Patrick FORGAS : La Circonvolution surréaliste

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Patrick FORGAS

La Circonvolution surréaliste

Le parcours du compositeur-batteur Patrick FORGAS a des allures de grand-huit, avec ses hauts, ses bas et ses virages à 180°. C’est sans doute ce qui l’a poussé à regarder le temps avec la lentille métaphysique du « cycle », notion puissamment illustrée par le titre de son récent CD, Roue libre. Crédité au FORGAS BAND PHENOMENA, cet album s’inscrit dans la droite lignée, tant spirituelle que formelle, des premiers albums de SOFT MACHINE et autres HATFIELD & THE NORTH.

S’il est vrai que FORGAS se reconnait une filiation avec l’univers de Robert WYATT, Bernard LUBAT et Terry RILEY comptent également parmi ses maîtres inspirateurs.

Sa musique prend donc plus sûrement des allures de labyrinthes que de lignes droites, mais elle est toujours « rondement » menée, et sait faire tourner les têtes tel un cercle « circussien » aux acrobaties bariolées. C’est une musique à l’image d’une vie humaine, capricieuse et revendicatrice, mais toujours propulsée par la fulgurance poétique.

Exposition d’un relief musical à travers l’autoportrait de son créateur.

Déclic

 » Pour moi, la musique, c’est parti du rythme. À mes débuts, je suis tombé sur un musicien d’origine abidjanaise qui m’a proposé de jouer dans sa formation, j’ai trouvé ça super ! Et donc on a monté un trio, les SOUNDMAKERS, et on a repris les morceaux standard de l’époque en rythm and blues, en pop music, des slows… A l’époque, c’était de la musique pour la danse. Ça n’a pas d’ailleurs tellement changé ! On a joué au Golf Drouot, à la taverne de l’Olympia, devant l’ambassadeur de la Côte-d’Ivoire, qui avait organisé une grande fête en fin d’année pour les Abidjanais à Paris. On jouait régulièrement dans les boîtes de nuit, dans les lycées, on animait des boums, des soirées. Et un jour, j’ai eu la proposition de jouer dans un groupe de variétés, MUSIC SYSTEM, pour faire des bals et pour gagner aussi un peu de sous, pour me payer un meilleur matériel de batterie.

Ça a été une expérience intéressante parce que je me suis rendu compte que je n’étais pas du tout fait pour la variété ! Dans ce milieu, le public répond surtout à un rythme de grosse caisse, notamment pour la danse, et la mélodie n’a pas tellement d’importance. Ce qu’il veut, c’est du rythme, mais un rythme sauvage sans aucune difficulté, pas trop de roulements. En fait, on est une machine quoi ! (Après, c’est devenu réellement ça !).

Après un an et demi de galères, j’ai décidé d’arrêter tout ça et de composer ma musique. Je me suis retrouvé au chômage et je me suis dit  » bon, j’en profite pour travailler la musique à fond « .

Entre 1972 et 1974, j’ai composé notamment My Trip, le fameux grand morceau qui est sur l’album Cocktail, j’ai également composé tout un tas de petites choses, des morceaux pas très longs avec des ambiances particulières, un peu musiques de films, comme Mike OLDFIELD le faisait, parce que j’avais beaucoup d’affinités avec les guitares. A l’époque, je jouais pas mal de la guitare en même temps que la batterie, je jouais aussi de la guitare basse, j’avais des petits jouets d’enfant, des petits orgues, je jouais un peu de flûte, de violon, un petit peu de tout, je chantais aussi, j’arrivais à faire des maquettes.

Cela m’a permis un jour de rencontrer la maison de disques Barclay, et à force d’aller les voir et de les ennuyer avec mes bandes magnétiques, ils m’ont un jour proposé d’enregistrer dans les studios Hoche avec un matériel que j’avais préparé. Et là j’ai invité Didier THIBAULT, qui était le bassiste de MOVING GELATINE PLATES, Dominique GODIN, qui jouait de l’orgue et un peu de sax aussi, et qui avait beaucoup d’affinités avec des musiques rythmiquement asymétriques. Et on a fait cette maquette de My Trip, qui durait 10 minutes, et qui figure en bonus sur le CD L’Œil.

