ALTAN : La Brise du Donegal

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ALTAN

La Brise du Donegal

Peu de groupes de musique traditionnelle peuvent se targuer d’avoir leur effigie reproduite sur un timbre-poste pour bons et loyaux services rendus à la culture de son pays. C’est l’honneur que le gouvernement irlandais a fait en 2006 au groupe ALTAN, comme il l’avait auparavant pour THE CHIEFTAINS et THE DUBLINERS. Dans le même ordre d’idées, la chanteuse, joueuse de fiddle et co-fondatrice du groupe Mairéad Ní MHAONAIGH vient d’être nommée « personnalité de l’année au Donegal ». Ce n’est peut-être qu’une anecdote, mais elle souligne combien le groupe a fait du chemin depuis sa création.

ALTAN a en effet été fondé au milieu des années 1980 par Mairéad Ní MHAONAIGH et le flûtiste Frankie KENNEDY, originaires de Gweedore (Gaoth Dobhair en gaélique), dans le Donegal. Le couple avait auparavant réalisé un premier enregistrement marquant en duo (Ceol Aduaidh, en 1983), suivi d’un deuxième baptisé justement Altan (en 1987), qui deviendra le nom du groupe que Mairéad et Frankie viennent de former avec Ciarán CURRAN (bouzouki) et Mark KELLY (guitare). Le prmeier disque à paraître sous le nom de groupe ALTAN est officiellement Horse with a Heart (1989).

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Les disques suivants, The Red Crow, Harvest Storm et Island Angel, ont marqué la première moitié des années 1990 et ont érigé ALTAN en groupe majeur de la scène folk et trad’ irlandaise. La tragique disparition de Frankie KENNEDY en 1994 aurait pu mettre un terme à la carrière du groupe. Mais grâce à la ténacité du flûtiste, le groupe a tout de même signé avec une « major », Virgin Records, qui surfait à l’époque sur la vague « world » (avec notamment les productions Real World, dont Virgin éait le distributeur) ! ALTAN se devait donc de continuer sa route malgré la perte de son co-fondateur afin de promouvoir cette musique du Donegal qui, jusqu’alors, n’avait guère eu l’occasion d’être représentée à un échelon aussi international. À cette époque, le joueur de fiddle et de whistle Ciaran TOURISH, l’accordéoniste Dermot BYRNE et le guitariste Dáithi SPROULE rejoignent le groupe. 

Virgin Records a ainsi publié les quatre albums subséquents du groupe parus entre 1996 et 2002. Blackwater et Runaway Sunday ont fait l’objet d’une large diffusion internationale et ont permis au groupe de se faire connaître d’un public qui ignorait (presque) tout de la musique irlandaise, et encore plus de celle pratiquée dans le comté de Donegal. Cependant, la signature sur un tel label n’a aucunement poussé ALTAN au compromis et à diluer ses racines dans une maussade sauce « pop » ou « variétés ». ALTAN a continué à enregistrer une musique fidèle à ses racines traditionnelles, s’autorisant juste à inviter ça et là davantage de personnalités de la musique irlandaise (dont Donal LUNNY, qui apporte ses compétences de musicien et d’arrangeur sur Blackwater) ou d’autres univers musicaux attenants (la musicienne de blue-grass Alison KRAUSS fait une apparition dans Runaway Sunday).

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Paru à l’aube de la décennie des années 2000, Another Sky assure que c’est encore et toujours dans les pots les plus traditionnels qu’on fait les meilleures sauces. Dans ce disque, les reliefs éventés du comté du Donegal continuent d’inspirer brillamment la céleste Mairéad Ní MHAONAIGH et ses complices, qui savent décidément distiller les vapeurs poétiques de cette région de l’Erin dans leurs adaptations de thèmes traditionnels, reels, jigs, et leurs compositions (Mairéad Ní MHAONAIGH et Ciaran TOURISH ont composé chacun un reel, Mark KELLY une pièce instrumentale), qui se confondent merveilleusement.

L’album contient comme de coutume de fort belles chansons et complaintes traditionnelles (mention particulière à Green Grows the Rushes, Ten Thousand Miles), ainsi qu’une reprise d’une chanson de Bob DYLAN, Girl from the North Country, qui sonne on ne peut plus « irish blues' ».

