moi avons fait une tournée ensemble qui est passée par l’Allemagne, peut-être aussi la Belgique, la Hollande et l’Espagne… Et on a joué en Laponie. On a dû travailler ensemble pendant six mois.

Vous n’avez pas enregistré de disque ensemble ?

MB : On a dû enregistrer un ou deux morceaux, et l’un d’entre eux doit figurer sur un disque à leur nom. On n’en a pas fait plus. C’était un groupe assez instable. Parfois, ils pouvaient être très bons, et parfois plutôt mauvais ! (rires) On a fait des concerts magnifiques, et d’autres terrifiants ! Mais c’est normal quand une bonne partie du répertoire est improvisée…

MARI BOINE BAND, Seconde Époque

Vous avez donc par la suite formé un nouveau MARI BOINE BAND…

MB : Oui, en 1999. Depuis, les musiciens n’ont pas changé, à l’exception du batteur. La principale caractéristique de ce nouveau groupe est qu’il intègre quelques sons électroniques.

Qu’est-ce qui vous a décidé à en introduire dans votre musique ?

MB : Il y avait déjà quelques bribes d’électronica dans mon précédent album, Room of Worship (Bálvvoslatjna). Et comme je voulais faire quelque chose de nouveau, je me suis mise en quête d’un producteur. Je suis également fascinée par la musique de groupes comme MASSIVE ATTACK, PORTISHEAD… J’ai voulu tenter quelque chose dans cette direction, voir si ça marchait. Comme j’aimais bien ce que faisait Bugge WESSELTOFT, je lui ai demandé d’être mon producteur.

C’est lui qui a été aussi à l’initiative d’un disque de remixes de vos anciens morceaux…

MB : Oui. J’aurais voulu du reste que, sur certains passages de mon album Eight Seasons (Gávvcci Jahkejuogu), on aille encore plus loin dans la direction dans laquelle travaille WESSELTOFT lui-même, dans ce mélange de rythmes électro et de jazz. Mais c’est lui qui a pensé qu’il n’était pas utile d’aller trop loin étant donné le type de mélodies que j’avais.

Finalement, je trouve que le CD passe bien comme il est ; donc il a eu raison. En revanche, sur scène, on s’est permis d’aller un peu plus loin… J’ai besoin de trouver le point de ralliement entre mes rythmes chamaniques spirituels et l’électronica. Je me suis rendue compte que certaines personnes peuvent plus facilement s’ouvrir quand il y a ces climats électroniques.

J’ai remarqué cela en Norvège. Ma musique n’a pas vraiment changé en fait, si ce n’est qu’elle évolue dans un contexte un peu électro. Et c’est comme si la Norvège avait enfin découvert mon existence ! Jamais les critiques de mes disques n’ont été aussi bonnes en Norvège qu’aujourd’hui !

Il y a des gens qui ne peuvent s’ouvrir à ma musique par le seul biais de ma voix, ils ont besoin de ce « support » électro. Aussi, j’ai voulu capter l’attention de ce public avec Eight Seasons, dans l’idée que, peut-être, il s’ouvrira ensuite au reste de ma discographie. Il y en a pour qui l’appréhension de la pulsation chamanique passe par la pulsation électronique. Il s’agit donc de trouver la façon d’ouvrir le cœur de ces gens. Pour certains, la sonorité acoustique des rythmes chamaniques peut paraître un peu trop distante de leurs habitudes sonores… Mon but a donc été de mélanger les deux, acoustique et électronique.

Et que pense le peuple sami de votre nouvelle orientation ?

MB : Certains n’aiment pas du tout. D’autres le trouvent très bien. Mais les plus mauvaises critiques que j’ai pu avoir viennent des médias sami.

Allons bon ?!

MB : Oui. (rires) Je suppose donc que les Samis sont plus sensibles à la sonorité acoustique des rythmes chamaniques.

Il y a dans Eight Seasons (Gávvcci Jahkejuogu) une nouvelle version d’une chanson que vous aviez je crois déjà enregistrée il y a quelque temps, il s’agit de Hymn…

MB : Oui, c’était sur un CD avec Olle PAUS et Kari BREMNES. C’est une chanson chrétienne. En 2001, on m’a demandé de la chanter à l’occasion du mariage du prince de Norvège. J’ai interprété ce chant chrétien à l’église, que j’ai transformé en joik à la fin ! Les Norvégiens ont bien aimé, mais pour certains Sami, c’était aller trop loin. Ils ont tellement été élevés dans l’idée que le joik n’avait pas sa place à l’église qu’aujourd’hui ils sont les premiers à dire qu’il ne faut pas l’y faire pénétrer. Alors que l’évêque d’Oslo, le roi et le prince de Norvège ont approuvé, ce sont les Samis qui sont contre ! Voilà bien ce qu’il y a de plus néfaste : la colonisation des esprits… Mais bon, il n’y a qu’une minorité qui s’est opposée à cela. La plupart des Samis ont quand même bien aimé ce chant.