A cette époque-là, Jean-Marc BAILLEUX avait pour projet de monter un label qui s’est appelé Gratte-ciel. Ils ont été quatre à s’être cotisés pour monter ce label et ils ont donc signé ETRON FOU LELOUBLAN, MAJHUN, TREPONEM PAL, David ROSE, moi et un artiste plus variété.

Au bout d’un an, David ROSE a réussi à faire deux albums, ainsi que MAJHUN. Moi, je n’ai pas pu. En contrepartie, j’ai pu enregistrer à France Culture une partie du matériel du deuxième album, mais bon, comme le label a fait un dépôt de bilan, je me suis retrouvé sans aucune issue de ce côté-là. Je pensais, vu que j’avais déjà fait un petit trajet avec ma musique, qu’il y aurait d’autres labels qui auraient pu être intéressés. En fait je me suis rendu compte que pas vraiment, puisque tout le monde se retrouvait dans une situation un peu similaire à Gratte-Ciel, et que cette musique-là se vendait de moins en moins bien et, forcément, par une pénurie d’argent, on ne peut plus rien fabriquer ni enregistrer. Il y a eu également des tournées annulées. « 

Magic Decadence

 » Fin 1978, ça a été la chute aux enfers parce que, en même temps que le groupe s’est arrêté, j’ai rompu avec la femme avec laquelle j’étais depuis plusieurs années et qui m’avait aidé moralement et un peu financièrement à faire cet album. Je me suis retrouvé à la rue et j’ai choisi un boulot dans une boîte d’intérim à 1500 F par mois. Donc c’était la misère, et tout devenait gravissime. Alors que ma boîte d’intérim recherchait un coursier pour le lait Gloria, j’ai tout de suite sauté sur l’occasion de faire ce boulot parce que les horaires me convenaient. Dans mon idée, ça me donnait presque 8 heures par jour pour refaire de la musique.

Je m’étais acheté un matériel de guitare un peu plus élaboré, j’avais une Gibson, avec un synthétiseur guitare, et là, je comptais me diriger un peu vers la chanson pour pouvoir toucher un gros label. Et c’est ce que j’ai fait ! J’ai composé 150 chansons, et sur ces 150 chansons, CBS en a choisi trois et j’ai pu faire un 45 tours en 1982 qui s’appelle Miroir tu triches. Alors comme tous les titres sont révélateurs, le miroir a bien triché puisque l’image que je voulais donner de moi n’était pas la bonne. Je n’ai jamais été ni chanteur ni compositeur de chansons !

Simplement, j’avais été beaucoup inspiré par les musiques de TALKING HEADS, avec des rythmiques un peu mélangées, et donc aussi avec la science d’ENO puisqu’il avait participé à un album de TALKING HEADS. Je pensais qu’il y avait un créneau à développer, un peu humoristique, à la Kevin AYERS, en français. Ça n’a pas marché, mais j’ai après rencontré des producteurs télé, les frères BOGDANOFF, des réalisateurs qui m’ont fait travailler dans des émissions comme Moi Je, Autrement Dit. Ensuite, j’ai reçu la proposition de faire une comédie musicale au théâtre de Boulogne. Je me suis ouvert sur d’autres choses, comme la musique de danse sur des thèmes particuliers.

Et puis les années ont défilé et je me suis aussi mis à gagner des sous par le biais de l’immobilier, ce qui m’a permis d’avoir un fonds de réserve. Et un jour quelqu’un a frappé à ma porte, c’était Alain JULIAC. Il souhaitait que je reprenne ma vraie musique ; je me suis pris au jeu et, en 1990, on a sorti sur le label Muséa un premier CD qui s’est appelé L’Œil, en référence à un problème de santé que j’avais eu en 1980, où j’avais perdu la possibilité de voir comme tout le monde puisque j’avais eu un problème psychologique et, suite à ça, il avait fallu que je me soigne pendant un an.