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Jerry DOUGLAS (dobro), Jimmy HIGGINS (bodhrán), Donal LUNNY (claviers), Mick O’BRIEN (uillean pipes), Bonnie RAITT (oui, la légende du blues à la guitare « slide » !), Steve COONEY (basse), Triona Ní DHOMHNAILL (piano) et d’autres ont été conviés à se joindre à cette célébration d’une culture régionale dont la force évocatrice s’avère inépuisable, à la grande satisfaction de tous.

Histoire d’assouvir nos penchants critiques les plus pervers, on aurait aimé pouvoir vous dire qu’ALTAN a quand même commis un faux pas avec un des albums de cette période Virgin. Il n’en est rien. Avec The Blue Idol (2002), le groupe phare de la scène folk irlandaise actuelle a continué à nous livrer, à doses assez régulières, son lot de jigs, reels, airs et chansons collectés dans l’inépuisable giron gaélique.

Le repli de la vague celtique n’a pas eu d’effet particulier sur la carrière d’ALTAN, sans doute parce que celui-ci n’a pas vraiment cherché à en tirer parti, pas plus qu’il n’a cherché à vulgariser ou à relooker sa musique pour séduire un public plus large. Et si ALTAN est sur une major, ce n’est pas parce qu’il est suceptible d’épouser les modes, mais bien parce qu’il reste fidèle à un mode traditionnel et ne cesse d’en révéler les trésors. Toujours flanquée de ses cinq pareils compères, la violoniste et chanteuse Mairéad Ní MHAONAIGH continue de faire d’ALTAN un groupe qui émerveille par la portée de son savoir-faire et la grâce de son inspiration.

La recette n’a pas changé d’un iota, le soin apporté à la production de cette nouvelle galette égale celui des précédentes et les arrangements « altaniens » font mouche. Pour The Blue Idol, nous nous retrouvons donc avec treize titres acoustiques impeccables, dont la moitié sont des chansons illuminées par la voix cristalline de Mairéad, et le reste des danses diablement jubilatoires.

Comme il est désormais de coutume, plusieurs personnalités de la scène « irish trad » ont apporté leur concours, tels les inusables Donal LUNNY, Steve COONEY et Liam O’FLYNN, et, tout spécialement pour cet album, deux luxueuses voix ont été réquisitionnées, celle de Dolly PARTON sur The Pretty Young Girl…

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…et celle de Paul BRADY dans Daily Growing et dans Cuach mo Lon Dubh Buí, de même que le saxophone de Richie BUCKLEY, histoire d’apporter une couleur plus « exotique ». ALTAN ne se refuse donc rien, et même si l’on peut être blasé par ce côté réunion de « all stars », il faut reconnaître que le sextet irlandais sait combiner classe, générosité et passion.

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En 2005, alors que le contrat avec Virgin est arrivé à terme, ALTAN sort un album judicieusement intitulé Local Ground, manière de signifier son attachement à sa terre culturellement nourricière.

En bon vétéran de la scène traditionnelle irlandaise, ALTAN sort ici son dixième album en forme d’anniversaire pour célébrer une vingtaine d’années d’existence marquée par une amitié musicale entre ses membres qui, de sessions de pub locales en salles de concerts internationales, s’est avérée indéfectible. Mais surtout, ALTAN souhaite réitérer avec ce CD son profond respect pour la culture musicale du comté du Donegal, à la géographie aussi rugueuse que pittoresque, à l’image de ses jigs, reels et chants qui sont une source décidément intarissable d’inspiration pour le groupe.

Le titre de ce disque, Local Ground, (« terre locale ») exprime avec une transparence désarmante de quoi il est question (comment n’ont-ils pas pensé plus tôt à ce titre ?) et a de quoi rassurer ceux qui, après cinq pintes, avaient cru voir le groupe dériver vers une sorte de folk-pop plus anglaise que gaélique. Aujourd’hui délivré de son contrat avec une major, comme tant d’autres artistes « du monde » et de musique celtique en particulier, ALTAN revient sur un label plus spécialisé, Vertical Records, pourvoyeur des réalisations d’un groupe folk écossais lui aussi en vogue à cette époque, CAPERCAILLIE. (Aux États-Unis, c’est le label Narada qui sort cet album.)

À part cela, ou peut-être grâce à cela, ALTAN se porte bien, merci, et son charme agit toujours, inusable et inaltérable. Il y a une fois encore des invités de marque (tous des potes !) qui ont été conviés à l’enregistrement, comme Jimmy HIGGINS, Stephen COONEY, Triona NI DHOMHNAILL (BOTHY BAND), Carlos NUÑEZ et Donal LUNNY, mais tout tout le monde sait qu’au fond ALTAN n’a besoin de personne pour révéler son talent et sa richesse intrinsèques. Il a juste le goût de la convivialité…

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Quant à la voix de soprano de Mairéad Ní MHAONAIGH, il n’est que d’écouter des perles comme Adieu my Lovely Nancy, As I Roved Out ou la berceuse finale Dùn Do Shùil pour s’assurer que son pouvoir d’envoûtement est intact.

