uKanDanZ : L’Éthio-groove qui croustille

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uKanDanZ

L’Éthio-groove qui croustille

Si de l’eau a coulé sous les ponts depuis que la collection Ethiopiques a permis de sauver de l’oubli des productions musicales d’Éthiopie rappelant la verve créatrice des années 1976-70 dans ce pays, c’est aujourd’hui de la lave en fusion qui émerge d’un volcan né il y a 10 ans : uKanDanZ. Derrière ce nom en forme d’invite provocatrice se cache un propos musical aussi électrisant que radical qui revisite le répertoire éthio-jazz avec l’énergie d’un rock débridé et tortueux, porté par une voix éthiopienne impériale et un jeu scénique bien secoué. Déjà auteur de deux albums, uKanDanZ explose les codes et les genres tout en restant ancré dans l’héritage du « Swinging Addis», auquel il donne de nouvelles teintes, un rien plus corsées, notamment avec son dernier-né, Awo. Avec uKanDanZ, impossible de rester assis !

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Dans le vent de folie créative qui a secoué l’Éthiopie des années 1960-70, les métissages entre musique locale, jazz et funk ont été particulièrement remarqués et se sont rappelés au bon souvenir de l’Occident via la collection Éthiopiques de Buda Musique, qui a réédité de nombreuses productions parues à l’époque sur des labels éthiopiens et qui avaient sombré dans l’oubli. Cette collection a par la suite été relayée par le label EthioSonic, plus porté sur les créations contemporaines, et Terp Records, le label créé par le groupe post-punk hollandais THE EX, lui aussi fondu de musique moderne éthiopienne et érythréenne.

Avec autant de bonnes volontés, on aurait pu croire que le tour du propriétaire avait été fait, et que l’éthio-jazz, notamment, n’avait plus rien de neuf (ni d’ancien) à offrir.

C’était compter sans la détermination et la passion de certains artistes aventuriers et explorateurs qui ont réussi à trouver une voie déviante et parallèle, à engendrer un nouveau style de musique puisant dans le vaste répertoire de chansons traditionnelles et populaires éthiopiennes et les tirant dans une direction inattendue et défricheuse. Le groupe UkanDanZ y est parvenu, et sa proposition musicale affiche une radicalité qui ne peut pas laisser de glace. En fait, elle aurait même tendance à chauffer les corps et les esprits au-delà de toute mesure.

uKanDanZ a démarré comme un projet souterrain créé par quatre musiciens français (lyonnais) reconnus dans leurs formations et collaborations respectives, principalement dans le domaine du jazz contemporain, mais qui ont eu envie de s’en écarter de plus en plus, chacun ayant cet appétit d’expérimentations repoussant les lignes trop rigides entre les genres.

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Damien CLUZEL, le guitariste, s’était surtout commis sur la scène jazz hollandaise, participant à plusieurs projets du collectif TRYTONE (MAN BITES DOG, NINSK, TETZEPI, MUNZRUH…) et collaborant avec l’AMSTERDAM KLEZMER BAND. En France, il a intégré le septette de Stéphane PAYEN, THÔT TWIN, l’ensemble folk-pop-psyché turc GEVENDE & KLEIN & CLUZEL, et s’est même retrouvé aux côtés de John GREAVES dans une création vidéo-musicale en hommage à la Beat Generation, Les Bergers fous de la rébellion. Il s’est de même impliqué dans plusieurs formations issues du collectif associatif LE GROLEKTIF : le groupe math-rock KOUMA, le groupe de jazz contemporain POLYMORPHIE et le plus récent PIXVAE, entre jazzcore et musique afro-colombienne.

Un CV tout aussi hétéroclite est affiché par le saxophoniste Lionel MARTIN, qui est passé du jazz à l’improvisation tout en nourrissant un intérêt pour le rock bien plombé et les musiques d’ailleurs, et carburant de préférence à l’énergie brute, l’intensité spontanée. Son chemin a croisé celui de Catherine DELAUNAY, Sophia DOMANCICH, Senem DIYICI, Luc LE MASNE, Jean-François BAEZ, Benoît KELLER (RÉSISTANCES), Mario STANTCHEV (GOTTSCHALK) ou encore Georges GARZONE et Ramon LOPEZ au sein du quintette MADNESS TENORS, bref autant d’aventuriers avec lesquels toute collaboration est forcément audacieuse ! Mais son coup d’éclat a sans doute été d’avoir assuré en duo avec Cédric BÉRON, sous le nom de groupe RAW, la première partie d’un concert d’Iggy POP au festival Les Nuits de Fourvières en 2015, livrant un show électro-free-rock qui a médusé une bonne partie du public ! Il s’agissait pourtant de retrouver l’esprit de l’album Fun House des STOOGES…

