WIMME : Un chien-loup parmi les rennes

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WIMME

Un chien-loup parmi les rennes

       Quelques années après la découverte de Mari BOINE sur le label de Peter GABRIEL, la Sápmi (terme plus correct que « Laponie ») fait reparler de ses mystères à travers un chanteur prodigieux, Wimme SAARI, qui se fait plus généralement appeler WIMME. Dans les disques qu’il a enregistrés, WIMME a ouvert de nouveaux horizons au chant traditionnel sámi (« lapon ») en le combinant à des sons et des rythmes modernes et à des esthétiques contemporaines, inscrivant ainsi sa démarche dans des sillons proches de ceux de cet autre grand artiste sámi qu’était Nils-Aslak VALKEAPÄÄ. Ce faisant, il a indéniablement replacé la culture sámi au centre de la « world music » et montré comment un chant aux origines lointaines, que des forces d’oppression ont voulu faire disparaître, était capable d’assurer sa pérennité en imposant son écho rustique dans une perspective créative tournée vers l’avenir. RYTHMES CROISÉS / ETHNOTEMPOS vous invite à explorer son singulier univers polaire.

Ceux qui ont été envoûtés par l’album d’Hector ZAZOU Chansons des Mers froides (1994-Sony) se souviennent sûrement du morceau Adventures in the Scandinavian Skin Trade, dans lequel tambours et guimbardes sibériennes ponctuaient le chant plaintif et rocailleux de Wimme SAARI, présenté alors comme un « Sámi énervé qui s’adoucit la voix à la bière locale » (sic).

Pour beaucoup d’auditeurs, ce fut assurément le premier contact avec cet artiste du Nord-Ouest de la Sápmi finlandaise qui n’avait de toute façon enregistré aucun disque solo. Depuis, il a enregistré des albums qui inscrivent résolument le « joik », expression vocale traditionnelle des Sámi, dans le champ avant-gardiste du vaste domaine des musiques du monde, témoignant ainsi de sa faculté d’adaptation aux dialectes musicaux d’aujourd’hui.

L’expression d’un peuple

On a coutume de désigner par le terme « joik » le chant traditionnel sámi dans son ensemble. En fait, la tradition musicale sámi compte au moins trois modes de chants et le joik n’est que l’un d’entre eux. Celui de WIMME provient de la tradition « luohti », du Nord du territoire sámi. Le joik luohti se caractérise par son utilisation de la gamme pentatonique sans demi-tons et par ses textes, qui évoquent l’essence, l’esprit d’une personne, d’un animal ou d’un lieu. Comme on peut s’en douter, le joik est évidemment lié à la spiritualité sámi et c’est pourquoi, autant dans sa forme que dans son fond, on le compare aux chants traditionnels des Amérindiens, dont les valeurs spirituelles sont du reste assez proches de celles des Sámi (la nature y tient une place privilégiée).

Les techniques de « joiking » sont habituellement transmises de génération en génération par voie orale, mais des pressions autant politiques que religieuses ont parfois stoppé net ce mode de transmission, surtout dans les régions frontières. Ainsi, ce n’est même pas de sa mère – pourtant descendante d’une ancienne famille d’artistes – que WIMME a appris le joik, mais bien davantage par la radio, les disques et la récupération d’enregistrements sur bande (sur lesquels, comme par coïncidence, se trouvaient des chants de son oncle !).

Depuis quelques années, le joik a été redécouvert par la jeune génération sámi, de même que les tambours traditionnels qui les accompagnaient à une certaine époque. (Pour info, les tambours sámi ont été tous brûlés en 1685…) Bien qu’étant acteur de ce renouveau, WIMME ne se définit pas pour autant comme un chanteur strictement traditionnel. Après s’être rendu compte que la plupart des joiks traditionnels ne se combinaient guère avec d’autres genres musicaux, il s’est mis à créer ses propres joiks.

Tout en gardant la technique du style antique (chant de gorge, chant « animalier ») et évidemment l’émotion de base, le « joiking » de WIMME se caractérise ainsi par une plus grande liberté, avec notamment des phrasés plus longs qui lui permettent d’improviser davantage en se faisant baryton ou en adoptant au contraire une voix de fausset.