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Le succès international du groupe, qui a tourné aux quatre coins du monde, a indubitablement permis de révéler à ce dernier la richesse et la spécificité musicales de cette portion de lande sauvage située la plus au nord de l’Irlande qu’est le comté du Donegal. Pour fêter ses 25 ans d’existence en 2010, ALTAN s’est offert pour la première fois le luxe d’un orchestre symphonique pour revisiter quelques pièces de son répertoire (lire notre chronique). L’inspiration du Donegal, avec ses chansons brillantes et sa forte tradition de fiddle, reste cependant toujours aussi déterminante. ALTAN, ou comment une tradition locale s’est retrouvée parachutée dans le chaudron global sans rien perdre de ses fragrances typiques.

Pour RYTHMES CROISÉS, Mairéad Ní MHAONAIGH a bien voulu retracer l’histoire du groupe dont elle continue à faire briller la flamme depuis 25 ans, et évoque également sa première sortie en solo, Imeall, et sa participation à la formation world THE STRING SISTERS.

Entretien avec Mairéad Ní MHAONAIGH (ALTAN)

ALTAN fête donc cette année ses vingt-cinq ans. Commençons donc par revenir aux origines du groupe, voire même bien avant. En ce qui vous concerne, Mairéad, vous avez été élevée dans une famille de musiciens du Donegal ?

Mairéad Ní MHAONAIGH : C’est exact. Mon père, Francie MOONY (NDLR : Proinsias O’MAONAIGH en gaélique), jouait du fiddle. Quand j’étais toute gamine, il avait l’habitude d’en jouer et je me contentais de l’écouter ; je ne jouais alors pas du tout de musique. Mais quand j’ai eu dix ans, j’ai eu envie d’apprendre à jouer. Notre maison accueillait beaucoup de monde, des musiciens, des chanteurs… Jusqu’à sa disparition, mon père a aussi écrit plein de chansons, des pièces de théâtre, le tout en langue gaélique. Il y avait beaucoup de créativité à l’œuvre. Je pensais alors qu’il en était de même partout ailleurs, mais j’ai réalisé depuis que ce qui se passait chez moi était un peu différent de ce qui se passait dans les autres maisons. J’ai été privilégiée de grandir dans ce contexte. Nous étions pourtant une famille assez simple, avec peu de moyens, mais la musique a toujours eu une place centrale dans la maison.

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Votre père a joué un rôle assez important dans le renouveau de la musique gaélique…

MNM : Oui, mon père était professeur. Il enseignait à l’école primaire, à l’école élémentaire et était très intéressé par sa propre localité, l’histoire, la langue et la musique. Cela constituait un tout. C’était aussi un athlète ! Il participait tout le temps aux activités athlétiques locales. En fait il a pratiqué beaucoup d’activités locales et régionales jusqu’à sa mort. Surtout, il a réalisé des choses qui n’avaient pas beaucoup été faites à cette époque. On parle là de faits qui remontent aux années 1970-80. Il a été une grande influence, vraiment. Des tas de gens venaient à la maison avec leurs instruments… C’est si beau à voir quand on est élevée dans cet environnement.

Il fut donc la première personne à vous enseigner le fiddle. Y en a-t-il eu d’autres ?

MNM : Il y a eu Dinny McLAUGHLIN, qui venait de Buncrana. Il est venu plusieurs fois à la maison et m’a enseigné le fiddle, ainsi qu’à Ciaran TOURISH. J’ai énormément appris avec Dinny également. Et puis il y a eu tous ces gens qui sont passés à la maison pour apprendre…

ALTAN est connu pour avoir en priorité fait connaître la musique traditionnelle du Donegal au monde. Quelles sont les caractéristiques de celle-ci ?

MNM : Le Donegal est sur la côte nord-ouest de l’Irlande. Son nom gaélique, « Dhùn na nGall », signifie la « forteresse des étrangers ».

