ANTIQUARKS : Les Particules interterrestres

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ANTIQUARKS

Les Particules interterrestres

 

Alerte, les Cosmographes ont débarqué ! Comment ça ? David Vincent ne les a donc point vus ? Au départ, ces Cosmographes étaient un « duo de particules », avec vielle à roue, chant et batterie/percussions, avant de devenir quartet. Ni musique traditionnelle ni world-fusion au sens classique, l’univers d’ANTIQUARKS explore pourtant le monde de long en large et de fond en comble. Malaxant la mappemonde des musiques d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui, ANTIQUARKS échappe aux catégories prédécoupées. Et s’il fallait vraiment qualifier sa musique, on peut parler d’une « World progressive » qui convie à nomadiser l’esprit et les sens. Eux préfèrent bien sûr parler d’une « pop interterrestre » en phase avec l’Histoire des cultures, les révolutions de l’esprit. C’est au fond une autre musique de traverses qui remonte à loin et se projette haut devant. Une tentative de décryptage s’imposait.

Tout a commencé en 2006 par l’atterrissage d’un vaisseau flibustier spatial, le « Moulassa », conduit par un « duo de particules » répondant aux noms terrestres de Richard MONSÉGU et Sébastien TRON, respectivement vocaliste, batteur et percussionniste et joueur de vielle à roue électroacoustique, claviériste et vocaliste. Le premier est un féru de philosophie et de sociologie (qu’il enseigne), et l’autre a été éduqué dans le grand bain des musiques traditionnelles françaises. C’est l’action combinée de ces deux (id)entités qui ont donné naissance à l’ANTIQUARKS, soit l’anti ou la contre-matière (les quarks étant des constituants de la matière). Et quand un duo d’antimatière débarque sur Terre, la fission/fusion est inéluctable, donnant alors naissance à une forme d’expression « interterrestre ». C’est ce qu’on appelle une entrée en matière.
 
Avant de construire leur Moulassa, Richard et Sébastien ont auparavant traversé une période d’expérimentation au cours de laquelle ils ont autant que faire se peut évaluer leur MARGE DE MANŒUVRE. Celle-ci incluait également un saxophoniste qui a, on le suppose, fait en cours de route don de sa personne à la science, obligeant Richard et Sébastien à poursuivre seuls leur conquête de l’interterrestre.

Le Moulassa

 
Chants, percussions et vielle à roue : voilà de quoi est fait ce premier album. Cette combinaison, les frénétiques poseurs d’étiquettes l’envelopperaient sans peser et sans hésitation dans un emballage « musique traditionnelle »… Ce à quoi Richard MONSÉGU, à la fois porte-parole et porte-pensée du groupe, objecte derechef : « La vielle à roue ne saurait faire de notre musique un objet « trad’ », car la forme de nos compositions écarte toute tentation d’instrumentaliser les instruments que nous utilisons. »
 
Alors, « world music » ? « Notre musique cherche plutôt à inscrire, dans la musique en acte, des esthétiques musicales et des éthiques de musiciens, des lectures sociologiques et des expériences vécues, des hommages et des filiations… »
 
Ni musique de terroir entérinée, ni bazar globalisant électroniqué ? Ben c’est quoi alors ? N’en jetez plus, les estampilleurs sont à cours d’étiquettes et  jettent volontiers celles qui leur restaient comme d’autres leurs éponges ! Et pourtant, la « world », le Monde, c’est tout ce qu’ANTIQUARKS, parti du pourtour méditerranéen, explore de long en large et de fond en comble. « Nous puisons notre inspiration dans les choses oubliées ou dévaluées, celles qui ne disent rien ou qu’on ne fait pas parler. »» Attention, message. Mais aussi promesse d’aventure non hollywoodienne.
 
Conçu pour s’aventurer dans le couloir du temps et le labyrinthe des espaces, le Moulassa revient de ses expéditions avec dans ses cales des histoires (consignées dans le livret, malheureusement peu lisibles) qui viennent de loin : c’est ici les Caraïbes de la Flibuste courtoise (Le Moulassa), là les caravanes du Sahara (K’Beïl & Nar), là encore des chevauchées continentales turco-mongoles (Toile). Parfois, ces histoires viennent de plus près (Taaz Blues, présenté comme une chronique d’une vie urbaine)… Et pour ceux qui n’ont pas peur des vertiges, le Moulassa propose également des voyages en bulle papale (Obras Infernales) et la visite d’une fourmilière libérale (Vatoum Vété ?).
 
Soupçon d’engagement ? Oui, et qui plus est dans les grandes largeurs. ANTIQUARKS assume son statut d’exilé impliqué jusqu’au cou dans la traversée des idées tracée par l’Histoire des hommes, tirée entre le hue des libertés individuelles et le dia des décisions collectives des sociétés. Malaxant la mappemonde des musiques d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui, ANTIQUARKS verse dans l’extrapolation des métissages, via un savant brouillage, voire un enfumage, des pistes trop damées.
 
C’est ainsi que Richard MONSÉGU multiplie les langues : il passe de l’espagnol (Torquemada) au créole (Le Moulassa), du kabyle à… l’anglais. Ça ne fait pas toujours mouche avec cette dernière, mais ce qui importe est l’intention derrière le verbe, l’émotion dans le grain de voix. Quand les voix de Richard et de Sébastien se croisent et s’entrelacent (Limpieza de Sangre), leurs élans incantatoires renvoient aussi le spectre des groupes soul et funk des années 1970, et par voie de conséquence à ceux qui s’en sont inspirés.
 