ukandanz-yetshalalTout récemment, Lionel MARTIN a également monté un label, Ouch ! Records, qui édite des disques vinyles. On y trouve notamment la réédition, en LP, du premier album d’uKanDanZ, Yetchalal.

Le batteur, Guilhem MEIER, a commencé par verser dans le rock bien métallique avant qu’une conjonction coltrano-stravinskienne ne lui fasse pousser de nouvelles ailes, déployées dans des projets aussi variés que ICSIS (électro-pop-punk), POIL (progressif déjanté), DOF (entre jazz, contemporain, rock et noise), THE LOO (grunge)…

De formation classique, le claviériste Frédéric ESCOFFIER, tout autant intéressé par le piano préparé que par le synthétiseur analogique, a fait son chemin dans le jazz contemporain, démarrant avec le groupe « ZOOM », puis LAND, avant de former son propre trio, devenu par la suite quartette. Comme Damien CLUZEL, il s’est retrouvé impliqué dans la création Les Bergers fous de la rébellion.

« Au départ, reconnaît Damien CLUZEL, le choix du nom du groupe est assez ironique, quand on sait que la polychromie qui ressort de notre musique est quand même assez inhabituelle. On a créé cela et on a eu envie de dire : allez-y, maintenant, vous pouvez danser ! Mais ce n’était pas si facile. Maintenant, ça va. Les gens ont tendance à suivre l’énergie, à avoir envie de bouger avec nous. »

C’est encore Damien CLUZEL qui a véritablement tiré ses camarades vers la musique éthiopienne après en être lui aussi tombé sous le charme.

« Damien CLUZEL est allé en Éthiopie il y a quinze ans pour tourner avec un cirque éthiopien (NDLR : le CIRCUS ETHIOPIA), raconte Lionel MARTIN. À l’époque, il étudiait au conservatoire d’Amsterdam (NDLR : dans la classe de Misha MENGELBERG) et, lors de cette tournée, il a rencontré Asnakè GUÈBRÈYÈS. Ils se sont retrouvés à enregistrer pour un disque sur la collection Éthiopiques du label Buda Musique. (NDLR : Europe Meets Ethiopia, du collectif JUMP TO ADDIS) Et il s’est passé quelque chose de fort ! »

Auteur de plusieurs cassettes qui ont circulé en Éthiopie, Asnakè GUÈBRÈYÈS s’est taillé une forte réputation sur la scène musicale d’Addis-Abeba (capitale de l’Éthiopie), à la fois comme chanteur, mais aussi en tant que batteur de kèbèro (percussion). C’est de plus l’un des rares artistes de la scène éthiopienne actuelle à oser se lancer dans des « métissages » audacieux et innovants. On peut ainsi l’entendre jouer de son kèbèro et assurer les chœurs dans les disques du chanteur Mohammed « Jimmy » MOHAMED Takkabel ! et Hulgizey, et on peut le voir sur le DVD live du Mohammed « Jimmy » MOHAMED TRIO, avec la participation du batteur free Han BENNINK. Asnakè apparaît également sur un autre DVD live, 11 Ethio-Punk Songs, de Gètatchèw MÈKURIA + THE EX and Guests, tous deux publiés chez EthioSonic.

« Damien s’est dit qu’il devrait refaire quelque chose un jour avec Asnaké, poursuit Lionel MARTIN, car un lien très fort s’était établi entre eux. Nous, on se connaît depuis longtemps et, quand il est entré en France, il m’a dit : « Il faut qu’on monte un groupe avec un chanteur éthiopien ! ». Il nous a donc initié à la musique éthiopienne. »

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Le quartette s’est mis à explorer librement les sons et les rythmes éthiopiens et a conçu un répertoire nourri par une énergie rock pour le moins débridée.