Il y a eu une connexion assez importante avec l’Écosse, puisqu’elle faisait aussi partie des nations celtes. Il en est de même avec la Bretagne du reste, mais à cette époque la connexion était moins forte. Cela dit les Celtes se sont répandus sur tout ce territoire, et l’Écosse a eu une forte présence dans le Donegal. Par conséquent, jusqu’à une époque très récente, plein de gens du Donegal sont allés travailler et gagner leur vie en Écosse. Et de leur séjour là-bas, ils ont ramené de la musique écossaise au Donegal, et inversement de la musique du Donegal en Écosse. Il y a eu un fort phénomène d’entrecroisement. De fait, en Irlande, la musique du Donegal est perçue comme ayant des accents écossais.

Il y a donc dans la musique du Donegal des formes devenues typiques de ce croisement avec la tradition écossaise…

MNM : Il y a beaucoup de croisements, en effet. Ce n’est pas la même culture, mais disons qu’elle a développé des voies différentes. Il y a des « strathspeys » et des « highlands » qui sont joués dans le Donegal, et elles sont en quatre temps, tout comme les « reels ». Or, les reels sont des airs anglais, de même que les « hornpipes ». En fait tout ce que nous avons fait est d’importer plein d’airs et en avons fait les nôtres. C’est vraiment ce qu’on a fait dans le Donegal.

Vous avez créé ALTAN avec Frankie KENNEDY, qui était votre mari à l’époque. Au début ce n’était qu’un duo, en fait ?

MNM : Oui, nous étions un duo qui jouait beaucoup dans les clubs folk de Dublin, où à l’époque nous nous rendions au collège. Et les gens ont aimé notre musique du Donegal. Pour eux, elle sonnait un peu étrange. Maintenant, quand vous allez à Dublin, vous entendez beaucoup de musique du Donegal. Donc je pense que notre duo a aidé à faire connaître la musique du Donegal à un public plus large. Et par la suite on a rencontré Mark KELLY et Ciaran CURRAN. Ainsi, on a décidé de former un groupe parce qu’on a senti qu’il y avait là une ouverture. A cette époque, Frankie et moi n’étions que des enseignants…

Vous aviez quand même enregistré votre premier disque en duo, Ceol Aduaidh

MNM : Nous étions toujours en train d’enseigner à ce moment-là, et pensions vraiment qu’on ne ferait pas plus d’un disque, vous savez. Sauf qu’après il y a eu des gens qui nous ont appelé : « Voulez-vous venir jouer en Australie? Voulez-vous venir en Amérique? » On s’est dits : OK, on va faire ça, et on a fini par monter ALTAN six ans après. Une nouvelle ère s’est offerte à nous, et on a quitté notre travail et commencé à voyager.

Vous attendiez-vous à cela ?

MNM : Non, nous n’avions aucune attente. Ce qui était plutôt une bonne chose parce que maintenant j’ai l’impression que les gens attendent beaucoup trop de la musique. A trop vouloir attendre, à trop idéaliser, on peut finir par laisser tomber tous ses rêves, comme si c’était une disgrâce. Nous, un jour on jouait à New York, le lendemain en Allemagne, mais on n’a jamais attendu quoi que ce soit ; et c’était mieux ainsi. Quand je vois de jeunes formations aujourd’hui, elles se désillusionnent très vite parce qu’elles pensent trop au succès, aux lumières qui brillent… La musique ne se vit pas comme ça. On peut être le meilleur des musiciens et ne pas être entendu, ne pas être découvert. Ce n’est pas le plus important. Ce qu’il faut, c’est aimer ce que l’on fait et espérer que des gens comprendront ou apprécieront.

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Le fait d’avoir joué partout dans le monde ou presque a t-il changé votre attitude ou votre perspective vis-à-vis de la musique ?

MNM : Non, notre but premier était de jouer la musique du Donegal. On a juste décidé que c’était ce qu’on ferait et on s’y est tenu. Quand on s’en tient à quelque chose, les gens appréhendent une plus grande vision de la chose et son caractère universel. C’est ce qu’on connaît, et ça peut se répandre partout avec la compréhension des gens. Ils peuvent ne pas comprendre les mots que l’on chante, ils peuvent ne pas comprendre les thèmes que l’on joue, mais il y a quand même quelque chose d’autre qui leur fait de l’effet et c’est de là que naît la compréhension, vous voyez ?