Ajoutez à cela le choix d’un chant multilingue qui pourrait se confondre avec une langue imaginaire, et l’ombre de MAGMA n’est pas loin de planer au-dessus des (voix de) têtes, à défaut de son souffle. Car à la batterie et aux percussions, Richard est plutôt fusains et parfums que jets de lave impulsifs. Ce qui ne l’empêche pas de générer une pulsation universalisante aux essors chatoyants. Et quand les chavirements de vielle à roue électroacoustique sont soutenues par une derbouka émoustillée, l’hallucination psychédélique n’est pas loin de celle du IAOM Riff de GONG (K’Beïl & Nar).
 
Comme prévu donc, la vielle à roue ne joue pas les gardiens de musée. Explorant tout le potentiel sonique de son instrument, Sébastien TRON aligne les projections illusionnistes comme des perles, achevant, après les Valentin CLASTRIER, Dominique REGEF et Gilles CHABENAT, de muter son monstre rustique en créature moderne, sans amoindrir sa rudesse.  À l’instar de DUPAIN, de ZAAR et de FAMILHA ARTUS, ANTIQUARKS a fait de la vielle à roue un instrument indispensable au labourage des territoires encore en friche, bien aux antipodes de l’imagerie folkeuse / poussiéreuse qu’elle traîne encore.
 
En choisissant de fonctionner en duo, les ANTIQUARKS ne se sont pas non plus facilité la tâche, ni la nôtre. Il faut prendre le temps de familiariser avec ce dispositif minimaliste et condensateur et ses constructions sinueuses, dissonantes et ses mélodies venteuses ou flottantes. On vous l’a dit pourtant : ce n’est pas un voyage autour de la Terre ni au centre de la Terre, mais une odyssée interterrestre. L’ethnocentrisme n’étant pas de rigueur, il est par conséquent nécessaire d’opérer un déplacement de point de vue. En clair, ANTIQUARKS convie à nomadiser l’esprit et les sens.
 
Garante d’une vision unique, singulière, cette démarche a valu au duo de particules d’être qualifié d’OWNI (Objet World non identifiable). Et parce que sa musique échappe aux catégories prédécoupées et qu’elle se revendique électron libre, on peut la qualifier de « World in progress », voire de « World progressive »…
 

Du Duel à charge aux Déchargeurs

 
En 2009, le duo de particules commence à entamer sa seconde expédition discographique. Mais en parallèle, un nouveau projet voit le jour : ANTIQUARKS se voit en effet proposer par trois salles de spectacle de travailler sur une création originale au croisement  des champs musical et cinématographique. Carte blanche lui est attribué pour revisiter la musique du (télé)film Duel, le premier opus de Steven SPIELBERG. Choisir de travailler sur l’œuvre d’un cinéaste qui a imposé la marque hollywoodienne dans l’héritage culturel de plusieurs générations de cinévores peut paraître étrange de la part d’un groupe dont les options intellectuelles et artistiques tendraient plutôt à défendre les expressions minoritaires ou marginales. Mais bien avant de divertir les foules avec des requins, des extra-terrestres, des manieurs de fouet et des T-Rex, SPIELBERG, alors tout jeune réalisateur, a fait peur aux téléspectateurs avec… un gros camion !
 
Duel ne raconte effectivement rien d’autre qu’une course-poursuite, dans le caniculaire désert californien, entre un employé de commerce dans une voiture défaillante et un maléfique camion-citerne dont on ne voit jamais la tête du chauffeur ! Le scénario pourrait très bien tenir entre deux ingrédients d’une liste de courses, mais il est efficace : suspense et effroi sont garantis d’un bout à l’autre de la pellicule ! Mais surtout, le film se caractérise par la rareté de ses dialogues (une quarantaine de lignes) et cette tension perpétuelle ménagée entre autres par de longs silences… ANTIQUARKS a vu dans le minimalisme de la bande-son de ce « road-western-movie » un terrain d’expérimentation idoine pour se lancer dans l’aventure du ciné-concert.
 
C’est un nouveau départ pour ANTIQUARKS, d’autant que le duo de particules est contre toute attente devenu un quartet de particules, avec l’arrivée de Jean-Claver TCHOUMI, alias « Chouchoubass » (à la basse, on l’aurait deviné) puis de Guillaume LAVERGNE, aux claviers, guitare et cor d’harmonie. Richard MONSEGU et Sébastien TRON se sont lancés dans un riche travail de composition et d’arrangements pour le groupe, ainsi que pour un orchestre de 54 musiciens, des élèves d’une école départementale de musique.
 
S’en est suivi un intense travail de répétition, de conception de mise en espace scénique et de coordination entre film et musique pour aboutir d’abord à une avant-première au Festival international du premier film annonéen en février 2010, puis à deux premières représentations de ciné-concert live par ANTIQUARKS et l’orchestre en juin 2010 à Privas, en Ardèche. Une dizaine de dates suivront au cours de l’année 2010. Faisant écho à la démarche exposée dans le Moulassa, la bande-son concoctée par ANTIQUARKS s’apparente à un voyage métissé dans différents genres du cinéma américain des années 1970, à savoir le western, le thriller, le film noir, la fiction ou la chronique sociale.
 