Dans cet album, j’ai invité Didier MALHERBE, qui a bien voulu jouer gratuitement, ainsi que Laurent ROUBACH, Patrick TILLEMAN et Jean-Pierre FOUQUEY. J’avais un matériel extrêmement amateur, un TEC 3440 à bandes, donc j’ai vraiment fait ça avec peu de moyens. Mais le résultat a quand même été à mon avis très bien reçu puisque on n’a pas trop tenu compte de mes pauvres moyens et on m’a quand même porté un jugement assez positif sur le travail de composition qui avait été fait.

J’ai ensuite enregistré un deuxième CD que j’ai appelé Art d’écho, en 1993, qui m’a donné la possibilité de faire rejouer Jean-Pierre THIRAULT, ex-MAJHUN, qui jouait du sax alto, soprano, ténor et de la clarinette. J’ai invité aussi François DEBRICON, qui jouait de la flûte, Ron MEZA qui jouait de la trompette et qui avait été notamment le trompettiste de ZAWINUL et de Salif KEITA, et aussi le tromboniste Jean-Claude ONESTA. Ce CD, je l’ai dédié à André BRETON ; L’Œil, je l’avais dédié à Robert WYATT. Ces deux CD ont du reste été envoyés à Robert WYATT, qui m’a chaque fois renvoyé un mot d’encouragement en disant que c’était très bien. « 

My  Phenomena(l)  Trip

 » Je me suis alors retrouvé face à une alternative : soit je continuais à composer ce type de musique-là, soit je la composais pour formation musicale en live, et je rejouais de mon instrument. Dans Art d’écho, il y a un morceau où je rejoue de la batterie, alors que je n’en avais pas joué pendant X années. Ça m’a indiqué que je n’avais pas perdu la main, et qu’il fallait que je m’y remette. Le tout réuni, comme à l’époque j’avais mis quelques sous de côté, je me suis payé une bonne batterie et j’ai commencé à remonter des formations, dont VILLA CARMEN en 1995. Ça a été un périple très long, mais ça m’a en même temps perfectionné et redonné la main qu’il fallait en tant que batteur. Au bout de la cinquième formation, j’ai donc pu rencontrer Aymeric LEROY et Olivier PELLETANT, qui avaient décidé de monter un petit label, Cosmos Music, et qui m’ont donné la possibilité d’enregistrer ce CD qui s’appelle Roue libre.

Il y a à la guitare Mathias DESMIER, qui est un jeune guitariste très talentueux dans la trempe d’Allan HOLDSWORTH, Philippe TALET à la basse (ex-ABUS DANGEREUX), qui avait joué avec moi en 78, aux claviers Stéphane JAOUI, qui jouait dans le groupe XAAL, Mireille BAUER (ex-GONG) aux percussions, vibraphone et marimba, et puis Frédéric SCHMIDELY, à la flûte traversière et aux saxophones soprano, alto et ténor. Le morceau Roue libre dure en réalité plus de 20 minutes puisque derrière j’ai ajouté un petit bonus de quelques minutes que j’ai sur 8 pistes chez moi, et qui clôture bien ce CD par son aspect un peu reposant.

Pour motiver les musiciens, il faut des concerts ; comme à la fin du CD je n’avais pas de concerts à leur proposer immédiatement, ils sont tous partis ! Et il a fallu que je me mette à chercher des concerts avant de remonter une nouvelle formation.

Actuellement, dans mon groupe, il y a Jean-Pierre THIRAULT aux sax et clarinette, un claviériste qui s’appelle Pierre BERTRAND, très bon musicien d’après les dires de beaucoup, et un jeune bassiste sensationnel, Juan-Sebastian JIMENEZ. Mon souci est de restituer l’intégralité du répertoire de Roue libre et aussi de commencer à faire écouter au public le répertoire qui fera certainement l’objet d’un prochain CD (je ne sais pas encore chez qui et comment), mais il y aura un morceau qui s’appelle Extralucide, qui dure 8 minutes ; un morceau de 15 minutes, Pieuvre à la pluie, et un morceau de 40 minutes qui s’appelle Coup de théâtre. « 

