Spiridon SHISHIGIN : Le Chant vibrant de la guimbarde iakoute

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Spiridon SHISHIGIN

Le Chant vibrant de la guimbarde iakoute

Avec un simple bout de métal faisant office d’armature au milieu duquel est fixé une languette, il est possible de jouer une musique qui ne repose pas sur des mélodies mais sur l’expression des sentiments et qui imite les sons de la nature. On en joue en actionnant une lamelle qui vibre, et c’est la bouche du musicien qui sert de caisse de résonance. Ce bout de métal est une guimbarde, un instrument très répandu sur le continent eurasiatique, érigé même en instrument de fierté nationale en République Sakha (Yakoutie), au Nord-Est de la Sibérie, où elle est nommée « khomus ». Directeur de l’école de Pokrovsk, au sud de la capitale Iakoutsk, Spiridon SHISHIGIN a joué un rôle déterminant dans le renouveau du jeu de khomus en République Sakha, au même titre que son collègue Ivan ALEKSEYEV (l’autre grand nom de la guimbarde iakoute), avec qui il a plusieurs fois joué en duo.

Les capiteuses vibrations d’une guimbarde peuvent entrer en résonance avec l’âme et le corps humain. Ses sonorités harmoniques, son bourdon et ses mélodies répétitives et improvisées reflètent une esthétique musicale directement liée à son environnement. De là à dire que le khomus sait parler et même chanter, et qu’il est en définitive un être vivant, il n’y a qu’un pas que les artistes iakoutes franchissent sans hésiter. Le khomus est même réputé servir de lien entre le monde des humains et celui des esprits.

Spiridon SHISHIGIN (parfois orthographié CHICHIGUINE) fut l’un des premiers artistes sakhas à jouer hors de son pays et s’est notamment fait entendre dans quelques productions discographiques à caractère ethnomusicologique avant d’enregistrer trois albums en solo sur des labels européens, un sur le label allemand Wergo et les deux autres sur les labels français Cinq Planètes et Boréalia (lire notre chronique). Sa performance musicale dans la bande originale du film de BARTABAS Chamane, sorti en 1995, n’est pas non plus passée inaperçue, même si Spiridon ne joue pas dans le film.

S’étant pris de passion pour cet instrument dès son enfance, Spiridon SHISHIGIN a été amené, au cours de sa carrière, à parcourir le globe terrestre pour rencontrer et pour échanger avec d’autres guimbardistes, et pour encourager l’enseignement de l’art de la guimbarde. Même s’il possède sa « guimbarde fétiche » sur laquelle il improvise à loisir, Spiridon a au fil du temps collectionné plusieurs guimbardes qu’il garde dans un petit sac qu’il promène avec lui à chacun de ses concerts. Il ne les joue pas toutes, juste celles (ou celle) qu’il considère comme aptes à interpréter les mélodies iakoutes et à exprimer le mieux ses sentiments. Selon Spiridon, ses guimbardes s’apprennent mutuellement à jouer, et lui se contente de les entendre résonner.

RYTHMES CROISÉS a rencontré ce maître du khomus à l’occasion d’un concert à Paris organisé par l’anthropologue et éditrice Émilie MAJ (fondatrice de la Maison européenne des Imaginaires et des éditions Boréalia) et l’a invité à parler de son parcours, de sa relation avec son instrument, et du rôle qu’il a joué dans son développement artistique.

Entretien avec SPIRIDON SHISHIGIN

Comment avez-vous découvert la guimbarde ?

SPIRIDON SHISHIGIN : En Yakoutie, rares sont les personnes qui ne savent pas jouer de la guimbarde, surtout aujourd’hui. Quand j’étais petit, j’écoutais les copines de ma maman jouer, et il y avait un forgeron dans notre village qui faisait des guimbardes. Ce n’était donc pas un problème de trouver des guimbardes, puisqu’il y en avait dans chaque maison. J’avais à peu près dix ans quand j’ai essayé d’en jouer pour la première fois, quand il n’y avait personne à la maison. Et le son m’a plu. Alors j’ai commencé à en jouer.

L’instrument était-il déjà très répandu à l’époque ?

SPIRIDON : Pas comme aujourd’hui. Mais on n’empêchait pas les gens d’en jouer. Ce n’était pas interdit. Peut-être qu’il y a eu une période dans notre histoire où on a empêché les gens d’en jouer – les médecins empêchaient les gens d’en jouer – et qu’ils se transmettent les instruments. Quand j’étais petit, j’ai entendu jouer à la radio Ivan ALEKSEYEV, le plus grand guimbardiste. Et moi, je l’ai imité, j’ai fait comme lui.