Cette expérience a en tout cas permis de souder le quartet, et c’est ainsi que le nouvel opus discographique d’ANTIQUARKS a été annoncé pour fin janvier 2011. Il fut précédé par une série de concerts (une vingtaine) à Paris, au Théâtre des Déchargeurs pendant les quatre semaines de janvier. Le groupe y a joué en exclusivité de nouvelles pièces à paraître sur l’album et a réarrangé des morceaux du Moulassa (Limpieza de Sangre, K’Beil & Nar) qui ont pris en version quartet une nouvelle dimension subjuguante. De cette expérience de rodage intensif d’un nouveau répertoire, il est clairement ressorti que la musique d’ANTIQUARKS est devenue une musique de groupe aux arrangements ciselés. Les particules élémentales du Moulassa se sont muées en… « cosmographes ».
 

Cosmographes

 
Affublés de leur emblème formé de deux cercles, l’un vert, l’autre rouge, qui s’interpénètrent de manière à former une éclipse ovale, emblème dont ils se parent aussi comme des lunettes en relief, les ANTIQUARKS ont délaissé leurs rôles de navigateurs flibustiers du Moulassa pour devenir cosmographes. Le terme, emprunté au grec ancien via le latin, signifie littéralement « ceux qui écrivent l’univers », c’est-à-dire ceux qui opèrent une description astronomique de l’univers.
 
Mais si les ANTIQUARKS ont décidé de regarder les astres, ce n’est pas pour nous faire rêver sur l’hypothétique existence d’une Planète verte peuplée de Pot-Head Pixies, sur un mythe solaire afro-futuriste ou sur un Eden cosmique qui s’appellerait Kobaïa, mais bien plutôt pour comprendre l’Univers à partir des systèmes du monde élaborés par les individus et les cultures depuis la haute antiquité.
 
Dans le livret, Richard MONSÉGU justifie cette conversion cosmographique en ces termes : « Je me suis dit (…) que la figure des cosmographes (ces êtres universels, fantastiques, fraternels, malicieux, curieux, attentifs et qui totalisent les savoirs et les émotions) pouvait à coup sûr nous encourager à nous réapproprier les belles choses, les choses essentielles. Celles qui nous élèvent et nous donnent l’espoir d’être de véritables sujets. Celles qui nous autorisent à croire que le chaos personnel et collectif d’aujourd’hui n’est pas éternel. » (sic)
 
Cette seconde croisade discographique est donc elle aussi marquée du sceau de la réflexion engagée. Les gloses philosophico-sociologiques de Richard se font cependant discrètes, puisque le livret est en majeure partie illustré d’œuvres picturales axées sur le cosmos, invitant à une contemplation vigilante. Les astres disent l’essentiel.
 
Et pourtant, s’ils ont la tête dans les étoiles, les ANTIQUARKS continuent à garder les pieds sur Terre. Car c’est bien des peuples et des cultures de la Terre qu’ANTIQUARKS continue à s’abreuver. Simplement, cette Terre, ils ne l’appréhendent pas selon une position ethnocentriste. ANTIQUARKS a fait sienne la révolution de l’esprit qui a cessé de placer la Terre au centre de l’univers et l’a propulsé dans l’espace. Et c’est dans cet espace décentré qu’ANTIQUARKS cherche de nouvelles formes esthétiques. Partant, ses compositions sont des histoires du monde selon un « point de vue » musical différent.
 
D’emblée, le groupe écarte toute ambiguïté concernant sa démarche musicale, qui ne doit pas se confondre avec de la fusion world telle que la conçoivent les producteurs mercantiles. Au demeurant, il n’est même plus question sur Cosmographes de world interterrestre, mais de « pop interterrestre ». Si, si, c’est écrit sur la première page du livret !
 
En devenant quartet, le groupe s’est forgé un son plus pop. Et cela se ressent dès les premières mesures d’Ibn Isefra, le morceau d’ouverture. L’introduction de claviers et de guitares basse, acoustique et électrique rend immédiatement le son d’ANTIQUARKS plus familier, plus actuel et universel, d’autant que la vielle à roue n’est plus l’unique instrument soliste central.
 
La rugosité générale qui se dégageait du Moulassa est comme domptée. Fatalement, ce polissage rendra l’écoute peut-être plus dure à avaler pour certains et plus facile à digérer pour d’autres. Mais dans le fond, ces relents de pop mondialiste n’ont aucunement mis du plomb dans l’aile à l’entreprise de décloisonnement intégral qu’ANTIQUARKS pratique depuis ses débuts. Par conséquent, même le son et éventuellement le format pop sont ici reconvertis à la cause esthétique polymorphe et plurielle des ANTIQUARKS.
 
Et c’est une fois encore en puisant dans les cultures africaines, européennes et moyen-orientales qu’ils ont alimenté leur pop interterrestre. Ça débute dans la poésie berbère kabyle mâtinée d’islamisme (Ibn Isefra) pour aboutir, au terme de circonvolutions spiraliques complexes, dans l’amour inconditionnel selon l’Antiquité grecque (Philia). Pour ce faire, on aura usé de la lunette astronomique de Galilée (Perspicilli) pour embrasser  l’immensité (Immensum), et on aura peut-être respiré quelques fragrances brésiliennes (Epaming Astra) ou mongoles (Bayaërtu) en adressant un clin d’œil à l’univers romanesque de Virginia WOOLF (Orlanda).
 