En dehors du répertoire du Donegal, qui constitue le fondement de la musique d’ALTAN, il vous arrive de jouer des pièces d’autres régions, d’autres pays, comme l’île du Cap-Breton…

MNM : Ces morceaux proviennent de cultures similaires à la nôtre. La tradition de Cap-Breton est liée à l’immigration des peuples écossais et irlandais au Canada. Là-bas, il ont formé une communauté qui possède une forte tradition de la musique de fiddle, laquelle ressemble à celle du Donegal ou de l’Écosse. C’est une sorte de réflexion de notre musique. C’est quelque chose de semblable, mais on l’apprécie d’autant plus qu’elle est un tant soi peu différente. Mais on en comprend les similarités. Ces choses-là sont passionnantes, elles rendent la musique plus intéressante pour nous.

Qu’en est-il de votre répertoire de chansons ? Toutes ne proviennent pas du Donegal…

MNM : Non, pas seulement. J’aime les chansons, y compris les chansons modernes, même si je ne les chante pas. Mais quand j’aime des chansons traditionnelles, je me dis qu’elles pourraient me convenir, ou convenir au groupe. Mais avant, cela, j’ai appris ces chants de mon peuple, de mon père, de mes oncles et tantes, de mes cousins, et je suis allé aux archives sonores, à Dublin. J’y ai entendu des vieux chanteurs que je n’aurais jamais eu l’occasion de rencontrer puisqu’ils avaient disparu… Certains n’ont jamais enregistré ou bien on en trouve des traces que sur des enregistrements en acétate qui ont été transférés. Il est intéressant d’entendre les vieux styles de chant et de les comparer. Parfois, il ne restait d’une chanson qu’un seul couplet, et il m’a fallu consulter des livres pour retrouver les traces des autres couplets et mettre une mélodie sur ceux-ci. J’ai beaucoup fait cela.

Et ainsi il vous est arrivé de découvrir…

MNM : … de nouvelles chansons !

Ou des versions différentes d’une même chanson…

MNM : Oui, des versions différentes, qui ont rejoint la tradition, ce qui est une bonne chose. Récemment, j’ai entendu des jeunes filles en train de chanter une de ces chansons traditionnelles que j’avais collectées et qu’elles avaient dans leur Iphone. Elles la chantaient avec un tel naturel ! Pour moi, c’est la plus grande chose qui puisse arriver. Ces filles ne savaient pas que que j’avais collecté cette chanson à partir de petits bouts éparpillés que j’avais assemblés et que je l’avais enregistrée sur un album. Elles ne savaient même pas qu’ALTAN l’avait jouée ! Mais elles la chantaient ! C’est ça le plus important : que cette chanson soit retournée à la tradition profane.

Depuis ses débuts, ALTAN a enregistré un bon paquet d’albums, je ne sais plus combien exactement…

MNM : Moi non plus, ne me demandez pas ! Disons : beaucoup ! (rires)

Le succès aidant, de plus en plus d’invités ont pris part à vos disques, comme Steve COONEY, Donal LUNNY, Paul BRADY, mais aussi Dolly PARTON, Bonnie RAITT, autrement dit des artistes qui ne sont pas d’ordinaire liés à la scène traditionnelle irlandaise.

MNM : On a découvert que ces gens adorent la musique traditionnelle irlandaise. Pour moi, Bonnie RAITT est tout simplement fantastique ! J’apprécie énormément ce qu’elle chante. On l’a amenée dans notre musique, et elle a été partante pour une collaboration, c’était formidable. Cela donne encore plus de champ à l’idée que la musique n’a pas de frontières. Et qu’on n’a pas à rester à l’intérieur de ces cloisonnements. On ne s’emprisonne pas soi-même dans la musique. Pour moi, cela prouve que la musique n’est pas un embrigadement, c’est une forme d’expression. Et l’on peut jouer sa propre musique avec n’importe quel musicien. Peu importe qu’ils soient célèbres ou non. Qu’ils viennent du blues, du rock, du classique ou du jazz, on peut jouer tous ensemble, c’est une forme d’expression. Il ne devrait pas y avoir de murs entre nous.

Ce qui est étonnant c’est qu’au cours de votre carrière les médias vous ont rattachés à la « vague celtique », voire à la « world music », mais vous n’avez jamais versé dans la fusion des genres…

MNM : Nous sommes des musiciens traditionnels. C’est notre palette. C’est ce qu’on fait. Nous sommes honnêtes avec nous-mêmes. On joue juste ce qu’on sait jouer. Mais à partir de ça, la bonne nouvelle est que l’on peut faire appel à des contributions extérieures et que l’on peut combiner leur approche avec la nôtre. Mais on fait seulement ce que l’on connaît. On ne va pas prétendre qu’on peut faire de la musique électronique, parce qu’on ne peut pas ! Ce n’est pas ce qu’on fait. On peut cela dit en écouter et en apprécier. Mais ce n’est pas parce qu’on l’apprécie qu’on va se mettre à la copier.

