Turquie : Cinuçen TANRIKORUR – L’Art du ud

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Turquie : Cinuçen TANRIKORUR – L’Art du ud
(OCORA Radio France)

Souvent considéré comme emblématique des cultures arabes, cet instrument à cordes pincées que l’on appelle oud est aussi fort répandu dans les traditions grecque, anatolienne et caucasienne, ce qui lui vaut diverses orthographes. En Turquie, il est orthographié « ud ». Si son nom vient de l’arabe « al-’ūd », modifié sur le continent enropéen en “luth” (liuto en italien, laud en espagnol, alaud en portugais, lute en anglais, Laute en allemand, etc.), il fut d’abord appelé « kopuz » en Turquie, où son intégration fut le fait des émigrés du Khorasan venus de Bagdad, deux siècles après le début de l’islamisation de la Turquie, soit vers le Xe siècle. Babylone, dans l’ancienne Mésopotamie, est donc considérée comme le berceau du ud, lequel serait dérivé du luth perse « barbat ». La musique de ud s’est ensuite développée par étapes, devenant une musique de cour finement élaborée et se développant vers toujours plus de complexité.

Paru à l’origine en 1986 en format vinyle, l’Art du ud est un classique du catalogue OCORA qui met en valeur le style, considéré comme une forme paroxystique de l’art savant turc, de Cinuçen TANRIKORUR.

Né à Istanbul en 1938 et disparu en 2000, Cinuçen TANRIKORUR était à la fois un musicien, compositeur et musicologue qui a été baigné dans le creuset de la musique traditionnelle turque, apprenant le chant et la composition. Sa mère jouait du ud depuis toute jeune, et Cinuçen a hérité de son instrument à sa disparition, alors qu’il n’avait que dix-huit ans et qu’il se destinait à des études d’architecture. L’apprentissage de cet instrument n’a donc pas été un choix délibéré pour Cinuçen TANRIKORUR, plutôt une sorte d’héritage qu’il a pratiqué, comme le chant et la composition, en autodidacte et non, comme le veut la tradition, en contact régulier et longuement suivi avec un maître.

À défaut donc d’avoir appris auprès d’un maître, Cinuçen TANRIKORUR a écouté avec beaucoup d’attention de nombreux musiciens (dont le udiste Yorgo BACANOS et le joueur de tanbûr – luth à manche long – Tanburî CEMIL), décryptant les règles des « makam » (modes musicaux), les « usûl » (cycles de composition) pour parvenir à une systématisation impérieuse de la charpente musicale classique turque.

Admis comme musicien à Radio Istanbul à vingt-deux ans, Cinuçen TANRIKORUR a rédigé une méthode d’enseignement du ud (la première écrite au sens occidental) qui lui a valu un grand prix à la Radio-Télévision turque, ce qui l’a amené à devenir responsable de la section Musique traditionnelle à Radio Ankara pendant plusieurs années. Il n’en a pas gardé un souvenir très reluisant, ayant été échaudé par la mentalité de fonctionnaire de ses collègues, lui qui, même après ses horaires officiels, continuait à travailler son ud en vrai passionné du son. Devenu un musicologue renommé, Cinuçen TANRIKORUR connaît sur le bout des doigts la genèse de la musique savante turque, et il a écrit un ouvrage (Thoughts on our Musical Identity) et de nombreux articles qui ont inspiré d’autres musicologues.

À l’époque où il a enregistré cet album pour OCORA, Cinuçen TANRIKORUR menait à la fois une carrière de soliste international et de professeur à l’université Selçuk de Konya. Auparavant, on avait déjà pu l’écouter sur le LP Musique Traditionnelle Turque – Pièces Instrumentales, paru sur le même label de Radio-France en 1971 (et jamais réédité en CD). Et hormis sur un autre album, Fasil – Concert De Musique Classique Ottomane, paru en 1995 sur Le Chant du Monde et une apparition sur le plus ancien volume Turkey II de la collection de l’UNESCO A Musical Anthology of the Orient (label Bärenreiter-Musicaphon), les enregistrements de Cinuçen TANRIKORUR sont plutôt rares sur le marché discographique européen, alors que la radio turque doit crouler sous le nombre de ses enregistrements, certains ayant fait l’objet de publications pirates en cassettes. Le réputé label turc Kalan l’a tout de même fait figurer dans son anthologie en double CD Ud – Masters of Turkish Music (2004) avec trois « taksim » (le taksim désigne un prélude instrumental soliste, devenu un genre à part entière).

C’est évidemment peu quand on sait que Cinuçen TANRIKORUR est l’auteur de quelque cinq cents compositions, tant instrumentales que vocales, et qu’il a créé trois makams inédits « Şeddisabâ », qu’il a exposé dans une suite classique (« fasil ») de six pièces, « Gülbuse » et « Zâvil-Aşîrân ».

L’Art du ud reste donc une porte d’accès privilégiée pour découvrir le style de Cinuçen TANRIKORUR, tant sur son instrument qu’à la voix. S’il est profondément traditionnel dans son fond, son jeu de ud revêt une forme atypique et originale, se caractérisant en effet par des accords différents sur les cordes graves, un jeu de main droite sans roulements et une grande dynamique de la main gauche, alliant précision lyrique et fluidité hypersensible. Sa voix fait pour sa part montre de diversité et de subtilité dans les timbres et les intonations, révélant elle aussi une fluidité tant aérienne que liquide qui confine à une dimension éthérique et quintessentielle du son.

La première pièce de ce disque est une longue suite de vingt-cinq minutes qui couvrait l’intégralité de la première face du LP originel : il s’agit d’une version condensée d’une composition de TANRIKORUR dont le titre, Ayîn-i-Şerîfi, désigne un support musical pour la cérémonie des derviches tourneurs. Composée dans le mode Bayatî-Araban, sa structure comprend un taksim non rythmé, suivi d’un « peşrev » – prélude instrumental rythmé – puis de quatre « saluts » dans différents modes et rythmes comprenant des quatrains mystiques écrits par le célèbre poète Mevlâna Jelâluddin RUMI, et s’achève sur un postlude instrumental et une improvisation finale sur un rythme libre.

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Deux autres taksim, l’un joué dans le makam Bestenigâr et l’autre en mode Hüseyni, une élégie en hommage au joueur de flûte ney Akagündüz KUTBAY et une autre composition de Cinuçen TANRIKORUR évoquant la musique populaire anatolienne (Le Retour des champs, en hommage au peintre RUBENS) complètent le répertoire de ce disque impressionnant dont le livret bénéficie des commentaires éclairants du musicologue et musicien-explorateur Marc LOOPUYT sur l’histoire de la musique turque, le parcours de Cinuçen TANRIKORUR, son apport artistique, et la description de chaque pièce.

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L’Art du ud s’avère indispensable à la discothèque de tout amateur de perles musicales héritées de la culture ottomane. Souhaitons que sa réédition (ici sous la forme d’un superbe digipack) augure de celle de cette autre référence discographique de chez OCORA citée plus haut.

Stéphane Fougère

Page label : https://www.radiofrance.com/les-editions/musique/turquie-cinucen-tanrikorur

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