Cela dit, si l’on envisage les choses du point de vue des idées rythmiques de Richard MONSÉGU, la cartographie s’inverse, puisque c’est Perspicilli qui évoque la culture brésilienne, tandis que Bayaërtu est nourri d’inspirations afro-américaines et qu’Orlanda pointe vers les Caraïbes.
 
Du point de vue de la vielle à roue électroacoustique de Sébastien TRON, eu égard à sa confondante aptitude à créer des illusions sonores et sensibles, c’est Epaming Astra qui renvoie le spectre d’un luth mongol, tandis que le morceau éponyme à l’album fera résonner les effluves d’un guembri marocain, alors qu’Ibn Isefra renverra le son d’un rebab moyen-oriental. Ailleurs, la vielle se fait aussi saxophone, violon, guitare-synté et ses textures à base d’échantillonnages engendrent maintes projections oniriques… Bref, ce n’est pas le globe qui tourne, mais bien plutôt ses composants de surface !    
 
Et si l’on se réfère à la voix, à la langue chantée, les repères se brouillent encore plus ! Bien malin qui pourrait « comprendre » la langue décidément bizarroïde de Richard MONSÉGU, qui a largué toutes amarres connues. Et pourtant… elle rappelle ceci, renvoie à cela… Parlons plutôt d’un chant épique, dans lequel les mots, les phrases ont moins d’importance que les phonèmes, les intonations nasales ou gutturales, les bruits de bouche, tous porteurs d’une émotion qui, elle, est bien authentique et universellement partageable (non, je n’ai pas dit : téléchargeable !).
 
Ajoutez à cela le « déhanché » de la basse de « Chouchoubass », les passes d’armes entre la vielle à roue, les claviers de Sébastien et ceux de Guillaume LAVERGNE, les guitares de ce dernier ainsi que son cor d’harmonie, et vous comprendrez aisément pourquoi ANTIQUARKS n’appartient à aucune autre formule stylistique instrumentale que la sienne.
 
À y écouter de plus près, les compositions sont plus touffues qu’il n’y paraît sous leur vernis pop, faites de lignes sinueuses et de détours plutôt que de cassures préfabriquées, les enchaînements se font dans la nuance, de manière organique et toujours au service d’une intention émotionnelle. Chaque morceau prend la forme d’une mini-suite dont les différentes parties sèment de multiples visions et impressions.
 
Au fond, cette pop interterrestre a, toutes proportions gardées, plus d’affinités avec les constructions épiques et conceptuelles de certains opus jazz-rock et progressif des années 1970 – délestées de leur esbroufe emphatique – qu’avec les exigences d’accroche immédiate de la « Tubes Academy ». Et les développements et extensions opérés sur certaines pièces en concert ne font que renforcer cette parenté.
 
En seulement une quarantaine de minutes, comme au bon vieux temps du support vinyle, ANTIQUARKS a brassé les sons, les musiques, les cultures, les arts, les sciences et les philosophies dans un processus dialectique confrontant l’Occident et le reste du monde, l’ancien et l’actuel, le sensible et le cérébral, le populaire et le savant, tous balancés dans le chaudron d’une expression fictionnelle qui allie éthique et esthétique.
 
Certains objecteront sans doute que la démarche d’ANTIQUARKS ne paraît pas aussi « révolutionnaire » dans ses formes qu’il a pu le prétendre. Mais si l’on veut bien admettre qu’une révolution artistique n’est pas obligatoirement faite de bruit, de cri et de fureur, alors on se rendra compte qu’ANTIQUARKS pratique une révolution veloutée, plus suggestive qu’expressionniste, qui se faufile insidieusement dans les esprits plutôt que de les bousculer sans prévenir.
 
En dépit de sa revendication de chercher une forme musicale nouvelle, il n’y a pas chez ANTIQUARKS de pose avant-gardiste, comme si l’avant-garde était une chasse gardée militarisée. Sa musique fait le pari de l’accessibilité et de la recherche tout à la fois. La voie paraît étroite et périlleuse, mais ANTIQUARKS s’est paré d’une boussole et d’un sextant imparables. La route tracée par ANTIQUARKS n’est ni goudronnée, ni kilométriquement bornée. Les balises sont taillées à la diable et n’indiquent pas forcément la destination ni la distance. Si mise en perspective il y a, c’est toujours dans le sens d’une prospection remisée, au travers de laquelle érudition rime avec invention.
 

Entretien avec ANTIQUARKS

 
À quand remonte la création d’ANTIQUARKS_?
 
Richard MONSÉGU : Les origines  d’ANTIQUARKS remontent à 2002 avec le trio MARGE DE MANŒUVRE. Pour certains concerts, on se payait le luxe de faire nos premières parties où on proposait au public un autre style de musique que MARGE pendant 30 minutes avec voix, vielle à roue électroacoustique, tambours et saxophone soprano. Comme une soirée que certains collectifs de musiciens organisent. Mais à trois, juste pour le plaisir de jouer autre chose et de mettre la vielle à roue à contribution dans les musiques électriques.
 
Sébastien TRON : Au départ d’ANTIQUARKS, on était vraiment sur un son plus acoustique et la vielle était branchée dans une version simple d’électrification.
 

La couleur de la musique

 
Et ANTIQUARKS est devenu votre groupe à plein temps, si j’ose dire.
 