Personne ne vous a suggéré d’essayer ?

MNM : Oh si ! On a nous a suggéré plein de choses, mais il faut rester solide en soi-même et dire « je fais ce que je fais ». Ça ne veut pas dire qu’on est un conservateur, ça veut dire que vous savez d’où vous venez mais que vous pouvez jouer avec n’importe quel type de musicien, le rencontrer et tenter quelque chose. Vous pouvez faire des rencontres.

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Le nouvel album d’ALTAN, avec le RTÉ Orchestra, n’est-il pas un peu une exception à cette règle du « je suis ce que je suis », dans la mesure où vous combinez votre musique à celle d’un orchestre symphonique ?

MNM : Oui, mais on n’a pas changé. C’est un arrangement. Nous jouons notre musique, et l’orchestre l’entoure, l’environne. Mais sur le fond, on n’a pas changé. L’orchestre non plus. Alors d’accord, c’est une fusion, mais nous avons toujours les mêmes arrangements, la même approche, la même façon de jouer, nous n’avons rien changé. Nous sommes certes plus à l’écoute de l’orchestre pour tenter de nous combiner, surtout quand on joue sur scène, mais c’est vraiment excitant ! Surtout quand je chante et que j’entends cette fabuleuse luxuriance qui provient des harmonies de violons… Ça apporte de la couleur, ça donne plus d’ombres et de lumières. Les harmonies rendent l’ensemble plus éclatant… Et pour moi, ce n’est pas… Enfin, nous n’avons pas du tout changé notre façon de jouer.

Vous avez cela dit procéder à une sélection de certains de vos morceaux, que vous avez revisités…

MNM : Oui parce qu’on a pensé qu’ils s’accommodaient mieux à une orchestration que d’autres. Ce qu’on a fait, c’est qu’on a listé ce qu’on voulait et Fiachra TRENCH, en charge des arrangements, a dit « ça, oui, ça peut se faire ». C’est lui qui choisissait en dernier lieu les arrangements qui étaient faisables et rejetait ceux qui ne l’étaient pas. Pour moi, ça tient du génie. C’est une collaboration, mais nous n’avons pas changé notre propos. On l’a juste rendu plus accessible à certaines oreilles, et l’on entend les harmonies de façon plus saillante qu’avec juste une guitare et un bouzouki. Quand ces instruments se chargeaient seuls des harmonies, celles-ci étaient un peu plus subtiles, mais avec l’orchestre elles sont plus accentuées et mises en valeur.

Et ainsi l’atmosphère des chansons est encore plus soulignée…

MNM : L’accent est mis sur l’atmosphère, oui, c’est tout à fait vrai.

Ce travail avec orchestre a donc déjà fait l’objet de concerts ?

MNM : Oh oui ! on en a fait quelques-uns ! Nous avons joué pas mal avec le RTÉ Orchestra, ou l’Ulster Orchestra, qui est l’orchestre de la BBC d’Irlande du Nord. Nous avons également joué avec le Scottish Opera Orchestra, en Écosse bien sûr. Et chaque fois nous avons testé les arrangements réalisés par Fiachra TRENCH, et ça a été fantastique! Les musiciens d’orchestre peuvent d’autant apprécier ce que l’on fait parce que ce qu’on fait n’est pas répété. C’est de l’apprentissage par l’oreille, tandis que eux répètent et suivent une partition. Ce n’est pas notre cas. On a une approche complètement différente! C’est pour ça que cette rencontre est vraiment formidable et que les deux parties s’apprécient. Pour eux c’est un défi, et pour nous également. Et je pense qu’on aura d’autres performances live avec orchestre.

Vous avez aussi enregistré l’an dernier votre tout premier disque solo, Imeall. Qu’est ce qui a motivé cette initiative ?

MNM : Eh bien ! on me l’avait demandé depuis pas mal d’années, mais je n’avais guère eu le temps de m’y consacrer. Et quand je suis retournée vivre dans le Donegal, mon ami Manus LUNNY avait un studio juste à côté de chez moi. Après a voir laissé ma petite fille à l’école, j’allais à son studio le matin, et j’enregistrais une piste, ou une moitié de piste. J’ai pris mon temps… C’était juste un projet, et je l’ai fait pour le plaisir. J’ai décidé de n’en faire que 3000 copies – qui sont presque entièrement vendues aujourd’hui –, ce n’est donc pas une entreprise commerciale. Et le contenu est complètement différent de celui du groupe. Pour moi, ALTAN est toujours prioritaire, mais cet album présente un autre aspect de ma musique, et j’ai voulu tenter l’aventure avec des musiciens différents, comme Manus LUNNY, Jim HIGGINS, Annbjorg LIEN…

Comment avez-vous rencontré Annbjorg LIEN ?