Ambiances polaires

Dès le début des années 1990, WIMME a l’opportunité de travailler son « free joik » en collaborant aux disques du groupe techno-jazz-ambiant RINNERADIO, formé de Tapari RINNE (clarinette, whistle, claviers), Jari KOKKONEN, Pauli SAASTAMOINEN, KAJASTO (claviers) et Matti WALLENIUS (guitare).

C’est ainsi que WIMME présente, dès son premier album éponyme, le joik ancestral sous une forme inédite bien que solidement enracinée. Paru en 1995 sur le label finlandais Rockadillo, qui ne le lâchera plus, puis en Amérique du Nord sur Northside deux ans plus tard, il est apparu en France dans la collection Patrimoine de Productions spéciales avec ce ridicule sous-titre de rigueur : Authentique Musique de Laponie (corrigé plus tard en Anthentique Musique du Peuple Same) ! « Authentique »… le terme a une valeur marchande, il est vrai…

S’il est vrai qu’on y trouve au moins quatre joiks luohti traditionnels (Domná, Álbmái, Jusse-Vilba et Bieggajorri), leur traitement instrumental relève plutôt de la radicalité avant-gardiste. Le seul fait d’avoir créé des paysages électroacoustiques pour envelopper un chant en principe a capella depuis des lustres pourrait être dénoncé par le puriste comme une hérésie. Mais pour l’auditeur apte à se laisser charmer par l’inouï, que de réjouissances en perspective !

Alors que le langage vocal de WIMME évoque les appels à la vie de la faune locale, les claviers et les programmations de RINNERADIO donnent à écouter les bruissements de houle, les mugissements célestes, les grondements de tambours rituels, les suintements et les grincements glaciaires, bref, les soubresauts enfouis du monde arctique.

L’obscurité et la lumière se confondent dans cette poétique de l’immatériel où s’anamorphosent successivement une pleine lune, un brouillard, un orage, une voie lactée ou un printemps radieux. Mais les tambours rappellent aussi tout ce que la terre des neiges environnante compte de mémoire fébrile…

Les lumières de la banquise

C’est du reste l’aspect rythmique qui sera creusé dans l’album suivant, Gierran (Enchantement), paru en 1997 sur Rockadillo et sur Northside en 1999. Iras, le morceau d’ouverture, s’impose par sa rythmique pesante, « icebergienne », bientôt chahutée par ces « lucioles » drum’n bass et des frottements d’outre-glace alors que des fantômes de percussions à peaux et en terre assurent une circulation vibratoire plus fluide sur Havana et que de bien curieux grognements « à vents » transforment Arvedávgi (arc-en-ciel) en danse rituelle hypnotique.

Les musiciens de RINNERADIO prolongent et développent les expérimentations initiées par le disque précédent et cisèlent des horizons ethno-oniriques aux relents tribaux et aux émanations occultes, tandis que les joiks de WIMME racontent la vie du renne (animal emblématique de la civilisation sámi), les tornades neigeuses ou les esquisses impressionnistes des aurores boréales…

Peu à peu, le monde terrestre est comme dépecé de ses enveloppes pour mieux faire ressortir tout ce qui le relie à des dimensions plus éthérées, dimensions que l’on franchit dans Boska à la faveur d’une lévitation au souffle cristallin. C’est alors de bien étranges créatures qui s’expriment à travers la voix de WIMME et les clarinettes et les flûtes de Tapani RINNE (également producteur des deux albums).

Tribal, aérien, râpeux, animalier et minéral tout à la fois, Gierran s’affirme comme une belle réussite « world-ambiant », révélant la part de sacré au sein des glaces polaires.