« La musique éthiopienne peut s’entendre de plein de manières différentes, explique Lionel MARTIN. Nous, on s’est inspirés de la musique éthiopienne des années 1960-70, à la fin du règne de l’empereur (le Négus) Haylè SELLASIÉ. L’Éthiopie vivait alors avec le monde entier. Les gens écoutaient du James BROWN, comme nous, et ont commencé à apprendre à jouer sur des instruments électriques et à arranger leur musique. Donc, ils avaient déjà fusionné leur musique traditionnelle.

« Nous, on s’inspire de cette musique, représentée par la collection Éthiopiques, créée par Francis FALSETO. On fait une autre fusion avec notre lecture de la musique. Moi, j’ai beaucoup écouté du rock, du hard-rock, de la musique progressive, de tout, quoi !, et j’ai étudié le jazz. Tout le monde dans le groupe a écouté plusieurs choses. On a des affinités et des différences, mais on a quand même un langage commun. Du coup, on peut entendre plein de choses dans cette musique. En plus, le chant tourne dans des métriques complètement barrées. La polyrythmie éthiopienne est assez simple, c’est toujours 3/2. Après, il suffit d’imaginer d’autres polyrythmies… Moi, j’ai toujours entendu la musique très rock, avec ce côté blues et ce côté cri. »

En 2010, repéré par Francis FALSETO, créateur des collections Éthiopiques et EthioSonic, uKanDanZ est invité au Festival international des musiques éthiopiennes et y consomme son mariage musical avec Asnakè GUÈBRÈYÈS, devenant alors un quintette. Le groupe n’a eu aucun mal à générer la transe dans le public.

Avec son premier EP puis son premier album Yetchalal (2012), uKanDanZ livre une mixture qui se distingue des autres productions étiquetées éthio-jazz par son caractère explosif et survolté, creusant un groove épileptique et ciselé tout à la fois qui pousse au pogo. Ils appellent ça de l’« Ethiopian Crunch Music » !

Compte-tenu de l’artillerie tenue par les quatre musiciens lyonnais, Asnakè GUÈBRÈYÈS a dû modifier sa façon d’interpréter ces chants, mais sans rien perdre de son identité éthiopienne. Et surtout, malgré le mur sonore bariolé et électrifié des quatre musiciens, la voix d’Asnakè n’a aucun mal à imposer sa résonance si prenante.

Côté répertoire, l’inspiration des Azmaris, les grands troubadours éthiopiens, et de l’éthio-groove des années 1960-70, imprègne les quinze morceaux de Yetchalal, dans lesquels on trouve des échos d’Alèmayèhu ESHÈTÉ, de Tlahoun GÈSSÈSSÈ, de Mahmoud AHMED, ou de Muluqèn MÈLLÈSSÈ. Damien CLUZEL glisse aussi des thèmes de sa composition, mais globalement il est en fait difficile de distinguer dans la musique d’uKanDanZ ce qui relève de la reprise de thèmes traditionnels et de la stricte composition.

ukandanz-single« En fait, il n’y a aucune composition à nous, explique Damien CLUZEL. Il y a des mélodies éthiopiennes, des thèmes qu’on reprend complètement, ou bien juste les mélodies, et on les arrange. Parfois, on ne garde que le chant, et la musique est entièrement de nous, mais basée sur des rythmes bien particuliers du Nord de l’Éthiopie. Il n’y a vraiment que deux morceaux trad’ qu’on a copiés. Et il y a des morceaux sur lesquels on improvise collectivement. C’est des compositions et des reprises, tout imbriquées. »

ukandanz-awoEn 2014, Fred ESCOFFIER a quitté uKanDanZ. Il a été depuis remplacé par… un bassiste, Benoît LECOMTE, qui joue également dans les groupes NI et PinioL. Son intégration dans uKanDanZ a quelque peu fait évoluer le son du groupe. Le nouveau single et le nouvel album, Awo (voir notre chronique), illustrent cette orientation vers un son plus tranché, plus brut, plus direct, et à l’épaisseur plus rock. Le disque entier donne l’impression de se mouvoir sur des braises ardentes. C’est la conséquence d’une dizaine d’années d’existence, où le son du groupe a aussi été façonné par son expérience de la scène.

« En 5 ans, on a dû faire 300 concerts, affirme Damien CLUZEL. On a commencé pas mal par l’Europe, on a été aux États-Unis, au Japon, en Malaisie, en Inde… La musique a vraiment évolué sur scène. On est passé d’une sorte de jazz-rock plutôt progressif avec beaucoup de polyrythmies à un rock assez franc. Et le chanteur s’y prête à merveille. »

Et l’Éthiopie, au fait ?