MNM : Je l’ai rencontrée pas mal de fois au cours des années. C’est une grande amie à moi. J’adore ses qualités de musicienne et ses idées harmoniques, qui sont très belles. Elle joue du hardanger, qui est en quelque sorte le fiddle norvégien. On s’est bien amusées à expérimenter différentes sortes d’harmonies, parce que ce ne sont pas des harmonies conventionnelles. C’est un peu plus subtil que cela, et j’aime bien ça !

Avez-vous été influencée dans votre jeu de fiddle avec Ciaran TOURISH par le jeu de hardanger dans la musique norvégienne ?

MNM : Vous savez, je pense que la musique scandinave et la musique irlandaise ont beaucoup de choses en commun. Des choses en commun mais aussi de subtiles variations. Mais je pense qu’il n’y a pas d’énormes différences sur le plan musical, en fait. Le hardanger peut jouer de la musique irlandaise, il se combine très facilement avec elle.

Avec Annbjorg LIEN et d’autres violonistes, vous avez pris part au projet STRING SISTERS…

MNM : Oui, mais je n’ai pas pu participer à leur dernière tournée parce qu’on tournait en Amérique et qu’elles tournaient en Suède ! Là encore, ALTAN est ma priorité, STRING SISTERS passe après. Cela dit, on a pris du bon temps à jouer ensemble. J’adore jouer avec toutes ces violonistes. On a une autre façon de penser les choses ; c’est une musique totalement différente, et c’est un vrai défi.

C’est un répertoire qui mêle diverses musiques de Norvège, d’Irlande…

MNM : Oui, mais ce n’est pas du tout traditionnel. Il y a beaucoup de compositions récentes, celles d’Annbjorg LIEN, les miennes, aussi celles de Liz KNOWLES et Liz CARROL. Chacune amène ses propres compositions pour ce groupe.

Et ces compositions préservent l’esprit des musiques traditionnelles d’où proviennent chaque membre du groupe ?

MNM : Oui, provenant de là où nous sommes ici et maintenant.

Êtes-vous à l’écoute de ce qui se passe aujourd’hui sur la scène traditionnelle irlandaise ?

MNM : Oh oui ! Je la trouve très intéressante. J’écoute Raidió Na Gaeltachta (la Radio du Gaeltacht) tous les jours. On y entend les dernières sorties de CD, mais aussi de nombreux enregistrements de terrain, le soir. Il y a aussi des diffusions de concerts, et je peux donc écouter plein de très bons musiciens. Je me rends de même aux sessions dans ma propre région, etc. Alors bien sûr, je sors moins qu’avant depuis que j’ai une petite fille, mais je fais en sorte de garder une oreille ouverte, de rester à l’écoute de ce qui se passe.

Pensez-vous que la scène irlandaise est demeurée aussi créative qu’elle l’était, disons, il y a une dizaine d’années ?

MNM : Sans aucun doute. Il y a énormément de qualité musicale de très haut niveau. J’en veux pour preuve que, lorsque j’ai commencé à jouer de la musique, je connaissais presque tous les musiciens ; maintenant, je ne connais plus personne !Enfin si, j’en connais pas mal, mais pas tous. Et quand je me rends à la Willie Clancy Summer School, je me dis « oh mon dieu !… » quand j’écoute tous ces merveilleux joueurs de fiddle, de concertina, de pipes. On se dit que c’est vraiment là que ça se passe. L’activité musicale est prospère. Tous ces gens qui jouent de la musique le font par amour de la musique. Ils n’en font pas pour gagner de l’argent. Évidemment, s’ils peuvent faire carrière, c’est bien, mais la plupart ont déjà une activité professionnelle, et ils jouent juste pour le plaisir, parce qu’ils aiment se rencontrer et jouer ensemble. Pour moi, la musique irlandaise, c’est VRAIMENT ça !

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J’imagine que vous avez dû rencontrer maints musiciens qui vous ont dit qu’ALTAN avait été une influence déterminante pour eux ?

