PALO ALTO – Difference and Repetition, a Musical Evocation of Gilles DELEUZE

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PALO ALTO – Difference and Repetition, a Musical Evocation of Gilles DELEUZE
(Sub Rosa / Differ-Ant)

Nous sommes en 2020, et le groupe français PALO ALTO fête mine de rien ses 30 ans d’existence. C’est un bel exemple de longévité et de détermination artistique pour une formation qui a toujours évolué à l’abri des « sunlights » médiatiques. Au fil du temps, ce groupe parisien de musique expérimentale est passé par plusieurs métamorphoses, elles-mêmes induites par quelques changements de personnel, ce qui l’a transformé en formation à géométrie variable. Il était formé à l’origine par Jacques BARBÉRI, Philippe PERREAUDIN, Denis FRAJERMAN et Philippe MASSON. Dans la configuration actuelle subsistent les deux premiers cités, augmentés de Laurent PERNICE ; voilà pour le noyau dur.

L’univers sonore de PALO ALTO ingère aussi bien l’indus que l’ambient, l’électro que l’improvisation, et nourri par autant de références musicales (Brian ENO, TUXEDOMOON, LEGENDARY PINK DOTS, ART ZOYD, CAN, la collection Made to Measure de Crammed Discs…) que littéraires (J.G. BALLARD, Philip K. DICK, Antoine VOLODINE, Thomas PYNCHON…). Du reste, l’un de ses membres – Jacques BARBÉRI – est également auteur d’ouvrages de science-fiction, et ses textes sont tant qu’à faire intégrés à certaines créations du groupe (un album a même été réalisé avec KLIMPEREI sur son ouvrage Mondocane). Outre une bonne quinzaine d’albums à son actif (publiés sur divers supports : K7, CD, CD-R, DVD, LP…), PALO ALTO s’est également impliqué dans plusieurs projets collectifs d’hommages à des groupes avec lesquels il cultive des affinités électives, comme TUXEDOMOON, PTÔSE, THE RESIDENTS, COIL, et même Nino FERRER…

Trente ans plus tard, l’activisme artistique de PALO ALTO a peut-être ralenti, mais son inspiration reste en éveil. En témoigne ce nouvel album, Difference and Repetition, qui a tout du plat de résistance, puisque chacune de ses 4 compositions s’étale entre 17 et 19 minutes, soit la durée moyenne d’une face de disque 33 Tours. En fait, le projet initial était de réaliser une œuvre qui se déploie sur un double album vinyle. Le choix n’est pas innocent, car PALO ALTO souhaitait également rendre hommage à une musique créative et défricheuse née à l’orée des années 1970, celle du groupe SOFT MACHINE.

En l’occurrence, Difference and Repetition serait un écho « dupliqué » du double album Third de la Machine molle paru en 1970, mais qui en diffère de par ses ingrédients musicaux, car il ne s’agissait évidemment pas pour PALO ALTO de « copier » trait pour trait la musique de SOFT MACHINE, et encore moins d’en plagier la grammaire (de jazz-rock il n’est point question ici, ni de free jazz). La référence serait donc purement au niveau du contenant ? Pas si sûr.

Car Difference and Repetition renvoie de nombreuses mais subreptices résonances avec l’univers de Third. On y retrouve ce goût prononcé pour une musique mutante, en constant devenir, tout à la fois obsédante et changeante, d’apparence organique et spontanée, mais simultanément extrêmement construite, montée et remontée, traitée et retraitée, voire triturée, démontée, trafiquée… Third a beaucoup bénéficié des techniques de montage en studio de son époque (quitte à cisailler des bandes master comme tout bon boucher…), Difference and Repetition use des techniques de son temps, modifiant « génétiquement » les sons de certains instruments (le saxophone de Jacques BARBÉRI), ayant recours par endroits à des instruments… exotiques, tels qu’une trompe tibétaine, une cithare, un tro khmer (instrument à cordes cambodgien), et empruntant des enregistrements de terrain, des objets trouvés pour concevoir ses trames et les habiller.