« Ce n’est pas évident d’aller dans un pays comme l’Éthiopie parce qu’il n’y a pas de budget ; donc c’est très dur de financer quoi que ce soit, reconnaît Damien. Mais nous, on en a besoin. Moi, depuis 1999, ça fait six ou sept fois que j’y vais. Avec uKanDanZ, on y est allés que deux fois, et on a vraiment besoin de se nourrir de cette culture, rencontrer des gens, etc. »

« Damien nous a initié à la musique éthiopienne, et il nous est nécessaire, pour assumer cette musique et pouvoir la jouer, d’aller dans ce pays, pour sentir la culture, sentir les gens, savoir un peu de quoi on parle, confirme Lionel MARTIN. On vient d’une culture où on a l’habitude d’écrire notre musique, d’écrire ce qu’on est. Quand on débarque dans une culture qui nous est neuve, il faut s’imprégner des sons du pays, des odeurs… Après notre premier voyage en Éthiopie, on a commencé à jouer cette musique en étant beaucoup plus riches. »

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Cette richesse acquise par l’imprégnation d’une culture forte et vivante a permis à uKanDanZ de s’imposer comme un groupe de scène particulièrement percutant et qui a le don d’emporter n’importe quel public ou presque dans sa transe extatique. Rien qu’en France, d’Africolor à Banlieues bleues, des Nuits de Fourvières au Rock In Opposition, uKanDanZ a électrisé les festivals les plus populaires comme les plus pointus.

« C’est très rare qu’on joue devant un public assis, et c’est surtout très rare que le public reste assis ! Généralement, ce sont des Éthiopiens qui montent danser sur scène… ou des gens bourrés. Au festival Rock In Opposition, ce qui était bien, c’est que c’était des gens qui avaient vraiment envie de danser. »

Mais si l’Europe s’est volontiers laissée contaminer par l’Ethiopian Crunch Music, qu’en est-il de l’Éthiopie elle-même ?

« C’était important de confronter notre musique à des gens de cette culture, pour voir comment ils allaient la recevoir. Et on est toujours vivants !… Mais pour eux, cette musique-là est vieille ! C’est la musique des années 1970. C’est comme si des Japonais aujourd’hui reprenaient du Françoise HARDY et du Serge GAINSBOURG. Mais du coup, on joue cette musique d’une manière totalement autre, qui est nôtre.

« Et surtout, il faut bien voir que le rock n’existe pas en Éthiopie. Le fait de jouer avec cette énergie est quelque chose de neuf et qui colle très bien aux jeunes générations et à leur énergie. Donc elles sont hyper-enthousiastes. L’énergie de la musique traditionnelle est très, très forte. Mais le rock en tant que tel n’a pas existé, c’est plus le jazz, la funk… Cela dit, il faut souligner le rôle du groupe punk THE EX, qui a fait un énorme travail en Éthiopie, où il a beaucoup tourné (et on a tourné avec lui). Il a posé des bases, et a amené en Europe des groupes et artistes éthiopiens qui ont tourné avec lui, comme le saxophoniste Gètatchew MÈKURYA. Il y a ainsi une scène très riche. »

uKanDanZ… le nom que s’est choisi le groupe pouvait paraître une gageure, ou un pari. Vous pensiez ne jamais pouvoir danser sur des métriques tarabiscotées, des sons dissonants et une voix hypnotique ? Alors vous avez trop écouté GENESIS… You Can Dance ! Chiche ? Avec uKanDanZ, c’est possible !

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Discographie uKanDanZ :

* uKanDanZ with Asnakè GUÈBRÈYÈS (EP autoproduit, 2010)

* Yetchalal (CD : EthioSonic / Buda Musique, 2012 –
LP : Ouch ! Records, 2015)

* Lantchi Biyé / Endé Iyérusalem (EP Dur et Doux, 2014)

* Awo (CD : Buda Musique – LP : Bigoût Records / Dur et Doux, 2016)

Site : www.ukandanz.com

Propos recueillis lors du festival Rock in Opposition de Carmaux en septembre 2015
et Article réalisé par Stéphane Fougère

Photos – Sylvie Hamon et Stéphane Fougère

 

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