J’avais aussi un voisin qui était mon professeur, mon instituteur à l’époque ; il m’avait demandé de jouer en concert dans la classe. Alors je me suis préparé longtemps, et ça a plu aux enfants, aux gens. Et à moi aussi, ça m’a plu ! Donc voilà comment ça a commencé.

Quand je suis devenu étudiant, j’ai rencontré Ivan ALEKSEYEV lors de concerts où je jouais à l’université. En 1969, j’ai été lauréat d’un concours de tout l’URSS. C’était un concours de télévision. Et depuis, cinquante ans ont passé, et la guimbarde est toujours avec moi.

Depuis cinquante ans, le regard sur la guimbarde à dû changer, se développer. Pensez-vous y avoir joué un rôle ?

SPIRIDON : La première fois que je suis parti à l’étranger, c’était en 1987. C’était un événement organisé par le ministère de la culture de Russie. On a fait une tournée pendant quarante jours dans toute l’Europe. Il y a eu neuf concerts organisé par la Maison des cultures du monde à cette époque. Là-bas, quelqu’un a dit : « Vous êtes un petit peuple, mais un grand peuple. » J’ai demandé pourquoi ? On m’a répondu : « Parce que vous conservez votre langue, votre culture. Un peuple comme le vôtre ne disparaît jamais. »

Alors j’ai compris que ce n’était pas seulement un art de jouer, mais que c’était nécessaire pour que notre peuple perdure. Et depuis ce temps, je n’arrête pas de faire la promotion de la guimbarde. Je fais cela consciemment, pour que cet art se transmette de génération en génération.

En 1991, il y a eu le deuxième congrès d’amateurs de guimbarde. C’était un congrès international. Le premier avait eu lieu en Amérique en 1984, à l’initiative d’un spécialiste de la guimbarde nommé Frédérick CRANE. Là-bas il y a eu un festival de guimbardes, c’était le premier au monde. De France, il y avait Jon WRIGHT qui était venu, Mike SEEGER d’Amérique, des gens du Japon et de tout l’URSS. Là-bas, j’ai été aussi lauréat. Il y a eu neuf lauréats internationaux. Et on a donné à ces lauréats le nom de « virtuoses mondiaux ».

En 1987, il y a eu un deuxième congrès en Autriche. C’était la Société internationale de guimbarde qui avait organisé ce congrès. Et Ivan ALEKSEYEV et moi sommes entrés dans l’organisation de ce festival. Depuis, je fais toujours partie des membres de l’organisation de cet événement. On en a fait huit en tout.

Maintenant, la Yakoutie a beaucoup de forgerons, ce qui n’a pas toujours été le cas. En 1991, on a ouvert le premier Musée de la guimbarde. C’est le seul musée gouvernemental public de la guimbarde dans le monde, et c’est aussi un centre d’études de la guimbarde. Aujourd’hui, ce musée a quinze filiales dans différents pays. La dernière filiale à été ouverte en février 2019 en Mongolie. Je peux dire que je suis l’initiateur et l’organisateur de cette filiale mongole.

Et puis j’ai également joué dans le film de BARTABAS Chamane, qui est sorti en 1995. C’est un très bon film, mais ça n’a pas été facile de doubler à la guimbarde l’acteur qui faisait le musicien, de jouer en suivant ses mouvements. Parce que c’est lui qui était filmé, mais c’est moi qui jouait après par-dessus les images. Ça n’a donc pas été facile. À la fin, j’ai improvisé.

J’ai cru comprendre qu’il y a différents styles de jeu de guimbarde…

SPIRIDON : C’est un instrument qui n’est pas anodin. Il ne joue pas tout seul, il joue avec l’être humain. Parce que le résonateur, la caisse de résonance, c’est le corps humain. Les forgerons font en sorte de fabriquer de bonnes guimbardes pour jouer la musique du peuple iakoute. C’est un instrument qui correspond bien à la musique traditionnelle. Par exemple, la guimbarde kirghize joue à la kirghize, l’autrichienne joue avec des notes, et la norvégienne, c’est pour les danses.

Malheureusement, beaucoup de peuples ont oublié leurs guimbardes Par exemple, le Japon. Il y a eu une guimbarde au Japon, il y a 1000 ans. Des archéologues ont fait des découvertes. Il y a aussi des images qui montrent des musiciens japonais jouant de la guimbarde. Mais personne ne sait comment ils jouaient. Mais ils ont réussi à faire revivre leur guimbarde grâce à nos forgerons, et avec tous les efforts du joueur de guimbarde japonais Leo TADAGAWA. Maintenant, il y a beaucoup de forgerons la-bas. Mais ils ne savent pas comment on jouait de la guimbarde au Japon à l’époque.