A Free Wheel in Curved Air

 » Cette fameuse roue qui figure sur la pochette du CD avait été construite pour l’exposition universelle de 1900. L’ingénieur anglais qui a conçu cette roue a construit la même pour le printemps de Vienne. J’ai même appris, je ne sais pas si c’est vrai, que les wagons salons de cette Grande Roue de Paris ont été démontés en 1921 suite à une pénurie d’acide causée par la guerre de 1914-18 et ont été vendus pour la plupart à Vienne. L’ingénieur a également construit cette roue-là à Londres. Mais c’est la roue de Paris qui était la plus grande en diamètre. Elle faisait 110 mètres de haut et comprenait 40 wagons de salon, à raison de 40 personnes par wagon. Ça faisait des voyages de 1 600 personnes qui duraient 20 minutes, et dans tous ces wagons salons il y avait un wagon restaurant. C’était un monument, quoi !

L’emplacement de cette roue se situait avenue de Suffren, dans le périmètre de la Motte-Picquet, là où j’ai monté mon premier groupe, donc la boucle se boucle ! Il n’y a pas vraiment de hasard, on revient dans ses premiers murs.

L’idée de la roue, c’est qu’on s’élève pour revenir au point zéro, on part d’un point pour revenir au même point. La roue est vraiment un support musical parce qu’une boîte à musique a une forme de roue, la musique répétitive, c’est quelque chose qui se répète, et on aime bien d’un plaisir qu’il se renouvelle. C’est un peu comme une bande qu’on fait tourner sans arrêt sur le plaisir, et ce plaisir dure plus longtemps, c’est comme une méthode de pharmacien, c’est une alchimie musicale.

Le maître Terry RILEY a été l’un des premiers musiciens à faire comprendre ça aux gens, en faisant tourner des phrases et des rythmes différents, tournant toujours autour du même axe, qui était son cœur et son âme. J’ai eu un jour l’occasion de le voir jouer au théâtre Henri-IV, et on était tous sous hypnose. Terry RILEY est quelqu’un qui a une très grande maîtrise du pranayama, ou yoga de la respiration, il a beaucoup étudié aux Indes et a conjugué la technique jazz avec la technique hindoue. Sa musique est un support de bien-être, de liberté. Je crois que la liberté n’existe pas vraiment, c’est un fonctionnement dans un périmètre. On trouve sa liberté dans un espace. « 

Paris Circus Band

 » La roue symbolise également la fête foraine, c’est un moyen populaire de faire une attraction qui soit à la portée de tout le monde, qui soit partagée par n’importe qui, aussi bien riche que pauvre. Ce côté saltimbanque, je pense l’exprimer dans ma musique. Dans mon CD, il y a des moments où on pourrait voir une trapéziste faire son numéro sur ma musique, ça ne me gênerait pas, bien au contraire, et je retrouve un peu cet esprit-là chez la COMPAGNIE LUBAT. Bernard LUBAT a en effet tout investi sur une troupe de théâtre et de danse.

En plus, le nom de mon groupe,  » Phenomena « , ça fait penser à  » phénomène de foire « , ou à des musiciens qui ne sont pas dans la norme, des musiciens qui peuvent se trancher le corps avec leur guitare, se faire enfoncer des clous dans les pieds, etc.

À l’époque, il y avait beaucoup d’ours qui servaient de support aux saltimbanques. J’adore les ours, j’en suis un peu un d’ailleurs physiquement.

Moi j’aime bien les animaux, j’ai un perroquet, du reste. Et c’est vrai que l’homme et l’animal sont vraiment faits pour vivre ensemble. Je crois qu’il faudrait faire un CD pour les animaux. Ce serait peut-être une bonne idée. Comme nous sommes des animaux, ça on l’oublie un peu mais c’est quand même la vérité, on a de temps en temps besoin de caresses ; on n’est pas entièrement frigides, on n’est pas entièrement blasés, et ça peut être des caresses sonores. « 

Plus fragile qu’une poubelle

 » Le point commun que j’ai avec la musique dite de la mouvance de Canterbury, c’est que les musiciens canterburyens sont des gens qui ont des lignes de pensée très humanitaires, qui détestent se retrouver devant la milice ou devant des fascistes. Ce qui explique aussi que je n’ai jamais trop apprécié la démarche de VANDER.