WIMME devient ainsi une figure emblématique de la « world » scandinave puisqu’on le retrouve à la même époque dans HEDNINGARNA, d’abord comme invité sur un morceau de l’album Trä (1994), Tuuli, puis comme membre additionnel en 1997, à l’époque où HEDNINGARNA était privé de ses deux chanteuses. WIMME avait dès lors apporté son concours au groupe suédois pour quelques concerts, et on l’entend « joiker » le loup et l’ours et taper le « bœuf techno » dans l’album Hippjokk (1997-Silence). De plus, le groupe pop hollandais NITS l’invite sur une chanson de son album Alankomaat.

Hurlements canins

En septembre 2000 paraît le troisième album de WIMME, simultanément en Scandinavie, en Amérique du Nord et en Europe, ce qui signifie aussi en France, grâce au distributeur L’Autre Distribution. Sans opérer de rupture totale avec les deux précédents, Cugu (terme qui désigne un chiot) représente un tournant dans la musique de WIMME. Privilégiant les boucles rythmiques tendance trip-hop, ce nouveau disque paraît délaisser les horizons extatiques au profit de transes plus terrestres, non sans répandre son lot d’étrangetés climatiques (on songe à BJÖRK). Des morceaux comme Cugu et le tube potentiel Texas – déjà paru en 1996 sur un EP du même nom, mais dans une version différente – seraient même de nature à ravir les « serial clubbers » !

Outre les désormais usuels claviers, programmations, clarinettes, whistles, mandolines et ukelélé, la panoplie instrumentale intègre désormais des guitares, du banjo et des percussions africaines (Abdissa « Mamba » ASSEFA). Eallime bárut (Les Vagues de la vie) lorgne vers le rock quasi industriel, avec ses jets d’électricité guitaristiques (à noter aussi la présence d’une voix féminine, celle d’Inga JUUSO, en complément de celle de WIMME), Nággu a des allures de danse de pow-wow extatique, tandis que Silbabiedju (La Caverne d’argent) et Agálas Johtin (Le Voyage éternel) renouent avec les climats de méditation trouble qui dominaient sur les disques précédents.

Bref, Cugu s’avère très éclectique, au point d’y perdre peut-être en cohérence et en profondeur, mais le joik de WIMME garantit toujours une présence magique et fascinante. Il n’est que de l’écouter, à la fin du disque, imiter lors d’un concert les jappements plaintifs d’un chiot, bientôt suivi par plusieurs personnes dans la salle ! Ce n’est plus Danse avec les loups, mais « Couine avec le chiot »…

La Nouvelle Vague du joik

En 2003, près de trois ans après Cugu, le chanteur sami Wimme SAARI, devenu une référence obligée des musiques ethniques nouvelles de Scandinavie et de Laponie en particulier, livre son quatrième opus, Bárru. Cette fois, c’est dans une formule minimaliste que le groupe WIMME s’affiche puisque seulement deux des membres du groupe RINNERADIO sont venus décorer de leurs parures électro-acoustiques les joiks rugueux du chanteur. Les deux musiciens sont du reste devenus producteurs à part entière du disque.

Les seuls instruments acoustiques utilisés sont tous à cordes et sont joués par Matti WALLENIUS (banjo, mandoline, guitare, baglama – luth turc – et ukulele). Si d’aventure vos oreilles croisent des tablas ou un didgeridoo, il s’agit de samples. Jari KOKKONEN s’occupe en effet des programmations diverses et variées et des textures synthétiques. Sur trois morceaux, les chanteuses d’HEDNINGARNA, Liisa MATVEINEN et Tellu TURKA, ont été invités à unir leurs timbres fluets et serpentins aux inflexions hypnotisantes du chanteur.

À part cela, il y a peu ou pas de changements majeurs chez WIMME qui, depuis son précédent disque, a troqué les puissantes visions mystico-climatiques expérimentales de ses deux premiers opus (Wimme et Gierran) contre une électro-pop « joikée » plus abordable et formatée (la durée de la plupart des morceaux se situe dans une fourchette de 3 à 4 minutes, soit la longueur radio idéale), avec force nappes orientées new age, rythmiques trip-hop et manifestations sonores extra-terrestres. Certaines pièces aux rythmes relevés et « efficaces » (Kalkutta, Cearret) devraient même attirer la curiosité des « teufeurs » un tant soi peu avides d’exotisme bizarroïde.