R.M. : Oui, le plein temps, c’est l’expérimentation. Et l’idée de faire passer une pratique musicale par différentes étapes,  comme si on pouvait appliquer à nous-mêmes des apprentissages, des manières de faire. Bref, expérimenter les pratiques instrumentales de différentes cultures musicales. Aussi, pour créer son style et expérimenter sa sensibilité, il faut d’abord inventer les exercices qui permettent de comprendre ce qu’on est en train de faire. Se proposer des exercices qui deviennent par la suite des manières de jouer ensemble.
 
Par exemple, au tout début pour Seb, ça consistait à mettre un ampli guitare pour les chanterelles [mélodie de la vielle], les sympathiques et un ampli basse pour le bourdon. C’est-à-dire qu’on est passé par la version années 1960 aussi. Indispensable.
 
S.T._: Pour colorer. Si on met un ampli Marshall, on obtient un grain immédiatement. En même temps, ce qu’on applique sur la vielle, on l’applique aussi sur les voix. Donc avec les effets de base de ces ampli-là_: le chorus, la réverb’… Et là, tout de suite, Richard, comme il a baigné dans les musiques des années 1970, s’est retrouvé dans ces rappels esthétiques de voix, comme dans LED ZEPPELIN, PINK FLOYD, des voix trafiquées…
 
R.M. : …Roger WATERS, Jon ANDERSON, Peter GABRIEL utilisaient des sons analogiques pour leur voix. Mettre une voix dans un ampli guitare fait partie des expériences qui peuvent être amusantes. C’est-à-dire qu’à chaque fois qu’on faisait ces exercices, on s’amusait beaucoup. Très sérieusement, mais on s’amusait.
 
S.T. : Les improvisations ont fait naître le premier répertoire d’ANTIQUARKS, celui qui figure sur Le Moulassa. Il y avait de bonnes premières prises dans les impros qui ont donné l’écriture de la forme. Et ensuite on est revenus sur les premiers et les seconds plans pour les faire bouger. Ce qui pouvait être le thème est finalement devenu un accompagnement, un contre-chant, etc.
 
R.M. : On a voulu se frotter concrètement à la fabrication d’une nouvelle musique et travailler des idées nouvelles. C’est un peu impertinent de vouloir créer une musique mûre quand on est un jeune musicien. C’est cette problématique de « rendre hommage dans l’invention » que je mets sans cesse à l’épreuve quand je  rencontre ou que je joue des répertoires d’autres cultures musicales. Je soigne une interprétation et je prends soin de ne pas oublier ce que je suis en train de fabriquer. Concernant la voix, je prends des risques en live, particulièrement pour ces concerts au Théâtre les Déchargeurs [20 concerts en un mois]. Je me rends compte que la voix est très importante, dans le sens où il faut qu’elle soit inspirée tous les soirs. Parce que si elle n’est pas inspirée, là, c’est vraiment très, très chaud ! Je suis toujours prêt à risquer l’émotion dans l’improvisation.
 

L’émotion et le son de scène

 
R.M. : L’émotion est fondatrice. Et j’improvise dans le but de la trouver, donc d’établir un rapport entre le « corps sensation » et « l’âme expression ». Ça, c’est très important. En tant que vocaliste, si je rate le début d’un concert, il y a de fortes chances que ce soit plus difficile pour la suite. J’ai donc besoin de l’émotion pour valider l’improvisation. Et inversement. Si je n’ai pas un rapport sensible à l’improvisation, elle ne peut être réaliste. Pour Seb, la tâche de produire de l’émotion est aussi difficile car il a des manipulations techniques à faire avant et pendant chaque morceau.
 
S.T. : À la fin du trio MARGE, Richard avait déjà commencé à faire ce travail sur la voix. C’était le début… Et il y avait une question qui était : comment accompagner le chant avec la vielle, sachant que, a priori, cet instrument produit un son continu et qu’il y a une échelle de nuance restreinte sur le mode plein jeu. Pour y pallier, un aspect technique est venu s’ajouter par des pédales de volume sur chaque élément de la vielle (chanterelles, bourdons, sympathiques, chien). Aujourd’hui on est encore là-dedans, et particulièrement dans les petits lieux étant donné qu’on est autonomes et qu’il n’y a pas d’ingénieur du son. C’est à chacun d’entre nous quatre de se gérer et de gérer le son du groupe. La première fois, ce fut un gros exercice pour moi, car une grande majorité d’instruments du groupe transite via mon ordinateur.
 
On peut « lâcher » et faire déborder notre intention musicale – et dans ce cas ça devient de la bouillie. Ou on peut lâcher tout en contenant. C’est du vocabulaire un peu difficile mais il s’agit de toujours maîtriser l’énergie qu’on envoie. C’est l’exercice pour trouver l’émotion individuelle et la placer dans le collectif pour être bien dans la masse sonore que l’on produit – alors effectivement, avec mon instrument, j’en produis une certaine quantité – et se placer par rapport aux autres.
 

Du duo au quartet : la composition et l’orchestration

 
S.T. : À l’époque du duo, quelque part on pourrait dire que c’était plus simple parce qu’il y avait le chant lead, de la batterie, et tout le reste disponible pour le spectre grave-médium-aigu de la vielle à roue. Maintenant, ce n’est pas forcément plus simple d’être à quatre musiciens, il faut encore gérer dans les arrangements et dans les compositions. Si l’arrangement marche, si l’écriture est bonne, il n’y a pas de raison que ça ne marche pas. Mais chacun trouve sa place comme si on était une formule standard, un quartet de jazz par exemple (contrebasse, batterie, piano et guitare). Il faut que dans chaque morceau on retrouve cet équilibre qui est censé être naturel, avec un instrumentarium un peu bizarre.
 