Et les Ainous ?

SPIRIDON : Pour les Ainous, il y avait une guimbarde qu’on appelle « mukhuree », qui était en bambou. Ça, ça s’est conservé.

Quelle est la manière iakoute de jouer de la guimbarde ?

SPIRIDON : On met l’accent sur l’improvisation… Ce qu’on sent est exprimé à travers la guimbarde. Un scientifique iakoute a dit il y a cent ans que tous les peuples du monde avaient une guimbarde. (Jamais il n’est sorti de Yakoutie, il est toujours resté dans son pays, mais il avait l’air bien informé !) Et il a de même écrit que les esprits du haut avaient offert une guimbarde aux Iakoutes pour qu’ils fassent sortir d’eux la tristesse, qu’ils la fassent fuir, afin qu’ils soient plus joyeux. Et aussi pour qu’ils puissent guérir des maladies.

Chez beaucoup de peuples altaïens, il y avait des femmes chamanes qui en jouaient. Parce que la musique de guimbarde est une musique vivante. Les forgerons qui les fabriquent ont une énergie intérieure, une force. De générations en générations beaucoup de forgerons ont accumulé beaucoup d’énergie du peuple iakoute. Et quand un peuple continue à vivre, se développe, il ne doit conserver que des énergies positives. Moi je pense que tout cela se conserve grâce aux forgerons, aux artisans. Quand on joue, on fait ressortir cette énergie !

Moi, ce que j’aime, c’est jouer doucement, tranquillement. Il y a juste une petite languette dans la guimbarde. Il n’y a qu’une note, mais il y a des harmoniques. Et ces harmoniques sont vraiment infinis. Parce que je peux changer l’influence des différents organes de mon corps. Par exemple, un accordéon joue des notes finies, le piano aussi ; il y a tant de notes, et elles sont finies. C’est pas beaucoup, en fait. Alors que dans la guimbarde, il n’y a qu’une petite languette, mais comme l’homme qui en joue est vivant… C’est pour ça que je pense que c’est le meilleur instrument au monde.

C’est donc un art complètement soliste ?

SPIRIDON : On peut jouer aussi de la guimbarde en orchestre.

Qu’est-ce qui est le mieux : faire jouer la guimbarde avec d’autres instruments ou faire jouer un orchestre de guimbardes uniquement ?

SPIRIDON : C’est intéressant avec d’autres instruments, ca va bien ensemble. Mais moi, ce qui me plaît, c’est quand tout le monde improvise sur scène. J’avais un ami en Autriche qui jouait du tambour et d’une flûte bulgare, la fuyara, et il avait un ami guitariste. À trois, on avait fait un concert en improvisant. Il commençait sur un rythme, je jouais de la guimbarde et le guitariste venait s’ajouter…

Autrement dit, avec le khomus, on peut jouer des musiques très ancrées, très anciennes, mais aussi très contemporaines.

SPIRIDON : Oui. Il y a de très bons groupes en Autriche, par exemple, de musique contemporaine. La guimbarde est vraiment un instrument très riche en lui-même, il a beaucoup de possibilités. On peut en jouer avec plein d’instruments, des violons, des flûtes, etc., et accompagner des chanteurs, mais seulement en improvisant, en écoutant beaucoup les autres.

Est-ce que le mode de fabrication de la guimbarde a changé au cours du temps ?

SPIRIDON : Nos forgerons ont conservé les anciennes traditions. Par exemple en Europe, en Amérique, pour en faire beaucoup, on a introduit la technologie, des moules. J’ai vu en Autriche un moule à guimbardes. Et toutes les minutes, il y avait une guimbarde qui sortait ! Ils avaient juste à ajouter la languette. Mais ce ne sont que des instruments de type souvenirs, pas pour jouer, en fait. Mais il y a aussi des forgerons à l’étranger qui font des guimbardes à la main. Il y a de bons forgerons aussi ailleurs…

Ici, un forgeron fabrique à ma main, et en plus il fait une guimbarde dans l’intention de la faire pour une personne précise. Par exemple un forgeron a fait celle-ci pour moi, c’est encore mieux. Ma guimbarde ne correspond pas à une autre personne.

Personne d’autre ne peut donc en jouer ?