Cela dit, il n’y a pas de concessions de mauvais goût à déceler dans Bárru. WIMME privilégie les « planances » chaloupées aux clapotis singuliers (Aspen, Inka), et ce n’est pas un hasard si l’élément récurrent est l’eau. Les titres sont assez évocateurs à ce sujet : Bárru (Vague), Njavvi (Torrent), Gorzi (Cascade)… L’attraction majeure reste bien entendu cette voix gutturale et chaude, un brin éraillée et endolorie, grisante et suggestive, qui confine parfois au grommellement et ronronnement animaliers (Boares Rieban, Dalki). C’est ce qui s’appelle esbaudir ses esprits animaux…

Pour qui ne connaît pas encore WIMME, Bárru sera une porte d’entrée idéale. Pour les autres, ce sera un album de plus, mais éminemment plaisant.

L’Instinct du chant brut

En vacances du groupe électro RINNERADIO, avec des membres duquel il avait enregistré ses quatre précédents disques, le chanteur sàmi Wimme SAARI s’offre avec Gapmù (Instinct), paru dans la foulée de Bárru, une pause solitaire, acoustique et résolument a capella, comme on dit dans le métier. Au risque de froisser les fans de l’optique ethno-électro qu’il avait suivie jusqu’à présent et qui avait fait de lui l’une des figures de proue des musiques nordiques modernes, WIMME exhibe son organe vocal sans détours ni atours, dans un élan qui ressemble fort à l’inévitable retour aux sources brutes.

Instinct est l’opportunité pour Wimme SAARI de développer son art âprement consommé du joik, ce chant « nu » qui, dans les terres nordiques de Sàpmi, ou Laponie, est une tradition à part entière. Pour autant, cet album, en termes de répertoire, n’est pas plus ni moins traditionnel que ses précédents.

Sur les 34 joiks, ou chants solistes, qu’il a enregistrés, 3 seulement sont traditionnels (au demeurant déjà utilisés dans les albums Gierran et Bárru), auxquels il faut ajouter 6 hymnes à caractère religieux, datant pour la plupart du XVIIIe siècle. Les 20 autres joiks sont tous composés par WIMME dans la plus pure tradition luohti, caractérisée par son emploi de l’échelle pentatonique sans demi-tons et ses textes dressant le portrait d’un lieu, d’un être humain ou d’un animal. Tous ont des allures de petites méditations nourries du quotidien de l’homme.

Préparer son café le matin, faire un feu de bois, contempler les nuages, le ciel, suivre la rivière, percer un trou dans la glace, grimper une colline sont autant d’occasions pour WIMME de chanter sa vie, auxquelles s’ajoutent des souvenirs d’enfance (To Have to), une réflexion sur l’impuissance des mots à exprimer certains sentiments (Speechless), une imitation du vent (The Cold and Frosty Wind), ou un simple ronflement (I Stall), et ce, dans un dénuement musical des plus extrêmes.

Seuls quelques bruits naturels habillent certains joiks : le crépitement du feu (Noon), l’écoulement d’un ruisseau (The Dream Stream), un chant d’oiseau (The Shore), ou encore un bruit de moteur, qui vient renforcer les harmoniques d’un chant de gorge de WIMME (Father). L’effet n’en est que plus saisissant pour les amateurs du genre !

D’un joik à l’autre, le timbre de Wimme SAARI, entre baryton et ténor, suffit, dans son éclatante nudité, à créer une atmosphère magique et subjuguante. Le joik est présenté comme une pratique journalière, naturelle, un mode de vie et fait fonction de miroir à la fois extérieur et intérieur. À la fin du disque WIMME s’en va, et l’on entend son chant partir au loin, telle une ligne qui trace son horizon…

Une piste interactive permet de plus de visualiser une biographie de WIMME, sa discographie, des traductions de joiks en anglais, en suédois et en finlandais, et trois extraits vidéo de joiks chantés par l’artiste en extérieur.