R.M. : Et pour ma part, je dirais que c’est plus facile à quatre qu’à deux. Parce que ma vision spatiale de la composition est beaucoup plus significative dans l’arrangement polyphonique. Là, je gagne des points sur l’orchestration. Un duo vielle-batterie, c’est toujours vu comme « expérimental ». Alors qu’à quatre, en quatuor ou en quartet, tu te rapproches d’objets éprouvés dans l’histoire de la musique.
 
Le résultat à quatre veut être encore plus fédérateur et universel. Ce qui m’intéresse dans la composition, en travaillant avec des instruments plus évidents (guitare, basse), c’est mettre la vielle à l’épreuve, la confronter, la domestiquer en quelque sorte. La vielle, comme la percussion, possède une face sauvage qu’il faut aussi réussir à domestiquer.
 
Les compositions sur Cosmographes sont-elles toujours signées uniquement par vous deux ?
 
R.M. : Oui. Je joue un rôle d’accoucheur en quelque sorte. Mon travail est de faire accoucher, par une technique socratique, ce que le musicien possède et qui n’attend qu’à se réaliser. J’entends tout mais je ne le joue pas avec l’instrument, donc je chante ce que j’entends. J’imite l’instrument et j’imagine ses possibilités…
 
J’ai une manière singulière de travailler qui s’inspire de toutes les techniques de mémorisation des cultures musicales orales. Je pense la musique en termes d’espace et pas uniquement en termes de temps. Le temps ne me pose aucun problème, en fait. Peut-être parce que j’ai joué les musiques traditionnelles extra-européennes, très exigeantes sur les rythmes, donc le corps et la danse. Ce n’est pas pour rien. Et revenir à l’espace, c’est considérer la philosophie occidentale, justement. Donc utiliser la vision du temps des sociétés traditionnelles et y inclure les notions philosophiques d’espace des sociétés dites modernes, c’est-à-dire la Renaissance et son rapport à l’Antiquité, les révolutions scientifiques du XVIIe, du XIXe. 
 
Pour revenir à la vielle, en lui proposant des contraintes, on libère la création. Alors qu’il y avait beaucoup moins de contraintes quand on était deux. Tout était possible, dans un espace où la surface est finie et la longueur infinie, selon la formule de LEIBNIZ.
 
S.T. : C’est ce que j’essayais de dire tout à l’heure. À deux, on pourrait presque improviser un concert qui semblerait « écrit ». À quatre, à moins de se connaître – et c’est un peu ce qui est en train de se passer quand même en ce moment – on retrouve ces réflexes-là. Mais il y avait aussi dans la démarche d’ouvrir ANTIQUARKS à d’autres instruments et d’élargir la volonté de trouver plus de libertés dans le jeu, alors qu’a priori on enlève de l’espace. A priori.
 
Et les deux autres musiciens, vous les avez choisis parce que vous vouliez ces instruments-là ?
 
R.M. : Oui, il s’agit de connaissances. Et la chance qu’ils soient sur Lyon. Pour travailler régulièrement, ça aide. De plus, la pratique  multi-instrumentiste de Guillaume LAVERGNE est importante à plus d’un titre pour notre vision de l’orchestration.
 
S.T. : Entre Le Moulassa et Cosmographes, avec l’arrivée de « Chouchoubass », on est passés d’un son continu, plein et à bourdon, à une musique qui n’est plus forcément un bourdon – même si ça reste présent – mais où, pour le coup, il y a plus d’espace de silence dans chacun des spectres. On n’est pas dans un spectre continu dans les aigus, un spectre continu dans les graves. On est plutôt discontinus un peu partout.
 
Le fait d’être passé de duo à quartet, était-ce dans l’idée que cette musique puisse être écoutée par d’autres ?
 
R.M. : Oui, oui, complètement. En même temps, on ne peut pas totaliser dans un même disque un goût universel à la KANT. C’est-à-dire affirmer que tout ce qui est beau est ce qui plait universellement. Là, non. Comment transformer les goûts, en fait ? Bon gré mal gré, il existe des goûts classés et classants ! On est dans un monde où la musique est un peu totalitaire. On l’écoute tout le temps, n’importe quand, partout, n’importe où. Il n’y a plus d’auteurs, de révolution sociale d’identification éclairée. On veut des styles, des genres et il y a des « clans » ou des « tribus » pour reproduire cette conception. Il n’y a plus l’excitation de découvrir l’auteur ou le compositeur. L’attirance se porte sur le style.
 
L’art est en train de revenir à ce que les artistes « modernes » avaient réussi à éliminer après le Moyen-âge : l’anonymat. L’artiste n’a plus de nom, sa signature n’a plus de sens ! Aujourd’hui, on est en train de retrouver cet anonymat. Tout ce qui a été acquis par des luttes acharnés est battu en brèche par le phénomène « star », indice néolibéral de la nouvelle culture mondiale. Alors bien sûr les gens n’y peuvent rien, mais s’ils réfléchissent un peu plus, ils vont peut-être se rendre compte qu’ils ont une responsabilité là-dedans. La responsabilité écologique commence par trier les déchets – et donc les erreurs – de la pensée historique !
 

Expérimentation et rupture

 
Comment appréhendez-vous le projet Duel, par rapport aux deux albums d’ANTIQUARKS ? Est-ce quelque chose qui va dans le même sens ou de complètement parallèle ?
 