SPIRIDON : D’autres personnes peuvent en jouer, mais alors elles me disent  » pourquoi joues-tu sur une guimbarde aussi mauvaise ? » (rires)

Vous avez enregistré plusieurs disques. Votre répertoire est traditionnel. Quelle est la part d’improvisation ?

SPIRIDON : Quand on apprend aux enfants à jouer, on joue les mélodies traditionnelles. Après, on accorde une grande importance à la technique. Il faut apprendre la technique. Et après, quand on sait jouer, on peut improviser. Tu fais ta musique, tu joues, tu improvises. Nos guimbardes sont faites vraiment pour ça. On peut aussi parler à travers la guimbarde ; on peut discuter. C’est pour cela qu’on dit en Yakoutie que nos instruments parlent. Un Américain a dit qu’on pouvait comparer la guimbarde iakoute à un violon. Mais le violon joue de la musique, il joue des sons. Alors que notre guimbarde parle comme un être humain. On peut jouer la parole humaine.

Sans faire intervenir la voix ?

SPIRIDON : Oui. Je ne parle pas, je fais bouger la languette. Après, le jeu se développe, il y a des modes, de nouvelles manières de jouer, et on peut ajouter de la voix. Mais ça, c’est autre chose, ça n’a rien à voir avec ce que je disais avant. Moi, je considère que ce n’est pas beau. C’est dommage pour la musique de guimbarde d’intégrer de la voix. Parce que la guimbarde peut jouer d’elle-même, elle n’a pas besoin qu’on parle pour de vrai. C’est comme une voix, mais on n’y ajoute pas la voix.

À Paris, j’ai un ami qui s’appelle Bernard LALANNE-CASSOU et qui fait de très, très bonnes guimbardes. Il joue très bien. Malheureusement, il ne veut jamais jouer en concert, seulement à la maison ! On discute avec Bernard avec la guimbarde. Parce que lui ne parle que français, et moi le russe et le iakoute. Donc on se parle en langue guimbarde !

Un dernier mot ?

SPIRIDON : J’aimerais remercier Émilie MAJ, qui aime diffuser cette musique de guimbarde depuis longtemps. On s’est connus en 1999. Émilie invite souvent en France des musiciens iakoutes, des jeunes ou des plus anciens comme moi, ou bien encore des artistes comme Claudia et German KHATYLAEV ; elle diffuse auprès des Français ces musiques vraiment uniques et mérite d’être remerciée pour ce qu’elle fait.

Article, entretien et photos concert (dans la pénombre) réalisés par Stéphane Fougère
Remerciements tout particuliers à Émilie Maj pour sa précieuse traduction

Discographie SPIRIDON SHISHIGIN

Albums en solo :

* Soul of Yakutia (CD, 2000, WERGO)

* Iakoutie, Guimbardes (CD, 2007, Cinq Planètes)

* Black N’ Light (CD-livre, 2013, Boréalia – https://borealia.eu/)

En duo avec Ivan ALEXEYEV (ou ALEKSEYEV, ou ALEXEEV) :

* Sing my Khomus. Jew’s Harp of the Sakhat (Yakuti) People, Eastern Siberia (CD, 1996, Nihon Koukin Kyoukai)

En trio avec Lars-Ante KUHMUNEN et Chief DANCING THUNDER :

* Rhythms of the Tundra (CD, 2010, Singing Frog)

Participations :

* Musiques de la toundra et de la taïga (LP/CD : 1987, Maison des cultures du monde / INEDIT)

* Various Artists : Khomus. Jew’s Harp Music of Turkic Peoples in the Urals, Siberia, and Central Asia (CD, 1995, PAN Records)

* Jean-Pierre DROUET : Chamane (Bande originale du film) (CD, 1996, Virgin France)

* Various Artists : Maultrommel Molln (CD, 1996, ATS Records)

* Various Artists : Strictly Worldwide ’99 (CD, Heideck, 1999)

* Various Artists : Tanz & Folkfest Rudolstadt ’99 (en duo avec Ivan ALEXEEV [ALEKSEYEV]) (CD, 1999, Heideck)

* Various Artists : Tanz & Folk Fest TFF Rudolstadt ’99 (Autoproduction, 1999)

* Various Artists : Free Harpin’ – Maultrommelimprovisationen (en duo avec Phons BAKS et Trân Quang HAI) (CD, 2000, ATS Records)

* Various Artists : 4th International Jew’s Harp Festival (2CD + DVD, 2006, Heilo / Grappa Musikkforlag AS)

 

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