Le Joik e(s)t Moi

Après six ans d’abstinence discographique qui avaient laissé croire qu’il avait pris sa retraite artistique, WIMME revient en 2009 sans crier gare avec Mun, autrement dit « Moi ». Avec ce titre pour le moins nombriliste, on penserait avoir affaire à une rétrospective ou un « best of ». Fausse route, c’est bien un nouvel album.

Qu’on se rassure, le joik (chant traditionnel sami) est et reste évidemment l’élément central de l’art de WIMME, et il le maîtrise et en étend les techniques avec toujours autant de brio. Sa voix, rocailleuse et plaintive, pouvant passer du baryton au fausset et aimant à s’inspirer du chant de gorge comme des cris animaliers, a gardé son attrait fascinant.

Avec ce nouvel album – illustré par ses propres peintures –, c’est toutefois moins une mise à nu de son chant que WIMME met en scène (il l’a déjà fait avec Gapmu / Instinct, qui était entièrement a capella) qu’un nouveau virage qu’il fait prendre à sa démarche artistique.

Par exemple, les paysages sonores électro-ethno-ambiant ciselés auparavant par RINNERADIO ont disparu. « Out » les synthétiseurs et séquenceurs ! Cette fois, c’est le tout-acoustique (ou presque) qui prévaut. Et pourtant, deux membres du groupe finnois, Tapani RINNE et Juuso HANNUKAINEN, sont toujours présents sur Mun. Le premier cité tient les clarinettes et le saxophone ténor, tandis que le second fait entendre une pléiade de percussions: tom tom, dun dun, maracas, cloches, cajon, caxixi, cymbales, frame drum, gargaba, shekere, pompe à vélo… Les guitare, bagalama (luth turc), charango et ukulélé sont quant à eux toujours joués par le fidèle Matti WALLENIUS.

Cette combinaison des vents, des cordes et des peaux sied à ravir aux joiks composés par WIMME. D’autres couleurs tout aussi rustiques s’ajoutent ici et là, comme un violon, une harpe, un harmonium, la basse de Pekka LEHTI (ex-VARTTINA) ou encore l’igil (vièle-cheval de la République de Touva) d’Imre PEEMOT, un artiste finlandais également spécialiste du chant de gorge et qu’on a vu jouer avec SAINKHO.

De plus, WIMME a invité sur plusieurs morceaux sa compatriote chanteuse Ulla PIRTTIJÄRVI, une autre éminence de la scène sami et dont le timbre, lui aussi très enraciné et parfois proche de celui de Mari BOINE, contraste merveilleusement avec le ton éraillé de notre maître-joiker.

D’entrée de jeu, une atmosphère pour le moins étrange se dégage de Birch Smoke, qui combine le joik de WIMME, des murmures passés en boucle et le chant rustique d’Ulla PIRTTIJÄRVI avec clarinette, igil et percussions, et auxquels s’ajoutent de non moins curieuses et ludiques interférences bruitistes extraterrestres. L’occasion est en tout cas donnée de remarquer que les manipulations électroniques n’ont pas complètement disparu… Elles contribuent même à enrichir de plein de menus détails signifiants le cachet nordique des horizons ici évoqués.

C’est ainsi une entêtante rythmique de locomotive, alliée à une clarinette basse nasillarde, qui plante un décor inquiétant sur Calm. Sur Don’t, la rythmique est lancée par une boucle vocale syllabique de WIMME hachée menue et passée au mixer. Et Dawn est ponctué par des bruissements de pas dans la neige, plus des cloches…

Le fond de tribalité immanent à toute expression musicale à forts relents de chamanisme est de même présent dans des morceaux plus relevés tels que Iron ou Family. Une pause contemplative est marquée avec Birds, où WIMME use d’un registre vocal étonnamment aigu, genre complainte du chien-loup, tandis qu’Ulla PIRTTIJÄRVI égrène quelques suaves murmures entre les notes enchanteresses de la harpe d’Iro HAARLA.