R.M. : C’est quelque chose qui a nourri parce qu’on a commencé cette création il y a deux ans, de septembre 2009 à janvier 2010. En février 2010, c’était la première. En même temps on organisait la sortie de l’album Cosmographes. Et ça nous est arrivé dans une même soirée de jouer Cosmographes et le ciné-concert Duel. Ce qui fait qu’avec l’expérience qu’on a eue dans le jeu avec orchestre – parce qu’on a créé aussi la musique pour orchestre, on l’a arrangée pour orchestre – ça nous a permis de faire des aller-retour incroyables d’arrangeurs et d’interprètes. Ça met plus d’espace dans la capacité de composer. Et quand on revient à Cosmographes après avoir arrangé pour orchestre, le travail d’orchestration dans un quartet devient une évidence. Ce qui fait qu’on a un répertoire qui commence à être intéressant alors qu’on en est qu’à notre deuxième album.
 
S.T. : Nous n’en sommes qu’au deuxième album, mais on est en train de penser au troisième. Et même si on a fait un album avec MARGE DE MANŒUVRE, dans notre tête on en est au quatrième alors que pour le public le deuxième est à peine sorti ! Il y a une forme de décalage entre les choses sur lesquelles on peut travailler et celles qui arrivent.
 
En plus de cela, entre le premier et le deuxième – ce que tu disais tout à l’heure par rapport au côté expérimental du duo –, on a quand même choisi la rupture, y compris avec le projet Duel, le ciné-concert. Bien sûr, on peut retrouver des choses expérimentales dans les sons et dans les improvisations. Donc forcément, on sait, avec le projet qu’on mène, que ce n’est pas en deux disques qu’on peut être connus. Nous faisons de l’expérimentation et de la théorisation une unité, et non une différence d’un album à l’autre.
R.M. : En plus, il y a aussi notre laboratoire d’expérimentation des musiques du monde, POLYGLOP. C’est un atelier de création autour des musiques du monde. Le « deal », c’est, en MJC, « qui que tu sois en tant qu’instrumentiste, viens pratiquer un répertoire que tu n’as pas l’habitude de jouer. »
 

Ouverture sur les musiques des « Autres »

 
Alors justement, d’où vous vient cet intérêt, voire cet appétit pour les musiques des « Autres » qui nourrissent votre démarche ?
 
R.M._: La musique « mosaïque » (pour reprendre le terme de METHENY) existe depuis les années 1970. On se positionne dans une continuité. Une continuité qui considère l’apport des musiques « exotiques ». On sent par exemple que LED ZEP’ a écouté des musiques autres qu’occidentales. En même temps, on ne peut pas dire que le marché de production discographique des musiques « ethniques » était développé dans les années 1960-70. Nous, en fait, on est les enfants d’une mass-médiatisation de l’accès à d’autres cultures musicales qui s’est développé dans les années 1980. Et particulièrement, ces « musiques du monde » enregistrées par Ocora Radio-France, etc. C’était l’âge d’or de l’ethnomusicologie accompagné d’un engouement social, économique et politique pour les musiques d’autres cultures. On n’avait pas accès à ces musiques avant…
 
On est donc les enfants d’une ouverture systématique sur tous les styles et les genres musicaux, les enfants de la fusion expérimentale des années 1970, de la démocratisation de la boîte à rythmes et du Home studio des années 1980, et puis toutes les musiques dites traditionnelles ou exotiques enregistrées et collectées dont je parlais à l’instant.
 
J’ai hérité de ce contexte de curiosité culturelle. Et j’ai été, en quelque sorte, un consommateur assidu de cette ouverture sur l’altérité. Les études d’ethnologie et de sociologie se sont donc imposées à moi. Et j’ai mis à contribution mes talents d’imitateur pour imiter les instruments de musique et fabriquer des « sons de bouche ». Je suis sans doute plus vocaliste que chanteur.
 
S.T. : De mon côté, ce n’était pas forcément avec du collectage ou la radio, mais avec des musiques liées au son de l’accordéon diatonique, l’instrument de mon père. Les musiques traditionnelles populaires que j’ai pu voir et entendre étaient souvent liées à l’accordéon, que ce soit la musique argentine, québécoise, basque, italienne et puis française bien sûr.
 
Donc vous avez cherché à, sinon mélanger, mettre en commun tous ces éléments ?
 
R.M. : En quelque sorte. Encore aujourd’hui, on travaille beaucoup sur le rythme. On revient au temps, quelque part. Il s’avère que Seb, quand je l’ai rencontré, avait un bon sens du rythme. Le chemin de la construction identitaire est long. En tous cas, elle s’assoit sur la culture du rythme.
 
Heureusement, nous prenons le temps de construire une identité commune et une culture de la création basée sur les enregistrements, l’amour du jeu et de la pratique. Nous n’avons pas peur de ce que certains appellent des albums concepts mais que j’appellerais plutôt « renouveler les instruments de création », le « renouvellement des objets », « objets » au sens d' »objectifs ». C’est une idée de BAUDELAIRE au départ, transformée par BACHELARD puis BOURDIEU.
 

Conditions d’une révolution musicale

 
L’idée de Cosmographes, comme celle du Moulassa, je suppose, c’est de raconter une histoire en développement ?
 