Je pense que la musique de SOFT MACHINE a été une poésie nostalgique, et en même temps une grande douleur. C’était une musique triste, mais optimiste dans sa tristesse ; c’est-à-dire qu’on croyait en quelque chose. C’était une forme de musique psychanalytique. C’est pour ça qu’il y a à la fois la douleur et l’espoir. Il y avait ce côté répétitif et obsessionnel qui réconcilie un peu et qui ne fait pas dans la nostalgie mièvre à l’eau de rose. C’était très dur. Dans l’esprit de SOFT MACHINE, il y avait une douleur, qu’on retrouve dans MAGMA d’ailleurs. Un de leurs points communs, c’était leur révolte.

Quand je pense à Robert WYATT aujourd’hui, je le trouve loin de cette époque-là. Il a un problème de santé, il est dans un siège roulant, il n’a plus ses jambes, il n’a donc plus l’autonomie qu’il lui faudrait pour jouer de la batterie. Quand on est batteur et qu’après on devient uniquement chanteur avec la seule validité de ses mains, on ne compose pas la même musique. Robert WYATT compose aujourd’hui des choses très différentes de celles qu’il avait composé dans le début de sa carrière. Ce qui l’a sauvé dans sa vie, c’est d’être musicien, d’être compositeur. Suite à son problème de santé il a pu garder le moral grâce aux gens qui l’entouraient et à sa musique. Si j’ai des points communs avec lui, c’est qu’il a compris que la batterie, le chant, c’était pas le plus important dans la musique. Le plus important, c’est comment les gens s’expriment.

C’est le choix des instruments utilisés pour s’exprimer, je pense notamment à l’orgue, à la guitare basse et à la batterie parce que ce sont les instruments pour moi les plus mystiques qui existent. Tous les gens ressentent l’orgue, tous les gens sont sensibles à cette infinie volonté de réconcilier la nature et l’homme sur Terre, l’orgue est un instrument symbolique puisqu’il symbolise la naissance du baptême dans une église, ensuite la communion… J’ai toujours été un fan de l’orgue. Dans les années 70 j’ai filé en Allemagne (à Stuttgart notamment) parce que là-bas on fabrique les plus beaux orgues au monde. J’ai joué dans plusieurs églises sur des orgues différents parce que je voulais retrouver le son d’orgue de Mike RATLEDGE, tel qu’on le trouve sur le premier album de SOFT MACHINE (mon préféré !). « 

Bouffe industrielle comédie

 » Je suis révolté de voir à quel point on prend les gens pour des sacs poubelle, pour des boîtes à ordures, par les oreilles, par la bouche, par le nez puisque ce qu’on respire c’est pas fameux. Et donc la musique est à l’image du produit, c’est-à-dire  » mangez et vous oublierez  » ! Mais moi je n’oublie pas parce que je ne mange pas comme les autres ! Et je me rends compte aujourd’hui que rien n’a changé depuis les années 60. Au contraire, la machine capitaliste a bien confiné les gens, les a bien rendus individualistes, égoïstes. On n’a jamais vécu une telle pagaille, une telle injustice !

On se dit dans un pays démocratique, très ouvert, très abordable, en fait c’est l’inverse : si t’as pas d’argent, t’es rien ! Le fond de ma pensée c’est que la vérité se trouve dans la misère et dans les visages de désolation. Il y a de plus en plus de gens à la rue maintenant, il n’y a plus d’âge pour être au chômage, pour être SDF. La musique devrait être le support et le soutien de ceux qui n’ont pas grand’chose, voire qui n’ont rien ou qui ont tout perdu. Elle doit être le support des sentiments forts aussi, c’est-à-dire alimenter la flamme qu’on peut avoir pour quelqu’un.

