Stambeli : l’héritage des Noirs de Tunisie (featuring Salah EL-OUERGLI)

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Stambeli : l’héritage des Noirs de Tunisie (featuring Salah EL-OUERGLI)
(Par les chemins Productions)

Cette production participe d’une entreprise de préservation culturelle, pour ne pas dire de sauvetage, puisque la musique qui y est exposée est en voie de disparition. Contrairement à ce que pourrait laisser entendre la résonance de son vocable, le « stambeli » (ou stambali) n’est pas une musique provenant de Turquie (en dépit d’une théorie qui veut que stambeli soit une variation de « istanbuli » (d’Istanbul), mais de Tunisie. Dérivé de « sambeli », le stambeli désigne des pratiques rituelles et cultuelles musico-thérapeutiques implantées sur le sol tunisien par des esclaves et des migrants subsahariens. Ces pratiques renvoient à un chapitre peu connu de l’esclavagisme, celui de la traite négrière transsaharienne.

Entre le VIIIe et le XIXe siècle, pas moins de neuf millions de Noirs africains tels les Haoussas, les Songhay, les Kanouris et autres peuples d’Afrique noire ont été contraints de traverser le Sahara pour être réduits à l’état d’esclaves en Afrique du Nord (soit l’Algérie, le Maroc et la Lybie en plus de la Tunisie). Ils n’en ont pas moins apporté avec eux leurs traditions musicales et spirituelles, qu’ils ont ainsi adapté à leur nouvel environnement islamique en développant un réseau de « maisons communautaires » où esclaves et migrants trouvaient refuge et retrouvaient leurs semblables. Une bonne vingtaine de ces maisons communautaires, baptisées en fonction de l’origine géoculturelle et ethnolinguistique de ses membres, ont ainsi existé à Tunis.

Après que l’indépendance de la Tunisie a été prononcée en 1956, ces maisons ont progressivement disparu, la seule ayant subsisté étant celle de « Dar Barnou » (du nom de la région de Bornou, au nord-est du Nigéria, à l’ouest du lac Tchad). Le dernier maître (« yenna ») de cette maison, Abdel Majid MIHOUD, est décédé en 2008, et avec lui aurait pu disparaître le stambeli tunisien s’il n’avait enseigné son savoir à son seul disciple, aujourd’hui unique dépositaire de la tradition du stambeli pratiqué dans la maison de Dar Barnou, Salah EL-OUERGLI.

Musicien et chanteur, ce dernier n’est pas né à proprement parler à Dar Barnou, mais en face. À l’âge où d’ordinaire on court derrière un ballon, Salah est littéralement fasciné par les va-et-vient dans cette « maison d’en face » et les chants et les musiques qui se font entendre lors des « nùbat ». Il finit par y entrer, observe ce qui s’y passe, écoute ce qui s’y joue et démarre en autodidacte sa pratique du gumbri (luth à trois cordes aux puissantes basses), avant d’être pris en charge par Abdel Majid MIHOUD, ses musiciens et ses adeptes, qui lui apprendront aussi les paroles des chants et toutes les histoires liées au culte des esprits d’Afrique noire et des saints musulmans du Nord de l’Afrique et du Moyen-Orient.

Car le stambeli possède un panthéon qui est en soi un modèle d’assimilation et de connexion entre deux Afriques. Les chants de louanges du stambeli s’adressent autant aux saints de l’islam maghrébin qu’aux esprits des traditions subsahariennes, et sont interprétés en langues haoussa, kanouri ou zarma (songhay). La musique du stambeli a donc pour charge d’inciter ces esprits et ces saints à se manifester durant les rituels et à provoquer la transe des participants. Ceux-ci dansent alors la nùba jusqu’à l’apaisement de ceux qui ont été invoqués.

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L’Héritage des Noirs de Tunisie restitue quelques moments de ces soirées et de ces nuits rituelles à travers des chants de louange et d’invocation interprétés par Salah EL-OUERGLI, qui joue principalement du gumbri, tandis que ces musiciens l’accompagnent aux chœurs et aux « shqashiq » (crotales en fer), parfois au « bendir » (tambour sur cadre), à la « gas’a » (plat en bois) et aux « kurkutu » (petites timbales en terre cuite). Salah EL-OUERGLI troque parfois son gumbri contre une « tabla » – qui n’a rien avoir avec l’instrument indien du même nom puisqu’il s’agit d’un large tambour-tonneau biface – et d’une gumbara (la « petite sœur » du gumbri).

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On aura compris que le stambeli est, dans son intention comme dans sa configuration vocale et instrumentale et de par ses origines, ni plus ni moins que l’équivalent en Tunisie de ce qu’est la musique des Gnawas au Maroc, du diwan algérien et du makeli libyen. On peut lui trouver de fait des accointances avec le candomblé brésilien et le vaudou haïtien.

Du vaste répertoire du stambeli, ce disque n’en restitue en fait qu’une infime partie, mais dans la mesure où il n’existait encore aucun enregistrement de cette pratique musicale, on mesure combien cette publication mérite d’être reconnue d’utilité culturelle publique. Sa présentation rappelle les productions du label Accords Croisés (ou celles plus anciennes d’Ellipsis Arts), puisque le CD est fourré dans un livre de 48 pages riches en photos couleur et en précieux articles bilingues (français et anglais) sur les origines du stambeli, son panthéon et son répertoire, et sur l’histoire de l’esclavage en Tunisie, tous rédigés par Richard C. JANKOWSKY (auteur de l’ouvrage Music, Trance and Alterity in Tunisia).

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Tant pour les férus d’archives ethnomusicologiques et d’études anthropologiques que pour les accrocs aux musiques de transe « bio », cette première et brillante réalisation discographique de PLC (Par les chemins Productions), est à la fois un document primordial et un instant musical rare et prenant.

Stéphane Fougère

Site : www.stambeli.com

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