R.M. : Tout à fait. Identifier les révolutions musicales dans l’histoire de l’humanité. Et s’inspirer des révolutions philosophiques pour les appliquer à l’invention d’une musique d’aujourd’hui.
 
Passer d’une révolution philosophique à une révolution artistique…
 
R.M. : Oui, c’est ça. Et en parlant de « pop interterrestre », je me suis imaginé les conditions matérielles et spirituelles que l’artiste doit remplir pour mener une révolution musicale, une révolution esthétique et éthique qu’on pourrait appliquer au produit « musique ». C’est aussi simple que ça. La pop a été une révolution aussi. Alors, comment inventer une continuité que j’appelle la pop interterrestre en s’inspirant de révolutions de pensée qui ont été éprouvées ailleurs au prix de luttes incroyables, dans les mondes de l’art et de la philosophie pour l’appliquer à une musique expressive qui ne dit rien en apparence, sauf qu’elle est fabriquée dans le but de produire de l’émotion corporelle et mentale ? Quand je chante, j’essaye de faire sentir qu’il se passe une émotion avec un timbre, une intonation, une intention. On revient au travail de la voix.
 
L’idée, c’est aussi de pratiquer avec la vielle à roue cette illusion sonore, cette musique de fiction. Alors, à la fois c’est volontaire en tant que « garde-fou philosophique », mais en même temps c’est évident pour Seb parce qu’il est dans l’expérimentation avec sa vielle. Plus on est dans l’expérimentation, plus il y a de fortes chances qu’on développe une théorisation. Une bonne théorie ne se développe pas sans l’expérimentation. La théorie est un allié très efficace pour expliquer.
 
J’ai toujours eu cette distance que j’ai développée personnellement dans le jeu musical, et qui me permet de savoir, aujourd’hui encore, si je suis dans l’exécution de l’émotion ou si je n’y suis pas. C’est-à-dire avoir un rapport critique avec ce qui est en train de se faire, ce qui est en train de se jouer dans ce que je suis en train de faire. C’est une aptitude qui me semble primordiale pour renouveler les objets de création, justement.
 

Discuter la musique : condition de l’émotion

 
R.M. : Et on en discute. On discute de l’émotion. L’émotion, ça ne fait pas que se vivre, ça se discute pour être dans la capacité de la produire ou de la reproduire. C’est-à-dire comment ou quelles sont les conditions – scéniques, instrumentales, personnelles, de compositions, d’arrangements, de lieu, de comment on joue – qu’on peut réunir pour qu’on puisse reproduire l’émotion à chaque fois qu’on joue, lors de la répétition, du concert, de l’expérimentation.
 
Si on ne réfléchit pas comme ça, comment espérer communiquer une émotion quelle qu’elle soit au public alors qu’on est en train de lui exposer une invention ? L’invention de quoi au juste ?! Ce n’est pas l’émotion qu’on invente. On invente la possibilité de sa production. On ne peut pas communiquer quelque chose au public si on n’est pas dans ces questionnements-là.
 
S.T. : Et par rapport à la densité du travail qu’on fournit, plus particulièrement le travail de Richard sur toutes ses lectures sur les révolutions humanistes qui sont choisies comme point de départ ou point englobant, la scène est un moment particulier pour lui aussi parce qu’il est à la fois dans le chant « lead », dans l’interaction avec le public, dans une forme de restitution qui n’est pas tout à fait la même que Guillaume, Chouchou et moi. Oui, on est musiciens, on va interpréter, mais on ne va pas se charger d’expliquer avec la parole ce qu’on est en train de faire. Donc Richard porte une autre responsabilité. Son travail, vous – le public – pouvez le retrouver sur le site d’ANTIQUARKS.
 
Le livret du Moulassa contient des histoires écrites. Par exemple, pour le morceau Nar, des hommes mûrs touaregs réfléchissent sur les problèmes qu’ils rencontrent avec leurs jeunes autour d’un feu, dans le désert, en buvant du thé. Pour Vatoum Vété, on est dans une mégapole brésilienne construite en pleine forêt avec les ghettos des riches.
 
Sur Cosmographes, le livret est un ensemble de tableaux, sans texte. En fait, il est très dense, mais il n’y a pas d’explication. Rendez-vous sur le site pour les illustrations !
 
R.M. : Les histoires tentent de restituer l’exaltation et l’émotion des révolutions humanistes. Mais comment le faire avec des illustrations graphiques ? Céline TOSI a fait une composition, certes de graphiste, mais en même temps une composition artistique dans le sens où elle s’inspire de couleurs, d’éléments, de signes, de symboles qui forment un ensemble cohérent, comme une toile. L’idée, c’est ça. En explorant le site, on pense aux peintres, philosophes, astronomes, mathématiciens ; aux artistes et humanistes de la Renaissance.
 
Seb parlait d’épurer, c’est un peu ça… Il y a toujours le rapport entre le ciel, peut-être la stratosphère, et la Terre, c’est-à-dire le rapport entre le monde terrestre et le monde céleste, mais en gardant les pieds sur Terre. Sans aller complètement dans l’espace froid et inquiétant.
 
S.T. : On observe le ciel.
 
R.M. : Voilà. On a les pieds sur Terre mais on regarde l’Univers pour se donner une chance de se décentrer.
 
Article et entretien réalisés par Stéphane Fougère. Entretien relu par Richard Monségu
Photos : Sylvie Hamon et Stéphane Fougère
 

(Article original publié dans
TRAVERSES n°30 – mai 2011)

 

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