Ailleurs, WIMME traîne sa nonchalance vocale un brin éméchée sur une sorte de valse brinquebalante (It’s Not You), quand il ne verse pas dans le joik à consonance plus exotique, avec ce clin d’œil au musette sur le justement nommé Paris.

Enfin, sur Storehouse, WIMME fait taire sa voix de longues minutes pour laisser vagabonder à loisir les clarinettes décidément polyvalentes de Tapani RINNE et l’harmonium grisant d’Eero GRUNDSTRÖM. On ne sait plus trop si la nuit est tombée ou si l’aube est imminente, c’est toute la magie de la région boréale européenne qui opère et que nous quittons sur la pointe des pieds, non sans avoir fait le plein de sérénité souriante.

Sans céder aux facilités « globales », WIMME effectue avec ce disque un retour en bonne forme. Avec son « Moi », il se montre égal à lui-même tout en étant un peu « autre ». Il signe en tout cas un portrait musical (ce qu’est en somme un joik) qui fait valoir son identité de Sami d’aujourd’hui, conjuguant inlassablement tradition et innovation.

Psaumes pèlerins

Après la parution de Mun, et malgré un étonnant concert donné dans la forêt de Larchant, en Seine-et-Marne en 2011 dans le cadre du festival Ile-de-France, WIMME semble avoir disparu de la circulation dans les années 2010 et s’être fait oublier de la sphère internationale des musiques du monde. En fait, c’est surtout le marché de celle-ci qui a réduit son périmètre de diffusion, et les disques de WIMME ont dès lors cessé d’être distribués hors de la Finlande, le rendant invisible et inaudible. Mais WIMME n’est pas resté inactif artistiquement parlant. Il a même en fait poursuivi sa collaboration avec le clarinettiste Tapani RINNE, mais sur un mode nettement plus dépouillé qu’auparavant.

Ainsi un nouveau disque, Soabbi, est-il paru en 2013, toujours sur le label finlandais Rockadillo, mais introuvable à l’intérieur de nos frontières puisque non distribué. Mais disons-le tout de suite, même s’il avait fait l’objet d’une plus grande visibilité, Soabbi n’est pas le genre d’album qui aurait permis à WIMME de grimper dans les « charts » internationaux et d’élargir son public, tant son propos ne prête en rien le flanc à des ambitions mercantiles ou carriéristes. Son impressionnante illustration de pochette – une peinture de WIMME – lui confère même une allure « gothique » !

Soabbi est en effet constitué en majorité d’anciens psaumes religieux suédois et finlandais, traités et arrangés sur un mode minimaliste et austère qui interdit toute écoute distractive. On y entend pour toute configuration musicale que la voix de Wimme SAARI et la clarinette basse de Tapani RINNE, enregistrés près d’un lac situé à proximité de la frontière russo-finlandaise, en Finlande-orientale et méridionale, à Hurissalo, autrement dit dans un de ces « bouts du monde » propices aux retraites naturalistes et spirituelles.

Ce disque a été conçu pour une écoute attentive et concentrée qui ne souffre aucune sollicitation parasite. Voix et clarinette s’y expriment le plus souvent en mode « basse », jouant à l’unisson ou se séparant, la clarinette de RINNE peignant alors de fines nappes instrumentales pour soutenir la voix recueillie de SAARI et en déployer la dimension introspective.

Exploitant une veine brumeuse, voire comateuse, ou meurtrie, le chant psalmodique de WIMME confine parfois au marmonnement, et cède même une fois au mode récitatif (sur un texte du fameux chanteur sami Nils-Aslak VALKEAPÄÄ), tandis que la clarinette basse de RINNE dessine des ambiances feutrées, voire ténébreuses. Wimme et Tapani s’offrent également chacun des instants en solo, poussant ainsi jusqu’au bout leur désir d’épure.

Compte tenu du minimalisme de la formation, un enregistrement « brut » de ces chants religieux eut rendu l’écoute laborieuse. Heureusement, le disque a bénéficié d’une mise en espace sonore qui en valorise la dimension conceptuelle. On peut même dire que le « designer » sonore Pauli SAASTAMOINEN joue ainsi le rôle de « troisième membre » du duo (!) du fait des traitements subtils qu’il applique à la voix et à la clarinette.