Et si on fait de la musique aujourd’hui, c’est pas pour faire bien, c’est pas pour décorer les murs, c’est pas pour dire  » on va vous faire du piano saloon pendant que vous allez déguster vos gentils cocktails, tout va bien se passer on va vous mettre du miel dans les oreilles « . Je suis désolé, il est temps que les gens se réveillent ! « 

Révolte

 » Pour moi il y a la vraie et la fausse musique. La vraie musique n’est pas commerciale, elle n’est pas faite pour être vendue comme des petits pains. C’est pour ça que j’ai dédié un compact à André BRETON ; il a dit que l’art n’était pas un produit. Je crois qu’il faut savoir ce qu’on est, si on est une pute ou si on est autre chose. C’est grave de voir des gens aujourd’hui qui sont endormis, des gens qui marchent dans la combine. Aujourd’hui, si t’es une bonne salope, ça marche ! Si t’es un bon tyran, ça marche aussi ! Il faut être méchant. Je suis désolé, je resterai comme je suis, pas spécialement plus gentil qu’un autre, mais je préfère la douceur et le côté pédagogie et surtout la communication sincère et directe plutôt que de passer par des intermédiaires intellectuels et des grandes théories qui ne servent à rien.

À l’heure d’aujourd’hui, le type de musique que je fais, qu’on est une certaine quantité à faire, il n’y a même pas une seule radio nationale qui la diffuse, à part France Inter qui fait un petit rond de jambe une ou deux fois par mois, enfin… passé minuit, donc les gens sont couchés ! La télé ignore totalement ce courant de musique-là. En fait on ignore également les gens qui sont diplômés, le côté savant inquiète le gouvernement. Il vaut mieux des bons bœufs bien musclés qui savent transporter des bonbonnes et des barriques que des gens qui réfléchissent. T’es pas récompensé si t’es savant aujourd’hui ; si tu déranges, tu te retrouves SDF. Si le front national passe, on n’aura plus le droit de s’exprimer, la musique n’existera plus. Déjà qu’on a du mal à s’exprimer, alors là ce sera fini !

Je fais de la musique et, par ma musique, je fais passer un certain message. Les gens ont besoin de beau. Et en même temps les gens ont besoin de vrai, de communication. Le rythme est très important parce qu’il énonce un mode de réponse à ce qu’on nous donne. Moi je pense que ce qu’on nous donne c’est pas beau, donc ce qu’on va leur donner, c’est une réponse, une espèce d’arme, d’arme pour se protéger de nous-même, et en même temps des mélodies qui sont très simples, elles peuvent se siffler, elles peuvent se chanter. Comme ce sont les rythmes qui sont un peu plus élaborés, plus durs à comprendre, les deux réunis font que ça reste quand même une musique abordable. Je ne me considère pas comme un musicien intellectuel qui fabrique quelque chose pour une élite de gens.

La musique a cet avantage de ne pas faire appel à un discours prétentieux. Les gens la comprennent ou ne la comprennent pas. Au moins, c’est clair dès le début ! Comme je crois en l’amitié et en l’amour, la musique que je fais mérite effectivement d’être écoutée avec un peu plus d’attention pour que les gens sentent que cette démarche est une réconciliation de l’homme avec l’homme. C’est une musique humanitaire. Elle n’est pas faite pour décorer les arbres de noël, c’est une musique qui est tout à fait à la portée de tout le monde, mais il faut avoir le temps de l’écouter, il faut prendre du temps. « 

Sérum de vérité

 » On doit sans arrêt rendre hommage à la poésie, parce que par la poésie, par le texte, on peut redonner confiance aux gens, on peut les amener à croire en eux. Tout part de là, de soi-même, des échanges qu’on a avec les autres, de l’encouragement qu’on donne aux autres. Un petit coup de téléphone de temps en temps… Les gens qui ont ce mécanisme de camaraderie, d’amitié, vivent mieux parce qu’en fait ils entretiennent quelque chose. Je crois que si on a plus d’échanges avec les gens sur Terre, ça devient triste. Je ne me verrai pas vivre sur une île, tout seul, c’est pas mon truc !

Ce qui est très important c’est de partager. Partager les plaisirs, mais aussi les misères et les problèmes, car quand on vous aime, c’est aussi quand vous avez des problèmes, on ne vous aime pas uniquement quand tout va bien ! Après mon premier album, Cocktail, je me suis retrouvé un peu seul et ça m’a pas un peu bouleversé au début. Ensuite, je me suis dit que c’était peut-être normal. Quand on ne parle plus de vous, vous n’existez plus, mais ça… c’est pour tout le monde pareil. « 

Article de Stéphane Fougère (1998)

 

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