Signe des temps, aux orgues électrique et Hammond, piano électrique et acoustique, mellotron et pianet employés par RATLEDGE et par WYATT sur Third, Philippe PERRAUDIN et Laurent PERNICE substituent sur Difference and Repetition des synthétiseurs, boîtes à rythmes et autres programmations exhalant des ambiances plus en phase avec notre siècle glaçant et nos civilisations finissantes…

Third et Difference and Repetition ont en commun, à cinquante ans d’écart, de débroussailler le terrain des possibles musicaux en amalgamant des sources, des approches, des procédés, des techniques et des sonorités provenant de différents mondes sonores. L’un comme l’autre révèlent une démarche similaire, des structures voisines, mais affirment une nécessaire altérité identitaire, tributaires de leurs positionnements temporels et de leur projections spatiales.

L’autre point commun entre les deux œuvres, c’est qu’elles révèlent la maturité artistique d’une formation qui fonctionne comme un bloc ; il s’agit vraiment de musiques de groupe dont la somme dépasse ses parties, mais qui a ouvert ses portes à des contributeurs extérieurs. Dans le cas de Third, les participations n’ont cours que sur une seule pièce ; sur Difference and Repetition, chaque composition met en valeur un « invité », voire dans certains cas quelques participations annexes. PALO ALTO a souvent ouvert ses portes à des contributeurs extérieurs, à des artistes indépendants et/ou obscurs qui évoluent dans des sphères relativement proches. Pour ce disque-anniversaire, PALO ALTO a réquisitionné de notables pointures des musiques aventureuses et expérimentales.

C’est ainsi que la première pièce de l’album, aussi stratosphérique que rugueuse, incrustée d’objets trouvés fournis par Denis FRAJERMAN, est copieusement arrosée des guitares électriques si caractéristiques de Richard PINHAS, qui bataillent un temps avec le saxophone modifié de Jacques BARBERI. Cette pièce a été justement baptisée du titre de l’un de ses écrits de PINHAS, The Tears of Nietzsche (Les Larmes de Nietzsche).

Démarrant comme de l’ambient « bourdonnant » puis évoluant à travers une pulsation intraitable et évoquant quelque « ailleurs ethnisant », la deuxième pièce, Rhizome, voit le concours de Thierry ZABOITZEFF (ex-ART ZOYD, ARIA PRIMITIVA), dont le violoncelle électrique déploie une lancinante et extatique complainte dans le dernier tiers.

Enfin, le trompettiste new-yorkais Rhys CHATHAM renforce l’hypnotisme rythmique à l’œuvre sur la pièce éponyme à l’album (placée à la fin de celui-ci), qui bénéficie également du renfort du quintette vocal LES BOTTINES, pas nécessairement « souriantes » mais assurément aériennes, voire spectrales, projetant Différence et Répétition dans une sphère éminemment spirituelle.

La troisième pièce se distingue pour sa part des autres en mettant à l’honneur l’élocution incantatoire et passablement illuminée de l’écrivain Alain DAMASIO, qui se fend de trois lectures de textes (d’où le titre, Triptych) que la musique de PALO ALTO se contente de soutenir discrètement, s’autorisant juste de planter le décor à chaque introduction. Certes, Triptych tranche avec le reste de l’album, mais il n’en est pas moins au cœur de ce dernier ; il en est même la palpitation interne qui en alimente la dimension conceptuelle. (Nous allons y revenir.)

En tout cas, cet album a l’intelligence de se différencier des précédents chapitres discographiques de PALO ALTO, tout en en préservant l’esprit et en en réitérant la démarche. Est-ce pour cette raison qu’il est intitulé Difference and Repetition ? C’est un niveau de lecture comme un autre. Mais Différence et Répétition est en fait le titre d’un ouvrage du philosophe Gilles DELEUZE, une thèse à mi-chemin entre métaphysique et esthétique.

Fidèle à lui-même, PALO ALTO continue donc de se nourrir d’influences littéraires et a tenu à sous-titrer cet album A Musical Evocation of Gilles DELEUZE, au cas où quelqu’un aurait encore un doute… Faut-il pour autant avoir ingurgité ce texte deleuzien avant d’écouter cet album ? Pas nécessairement, mais la connaissance de celui-ci peut convaincre de la multiplicité de « lectures » que l’on peut faire de cette musique, qui projette des espaces soniques tant oniriques que dystopiques, en mutation constante, et en tout cas toujours captivants.