Ainsi le grain de voix de WIMME est-il mis en relief à certains moments, lui conférant une proximité saisissante, tandis qu’à d’autres endroits le chant paraît plus « embué », brumeux, quand il ne s’éloigne pas progressivement pour finalement s’évaporer… La clarinette, pour sa part, bénéficie de « déplacements » similaires, se déclinant en première ligne ou en retrait, se voit parfois pourvue d’une « aura » résonnante, est à plusieurs endroits enrobée de discrètes sonorités électroniques, ou bien se superpose à elle-même.

Quelques « samples » réalisés en direct par Tuomas NORVIO et l’ajout de quelques bruitages (pas dans l’eau, chant d’oiseau, crépitements de braise) renforcent cette sensation de vagabonder entre deux mondes, le terrestre et le céleste, et d’assister à un pèlerinage spirituel qui cherche à ranimer des ferments de vie dans un environnement aride qui en est a priori dépourvu.

Comme on s’en doute, Soabbi n’est clairement pas le disque qu’on fera écouter en soirée, à moins d’avoir envie de faire fuir ses convives. Il s’adresse à des auditeurs prédisposés au repli auditif en territoire polaire et ouverts au dialogue intimiste avec soi-même, aux confins d’un environnement « dark ambient » sans aucune concession.

De l’humain dans les glaces

Quatre ans après Soabbi, WIMME et RINNE remettent le couvert et repartent pour un nouveau trek dans des contrées sonores inexplorées (ou si peu) autour du chant traditionnel sami, le joik. À l’instar de celle de Nils-Aslak VALKEAPÄÄ avec Esa KOTILAINEN en leur temps, la complicité artistique et créative entre le chanteur et le clarinettiste/claviériste, éprouvée depuis maintenant plus de deux décennies, ne s’émousse pas et confirme son ambition exploratoire et avant-gardiste avec ce nouvel album, Human, dont la pochette reproduit une fois encore une peinture de Wimme SAARI.

Plus que jamais, c’est le joik qui sert de fondement à une majorité de morceaux de cet album, combiné comme de coutume avec une musique aux sonorités électro-ambient qui évoque son environnement naturel arctique. Human est en majeure partie fondé sur des joiks de WIMME traitant d’une dimension individuelle (illustrée par des titres comme Heart, Elle, You, Womb et Human), tandis que d’autres pièces dépeignent des paysages naturels aux prises avec les éléments (Wind, Rock, Sounds of Snow, Spotted Crake).

La voix de Wimme et les clarinettes, cloches, saxophones et percussions de Tapani continuent de sculpter des horizons âpres et flottants, enrichis par endroits de quelques contributions externes, comme le violon et le whistle d’Olivia HOLLADAY, le piano d’Iro HAARLA, les manipulations sonores de DJ SLOW et d’Ilpo VÄISÄNEN, ou encore le chant de Elle Sofe HENRIKSEN, qui s’impose en première ligne sur deux morceaux, dont celui qui porte son prénom et qui ouvre le disque, faisant un temps douter l’auditeur sur le fait qu’il écoute un disque de WIMME !

Cela dit, Human s’avère moins aride et radical que son prédécesseur et expose une plus grande variété de climats et de styles. Wind est ainsi traversé de boucles électro et d’effets sonores rappelant l’univers de KRAFTWERK ; Rock est zébré d’écorchures métalliques alternant avec des nappes synthétiques sorties d’un vieux film de science-fiction ; Human s’appuie sur un tempo « upbeat » qui rend le joik de WIMME assez dansant, puis le tempo se brise à mi-chemin, le temps pour WIMME de prononcer quelques mots et onomatopées sur une nappe plus sombre de clarinette, puis il repart de plus belle, et le joik de WIMME avec ! Ce morceau aurait pu faire un bon single…

D’autres pièces nous projettent sans détour dans des mondes plus flottants. Comme on l’a dit plus haut, c’est Elle qui inaugure l’album avec la voix de HENRIKSEN en apesanteur, à peine soutenue par un filet de clarinette. Heart est introduit comme il se doit par des battements de cœur profonds et apaisés, sur lesquels viennent glisser une suave ligne de clarinette et un joik titubant.

