VASSVIK SOLO – A Place Behind the Gardens of the Houses. Báiki

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VASSVIK SOLO – A Place Behind the Gardens of the Houses. Báiki
(OK World / Torgeir Vassvik)

Un labyrinthe de pierres traversé par un sentier où passent les rennes : c’est ce que représente cette vue aérienne qui illustre la pochette de l’album. On jurerait avoir affaire à une vision d’une faille spatio-temporelle… Cet endroit existe vraiment, il se situe dans la partie la plus septentrionale de l’Europe scandinave, près du cap Nordkinn, dans le comté de Finnmark, en Norvège. C’est là qu’est né l’artiste sámi Torgeir VASSVIK, dans ce village de pêcheurs nommé Gamvik, dont le paysage sombre et orageux est masqué par l’obscurité durant l’hiver, et les températures y restent très basses, même durant la période estivale, éclairée par les soleils de minuit. Depuis installé à Oslo, VASSVIK retourne autant qu’il le peut contempler ce désert de pierres et sans arbres ; c’est l’endroit qui le caractérise, son báiki, et tout son art sonore en est inspiré et le reflète. En bon Sámi qui se respecte, VASSVIK pratique en effet ce qui peut passer pour la plus ancienne tradition musicale et vocale de l’Europe, le joik (prononcer yoik), dont il développe une vision avant-gardiste qui en magnifie les racines animistes.

Recouvrant une ample gamme d’expressions vocales nourries de variations mélodiques et rythmiques, ce chant a capella spontané, lent et émanant du fond de la gorge, évoque l’âme d’une personne, d’un animal, d’un lieu, d’une fleur, d’une plante… et le joiker (le chanteur) y fait transparaître des états d’âme, des sentiments. Il peut être chanté à l’état nu, en pleine nature, ou parfois accompagné d’un tambour chamanique. Chaque Sámi a son propre portrait joiké, transmis d’un parent ou d’un grand-parent à un enfant. Véritable marqueur social et culturel, le joik est au centre de la culture sámie et a survécu aux éradications perpétrées au XVIIe siècle par les missionnaires luthériens qui jugeaient les joiks comme des « chansons du diable ».

De nos jours, le marché de la musique sámie a déployé le joik dans plein de directions, mais le joik pratiqué par VASSVIK ne ressemble en rien à ceux orientés popjoik, heavyjoik, ou afrojoik. Plutôt que de s’efforcer de paraître moderne, ou de se diluer dans les expressions « tendance », le joik de VASSVIK reste acoustique mais s’étend sur des territoires sonores plus âpres. S’efforçant de traduire de nouvelles visions émanant de l’ancien fond animiste et chamanique du joik, Torgeir VASSVIK sculpte des horizons sonores au caractère résolument primal dans lesquels se reflète la beauté sauvage des paysages naturels nordiques.

Mais attention : on ne parle pas ici du vernis de surface touristique, mais d’une beauté que seuls un œil et une oreille exercés peuvent percevoir, et qui émane de l’interconnexion des choses, des êtres et des éléments. C’est là que veut nous emmener VASSVIK, dans cet endroit originel, primitif, dans ce báiki, qui est le sujet de son troisième album solo, au titre on ne peut plus explicite : un lieu derrière les jardins des maisons.

Après les impressionnants Sáivu en 2006 et Sápmi en 2009 – sans oublier le superbe album Gákti crédité au groupe VASSVIK, paru en 2019 – VASSVIK poursuit son exploration d’un joik qui puise dans ses racines antiques, mais aussi des styles joués par d’autres minorités circumpolaires, pour mieux l’extrapoler en visions contemporaines, créant de véritables joikscapes avec plusieurs instruments dont il joue seul. C’est le premier album dans lequel Torgeir VASSVIK joue tous les instruments – qu’il empile selon les nécessités des « portraits » qu’il dresse – et dont il a assuré l’enregistrement et la production. Le compositeur et pianiste Bugge WESSELTOFT a été tellement impressionné par ce disque qu’il l’a bien vite signé dans la division OK World de son label Jazzland.

A Place Behind the Gardens of the Houses. Báiki dévoile ainsi vingt compositions relativement courtes où alterne pièces instrumentales acoustiques jouées à la guitare ou au dobro avec des pièces chantées dans lesquelles le joik de Torgeir est enveloppé de textures saillantes confectionnées à la mandoline, à la basse, au tambour sur cadre, au piano, à la guimbarde norvégienne (monnharpe), mais aussi sur des instruments plus exogènes comme le gong, le luth igil pratiqué en Sibérie, à Touva, le rozhok, sorte de corne en bois d’origine russe, ou le birbyné, un instrument à vent lituanien muni d’une anche simple ou double. Le vent, les pierres, le bois et les os font aussi partie de l’instrumentarium de Torgeir VASSVIK, avec de-ci, de-là quelques touches électroniques.

Chaque pièce a des reliefs sonores qui lui sont uniques, tant la voix incantatoire de VASSVIK semble convoquer diverses créatures, mi-humaines, mi-animales, ou se fait l’écho d’un chant d’oiseau ou du souffle d’un nouveau-né, quand ses extensions instrumentales ne se font pas l’écho de manifestations naturelles comme le grondement de la mer, le soupir d’une montagne, le craquement d’une porte au passage d’un vent, le bourdonnement d’une ombre de lumière, ou une traînée de silence après un orage…

Báiki est ainsi monté comme une tapisserie de projections impressionnistes qui ne s’encombre d’aucun artifice pour secouer les oreilles, remuer les yeux et envoûter les âmes. Une seule autre présence vocale humaine se manifeste dans le tout dernier morceau, celle de Tuula Sharma VASSVIK, fille de Torgeir, qui joue également de la guitarlele. C’est du reste le morceau le plus proche de l’idée que l’on se fait plus communément d’une chanson, tout en restant imprégnée de la culture vernaculaire qui abreuve l’album de bout en bout.

Ce sont des images taillées au burin mais subtilement creusées que livre Torgeir VASSVIK : elles font résonner à la fois les forces de la nature et l’irréductible culture indigène sámie et impose l’indomptabilité de la démarche artistique de Torgeir VASSVIK, un artiste qui échappe à toutes les cases stylistiques courantes et qui se situe indubitablement à part, y compris dans la sphère musicale sámie. On ne visite pas ce Báiki en touriste pressé, on s’y pose et on s’imprègne de ses hypnoses.

Stéphane Fougère

Site : www.vassvik.com

Page : https://torgeirvassvik.bandcamp.com/album/a-place-behind-the-gardens-of-the-houses-b-iki

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