La pensée deleuzienne transpire à travers tous les spores de cet album : quand ce ne sont pas des concepts ou des titres d’ouvrages de DELEUZE qui donnent leurs noms à des compositions ou qui font l’objet de citations déclamées, ce sont des extraits d’ouvrages sur le philosophe qui remplissent ces fonctions. Au-delà, on peut même avancer que la musique de PALO ALTO, son processus créatif comme son univers sonore, sont volontiers nourris par la pensée deleuzienne. Car les concepts deleuziens, dans Différence et Répétition, s’appliquent aussi à la musique : « C’est la différence qui est rythmique, et non pas la répétition qui, pourtant, la produit. »

Répétitive et simultanément différente est en vérité la musique de PALO ALTO sur cet album, génératrice d’une transe continuelle qui se décline à différents niveaux, le long des quatre pièces, ou mouvements, ou « plateaux », de Difference and Repetition. Des trames de fond répétitives servent de support à des interventions solistes qui influent elles-mêmes sur celles-ci ainsi que sur la perception qu’on peut en avoir. Le même morceau peut ainsi se révéler planant, méditatif un moment, puis plus grave, sombre l’instant d’après, puis plus loin se faire plus rugueux et virulent, se hisser à un niveau critique d’ébullition pour brusquement se calmer et balayer le terrain pour permettre à de nouvelles ondes de s’y étendre et de s’épanouir…

Chaque pièce de PALO ALTO a cette composante multi-directionnelle, et s’avère constamment mouvante, impermanente, fractale, « rhizomatique » (pour user du vocabulaire deleuzien). Et ces métamorphoses perpétuelles entre des moments cosmiques et des instants chaotiques illustrent on ne peut mieux le concept deleuzien du « chaosmos », terme emprunté à James JOYCE pour évoquer « l’identité interne du monde et du chaos ».

Par voie de conséquence, les compositions de PALO ALTO ne pouvaient que s’étaler sur la durée, même si celle-ci ne se déploie pas à l’horizontale. Et par ricochet, on comprend d’autant mieux le choix de faire participer Richard PINHAS et Alain DAMASIO. Le premier est un grand connaisseur de Gilles DELEUZE, et son ouvrage Les Larmes de Nietzsche analyse précisément le lien entre Deleuze et la musique. On se rappellera au passage que le guitariste et philosophe français a réalisé en 1996 un album titré De l’un et du Multiple, faisant écho au système du Multiple de Gilles DELEUZE, et qu’un autre de ses albums, paru en 2002, s’appelle comme par hasard Event and Repetitions…

Quant à Alain DAMASIO, sa fascination pour l’œuvre deleuzienne est littéralement mise à nue et à sang vif dans Triptych, avec sa déclamation d’un texte inédit de son cru, Gilles Deleuze est mort, qu’il fait suivre d’un extrait de son ouvrage Les Furtifs pour finalement revenir à un écrit de Gilles DELEUZE, le fameux Chaosmos, extrait de l’ouvrage de référence Mille Plateaux, réalisé avec Félix GUATTARI.

On le voit, tout fait sens dans cette œuvre hyper-connectée. Convoquer SOFT MACHINE et GILLES DELEUZE dans une même œuvre musicale, on se dit que seul PALO ALTO pouvait y penser, tant les liens entre les deux mondes n’ont guère apparus comme évidents à la plupart des simples mortels. Mais après tout, SOFT MACHINE n’a-t-il pas enregistré son premier disque l’année même (1968) où est parue la thèse deleuzienne Différence et Répétition ? Bientôt, certains vont hurler au complot… Sous les plateaux, la plage ? Avalez déjà ce pavé, il devrait savamment secouer vos ornières et vous faire entrevoir d’autres perspectives…

Stéphane Fougère

Page : www.mathpromo.com/paloalto

Label : www.subrosa.net

 

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