Spotted Crake est annoncé par le son de gouttes qui s’écoulent (d’une stalagtite ?), deux clarinettes tissent une trame mélodique un rien mélancolique sur laquelle se pose la voix rustique d’Elle Sofe HENRIKSEN.

You commence par se parer de nappes vaporeuses de clarinette avant d’être corseté par un « beat » medium appuyé, ce qui n’empêche pas WIMME d’entonner un joik contemplatif ponctué de quelques notes de piano et RINNE d’enchaîner par un solo non moins onirique.

Womb a tout d’un cocon moelleux et flottant, juste ponctué par un battement de tambour ; WIMME y fait des vocalises douces-amères, et la clarinette basse traces des volutes ensorcelantes, ici et là parasitées par quelque cris et bourdonnements volatiles.

Enfin, Sounds of Snow enfonce le clou de l’abstraction : tout en suspension, chant et clarinette sont environnés de sons subreptices créés par Ilpo VÄISÄNEN qui peignent une ambiance statique de paysage gelé, rappelant certaines pièces des premiers albums de WIMME (Wimme, Gierran). Au moins est-on assuré que le monde arctique n’a pas complètement disparu du fait du réchauffement climatique, et qu’il existe encore des horizons nimbés de mystère qui imposent à l’humain de se taire et de communier sans filet avec ce qui le dépasse et lui survivra quoi qu’il en soit…

* * * * * *

En un quart de siècle balisé par huit albums, WIMME a métamorphosé un chant venu du fond des ages, le joik des Sámis, en une expression contemporaine, témoignant de sa belle vitalité et de sa capacité à investir des mondes musicaux à la fois pop, « actuels » et avant-gardistes aptes à transcrire et à sublimer l’environnement naturel et culturel d’où il provient. Gageons qu’il ne s’arrêtera pas en si bon chemin et qu’il continuera, à travers son chant et sa musique, à nous servir de guide à travers ces paysages polaires qui ont su préserver un lien très fort avec les mondes floral, animal et minéral, aussi primitifs qu’éternels.

Article réalisé par Stéphane Fougère
Photos concert Festival Ile-de-France 2011 (Forêt de Larchant) : 
Sylvie Hamon et Stéphane Fougère

Site : wimme-rinne.com/

Page label : www.rockadillo.fi/wimme

DISCOGRAPHIE WIMME :

* Wimme (1995, Rockadillo / Productions spéciales)
* Texas (CD-single 4 titres, 1996, Rockadillo)
* Gierran (1997, Rockadillo / L’Autre Distribution)
* Cugu (2000, Rockadillo / L’Autre Distribution)
* Bárru (2003, Rockadillo / L’Autre Distribution)
* Gapmù (Instinct) (2004, Rockadillo / L’Autre Distribution)
* Mun (2009, Rockadillo / L’Autre Distribution)
* Wimme SAARI & Tapani RINNE : Soabbi (2013, Zen Masters Records Oy / Rockadillo)
* WIMME & RINNE : Human (2017, en Masters Records Oy / Rockadillo / Westpark Music)

Quelques Participations :

RINNERADIO : Dance and Vision (1990, Pyramid) – Joik (1992, Aani) – Unik (1994, Aani)
HEDNINGARNA : Trä (1994, Silence) – Hippjokk (1997, Silence)
Hector ZAZOU : Chansons des mers froides (1994, Columbia /
Sony)
File under : Finnish Ambiant Techno Chant (compilation WIMME & RINNERADIO (1997, BMG / Catalyst)
NITS – Alankomaat (1998)

(Article original publié dans ETHNOTEMPOS n°8 – avril 2001,
puis remis à jour en 2019 avec ajouts de chroniques publiées dans
ETHNOTEMPOS n°13 – septembre 2003, en 2004 et en 2009, 
et de nouvelles chroniques)

 

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