SLAPP HAPPY / HENRY COW – Desperate Straights

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SLAPP HAPPY / HENRY COW – Desperate Straights
(ReR Megacorp / Orkhêstra)

Ce n’est pas avec les premiers groupes que Richard BRANSON avait signés sur son jeune label Virgin au début des années 1970 (FAUST, HENRY COW, GONG, HATFIELD & THE NORTH…) qu’il était assuré de faire fortune, tant leur musique s’avérait filandreuse, complexe ou définitivement « out ». C’est pourquoi il avait signé aussi SLAPP HAPPY, un trio qui faisait – enfin – de la musique pop, certes un poil décalée et surréaliste, mais pop, interprétée par une sublime chanteuse qui plus est, donc susceptible d’être programmée en radio, d’être écoutée, achetée, vendue… la gloire, quoi ! C’était compter sans les « mauvaises » fréquentations du groupe, à commencer par les Allemands de FAUST, avec lesquels il avait enregistré ses deux premiers disques.

Tout cela n’était pas très « clean » et pouvait porter préjudice au potentiel commercial du trio… À tel point que Virgin avait même demandé à SLAPP HAPPY de réenregistrer son deuxième album, Acnalbasac Noom, retitré Casablanca Moon, avec d’autres musiciens plus aptes à arrondir les angles et le son. Mais quand l’annonce fut faite que SLAPP HAPPY avait, pour son troisième disque, fusionné avec HENRY COW, les gens de Virgin ont échappé de peu à la crise cardiaque ! Envolés, les rêves de réussite commerciale…

Ainsi naquit Desperate Straights, l’album impossible d’une rencontre qui aurait dû l’être tout autant mais qui, à la faveur d’un caprice collectif, a fonctionné à plein, transmutant la pop « rousseauiste » de SLAPP HAPPY en une pop avant-gardiste, lorgnant vers les idiomes contemporains tout en préservant le format chanson.

Pour qui a connu SLAPP HAPPY avec Sort Of, Acnalbasac Noom ou Casablanca Moon, l’effet de surprise est indéniable. Les ritournelles naïves et gentiment gloussantes de SLAPP HAPPY sont devenues de vraies contes brumeux et hallucinés aux contours délétères. Les arrangements inattendus des musiciens de HENRY COW, auxquels s’ajoutent divers invités (Lindsay COOPER et son basson, Mongezi FEZA à la trompette, Nick EVANS au trombone, Pierre MOERLEN et ses percussions…), y sont évidemment pour quelque chose. Seul peut-être Strayed, chanté par BLEGVAD qui s’accompagne à la guitare hawaienne, rappelle le SLAPP HAPPY antérieur.

Alambiquées mais ramassées, puisque dépassant rarement les deux minutes, les onze chansonnettes de cet album, majoritairement composées par le duo Anthony MOORE / Peter BLEGVAD, sont magnifiées par le chant encore métamorphosé de Dagmar KRAUSE, qui laisse deviner ici ses prochaines appétences pour l’univers de Bertold BRECHT et de Hanns EISLER.

On trouve dans Desperate Straights une chanson qui pose plein de questions au sujet des chapeaux, une mini-symphonie épique qui a failli sortir en single (Europa), une autre chanson (A Worm is at Work) qui critique la chanson sur les chapeaux ainsi qu’une autre qui sera enregistrée plus tard (War), ou encore un texte chanté par un personnage qui pourrait être hermaphrodite. C’est le fameux Bad Alchemy, premier jet en duo de Peter BLEGVAD et de John GREAVES, dont la collaboration connaîtra d’inspirés lendemains. Ce morceau sera du reste le seul rescapé du répertoire de SLAPP HAPPY dans le futur répertoire live de HENRY COW (cf. le double album Concerts, dans lequel on entend Dagmar KRAUSE chanter en duo avec Robert WYATT « Am I Hermaphrodite ? ». Amusant, non ?).

Ajoutez à cela les deux instrumentaux : le titre éponyme, avec son ambiance de fin de nuit dans un piano-bar évacué, et cette « berceuse caucasienne » totalement hors-sujet, avec piano et clarinette crispés, qui a surtout des allures de marche funèbre. Vous obtenez ainsi un tableau aux clairs-obscurs amers, à l’instar du dessin de pochette réalisé par Peter BLEGVAD, avec ses cernes impitoyables et ses taches ténébreuses au fusain, et ses personnages asthéniques dont les errances forment un manège désenchanté…

Desperate Straights a été perçu comme un album de transition dans le parcours de HENRY COW. Pour SLAPP HAPPY, ce fut le chant du cygne. L’autre disque résultant de la collaboration des deux groupes, In Praise of Learning, affichera très nettement la mainmise de HENRY COW sur la destinée de SLAPP HAPPY, qui implosera.

Mais cela est une autre histoire (et curieusement pas la dernière de SLAPP HAPPY). Cet album, déjà réédité en CD en 1993 par Virgin en complément de Casablanca Moon, fait désormais l’objet d’une réédition autonome chez ReR Megacorp, remastérisée par l’immanquable Bob DRAKE. Il le méritait bien, car il s’agit après tout du prototype de ce que l’on pourrait nommer la « pop in opposition ».

Stéphane Fougère

(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°16 – novembre 2004)

Label : www.rermegacorp.com

Distributeur : www.orkhestra.fr

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