MNM : Oui, et c’est toujours un énorme compliment, surtout dans le Donegal quand vous avez de jeune musiciens qui vous disent « je ne me serais jamais lancé si vous n’aviez pas commencé ». Et ça fait du bien ! Ce sont des musiciens accomplis, aussi je me dis que si nous avons fait ça, c’est suffisant ! ALTAN a fait beaucoup. C’est ce que m’ont dit plein de gens.

N’avez-vous pas l’impression qu’ALTAN est devenu une sorte d’institution, un peu comme THE CHIEFTAINS ou d’autres ?

MNM : Si c’est le cas, c’est OK pour moi. Au fond je m’en fiche. Peu importe la manière dont on nous considère, c’est bien tant que la musique continue à vivre. Et je crois que les autres membres du groupe pensent la même chose. Vingt-cinq ans à jouer de la musique, c’est une longue période. Moi, j’ai l’impression que c’est court. J’ai encore la sensation que nous n’avons pas terminé ce que l’on voulait faire. Musicalement, je crois que nous n’avons pas encore épuisé notre potentiel. Je pense que notre musique est restée jeune. C’est ça la musique pour moi : explorer et continuer à jouer. Quand quelqu’un me fait de la révélation qu’il a eu à notre écoute, ça reste toujours une surprise parce que j’aime toujours jouer de la musique, elle reste fraîche pour moi. Et si de jeunes gens sont influencés par nous, c’est sensationnel et merveilleux !

ALTAN est aussi un modèle de complicité musicale. Bien que tous les musiciens actuels du groupe n’étaient pas là à l’origine, ils le sont depuis un bon moment…

MNM : Oui. On ne peut faire mine d’oublier qu’on est là depuis vingt-cinq ans, mais c’est formidable que des gens apprécient notre musique. Ce qui est important est que nous prenons plaisir à être ensemble, à jouer de la musique ensemble. Tant que ce sera le cas, ce sera une bonne chose pour la musique irlandaise. Il n’y a pas de différences d’âge. Toutes les générations peuvent jouer ensemble au bon moment. Il n’y a jamais d’âgisme. C’est vraiment un rassemblement de générations. Quand j’ai grandi, j’ai rencontré plein de gens et me suis mêlée à eux. J’ai beaucoup appris de ce lien social. Ma vie a beaucoup appris de cela. Si ça peut toujours se produire dans notre région, c’est une bonne chose. Une jeune personne doit pouvoir rencontrer une personne plus âgée et s’amuser à jouer de la musique ensemble. On apprend énormément de ce contact, incontestablement.

Article réalisé et entretien conduit et traduit par Stéphane Fougère (2010)
Photos: Sylvie Hamon et Stéphane Fougère
au Centre culturel irlandais à Paris (2010)
Chroniques CD réalisées par Druidix et légèrement remaniées pour inclusion dans cet article
(chronique originale Another Sky publiée dans  ETHNOTEMPOS n°6 – juillet 2000 ;
chronique originale
The Blue Idol publiée dans ETHNOTEMPOS N°11 – octobre 2002 ;
chronique originale
Local Ground publiée dans ETHNOTEMPOS n°18 – janvier 2006)

Site ALTAN : www.altan.ie

Site Mairéad Ní MHAONAIGH : www.mairead.ie

Discographie ALTAN :

Frankie KENNEDY & Mairéad Ní MHAONAIGH : Ceol Aduaidh (Gael Linn / Green Linnet, 1983)

Frankie KENNEDY & Mairéad Ní MHAONAIGH : Altan (Green Linnet, 1987)

ALTAN : Horse with a Heart (Green Linnet, 1989)

ALTAN : The Red Crow (Green Linnet, 1990)

ALTAN : Harvest Storm (Green Linnet, 1991)

ALTAN : Island Angel (Green Linnet, 1993)

ALTAN : The First Ten Years 1986-1995 (Green Linnet, 1995)

ALTAN : Blackwater (Virgin, 1996)

ALTAN : Runaway Sunday (Virgin, 1997)

ALTAN : The Best of ALTAN (+ live CD) (Green Linnet, 1997)

ALTAN : Another Sky (Virgin, 2000)

ALTAN : The Blue Idol (Virgin / Narada, 2002)

ALTAN : Local Ground (Narada, 2005)

ALTAN : The Best of ALTAN – The Songs (Virgin, 2005)

Mairéad Ní MHAONAIGH : Imeall (Moon, 2009)

ALTAN with RTE Concert Orchestra (Compass, 2010)

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