Renaissance sami

Malgré tout, vous restez « l’ambassadrice artistique » du peuple sami. Savez-vous si votre succès a ouvert la voie à d’autres Samis, s’il les a encouragés à une éventuelle carrière artistique ?

MB : Ce n’est peut-être pas directement moi, mais j’ai dû en inspirer certains. Il y a plein de jeunes chanteurs samis qui ont, je trouve, de belles et intéressantes voix. Dans mon village, il y a un collège où la musique est enseignée. J’y ai enseignée pendant deux jours, j’ai parlé de mon travail, de la façon d’utiliser la voix… Mon guitariste était également présent. J’ai envie de continuer à encourager, à stimuler…

Peut-on dire que, peu à peu, la culture sámi retrouve de sa force ?

MB : Je le pense. Les gens osent davantage s’exprimer à propos de la honte, osent dire qu’ils se sentaient comme emprisonnés. Vous savez, plusieurs familles sami ont adopté l’identité norvégienne. Or, il y a maintenant une nouvelle génération qui dit «Non, nous sommes des Samis !». Il y a plus d’ouverture ; les Samis osent faire entendre leur voix.

Les jeunes générations ont par conséquent moins peur de leurs origines que leurs aînés…

MB : Oui, surtout à l’intérieur des terres. Sur la côte, il y a encore des conflits dans certains villages… C’est assez triste. Mais nous sommes dans un processus de « guérison »… Plein de choses sont en train de se produire. Cela dit, il y a toujours cette question des ressources, à savoir à qui appartient la Terre ? C’est encore le gouvernement qui décide, bien souvent sans demander notre avis. Ils nous arrosent de bons mots, prétendant tenir compte des droits des Samis, mais, sur le terrain, ils font encore preuve de beaucoup d’arrogance.

Mais il en va ainsi partout ailleurs sur Terre. Les colonisateurs ont toujours du mal à abandonner leur démonstration de pouvoir et à reconnaître qu’il est temps pour eux d’écouter ceux qu’ils ont colonisés. En Scandinavie, le processus est très difficile : ils sont les premiers à veiller au respect des droits de l’homme partout sur la planète, mais en oublient qu’ils doivent
également les faire respecter chez eux !

On voit toujours plus facilement ce qui se passe chez les autres que chez soi…

MB : Oui, chez nous, tout va toujours bien… (rires) 

 

Discographie Mari BOINE

Jaskatvuoda Mannà (After The Silence) (1985, Idut)
Gula Gula (1989, Idut ; 1990, Real World / Virgin)
Goaskinviellja (Eagle Brother) (1993, Lean / Verve / Universal)
Leahkastin (Unfolding) (1994, Lean / Verve / Universal)
Radiant Warmth (compilation) (1996, Antilles / Universal)
Eallin (Live) (1996, Lean / Sonet / Antilles)
Bàlvvoslatjna (Room of Worship) (1998, Lean / Antilles / Universal)
Remixed (Odda Hàmis) (2001, Jazzland / Lean / Universal)
Gâvcci Jahkejuogu (Eight Seasons) (2002, Emarcy / Universal)

Participations

Ole PAUS, Mari BOINE PERSEN, Kari BREMNES – Salmer på veien hjem (4 morceaux) (1991, Kirkelig Kulturverksted)
A Week or Two in The Real World (1) (1 morceau live) (1991, Real World / Virgin)
MARI BOINE med band ALLIANS – Møte i Moskva (1992, NRK / BMG Ariola)
JAN GARBAREK GROUP – Twelve Moons (1 morceau) (1993, ECM / Universal)
A Week or Two in The Real World (2) (1 morceau live et 1 en duo avec Liu SOLA) (1994, Real World / Virgin)
Jan GARBAREK – Visible World (1 morceau) (1996, ECM / Universal)
Hege RIMESTADT – Hvite pil (White Arrow) (1 morceau) (1997, Grappa ; 1998, Northside)
VeDaKi – Gombi Zor (1 morceau live) (1999, VeDaKi Records)
Mari BOINE, Inna ZHELANNAYA, Sergey STAROSTIN – Winter in Moscow (réédition de Møte i Moskva avec un titre différent) (2001, Jaro)
Make me a Channel of Your Peace (The Nobel Peace Prize, 100 Years) (4 morceaux) (2002, Jaro)
Yvan CASSAR – B.O. L’Odyssée de l’espèce : Le Chant de la Terre (2002, Polydor)
Denez PRIGENT – Sarac’h (2003, Rosebud / Barclay)

Site : www.mariboine.no/

Article, entretien et photos concert réalisés
par Stéphane Fougère

(Article original publié dans
ETHNOTEMPOS n°13 – septembre 2003)

 

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