Frédéric GERCHAMBEAU – Cycles, Echoes & Geometry

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Frédéric GERCHAMBEAU – Cycles, Echoes & Geometry
(PWN)

Fréderic GERCHAMBEAU, bien connu comme chroniqueur en ces colonnes, est aussi musicien et compositeur en musique électronique.  Il vient de sortir un nouvel album : Cycles, Echoes & Geometry. Un opus solo très personnel, fervent hommage aux grands noms de la musique minimaliste américaine  (REICH, GLASS, RILEY). Ce mouvement musical des années 1960 qui se caractérisait entre autres par ses structures répétitives,  des expérimentations  sonores avec  de l’écho, et la génération de phases. Ils sont  en quelque sorte ce que le blues a été au rock. Sans eux, la musique électronique  n’aurait pu  prendre l’espace et les définitions multiples que l’on connaît aujourd’hui. Pas de TANGERINE DREAM, de Klaus SCHULZE, de KRAFTWERK etc…

Cela dit faut-il pour autant être connaisseur de ces hérauts  pour apprécier, voire goûter à sa pleine mesure les fruits issus d’un fin virtuose du synthé modulaire ? Que nenni.  Mais c’est un voyage en terres inconnues tout de même.  Et je vous y invite : que diriez-vous de savourer  une poétique de la séquence ? Une poétique qui par sa radicalité peut vous faire toucher au sublime.

Les huit compositions de l’album sont des œuvres originales et non des reprises d’œuvres réputées, il faut le signaler. Fréderic GERCHAMBEAU rend hommage en s’appropriant  à sa manière  l’esprit des pères fondateurs. La récursivité des séquences, phasage et déphasage, la technique du tape-delay  créée par Terry RILEY  qu’il applique  avec soin et bonheur.

Ni refrains, ni couplets, ni nappes, ni solos. Où sommes-nous ? Pour accéder à la fine fleur de l’œuvre, il faut laisser de côté toute espérance de structure classique attendue. Et pourtant elle est rigoureuse cette structure qui obéit à des cycles, des géométries et des échos, ainsi que le titre de l’album le suggère tout de go. Il y a, dans cette musique, une systémique opérative  qui se déploie sans subordination à une hiérarchie et me fait songer à ce que Gilles DELEUZE appelait des rhizomes.

Chaque pièce est une improvisation,  nous pouvons ainsi accompagner le musicien dans son acte créateur et assister aux prises de risques inhérentes à ce genre d’entreprise. S’il n’y a pas de partition, où asseoir la légitimité de  son inspiration ? Sans doute dans l’intense concentration ou un état méditatif enraciné dans une durée où le temps semble suspendu. Un mixte subtil d’instinct et d’intuition croisés. Les minimalistes, inspirés des musiques indiennes, Terry RILEY en particulier, cherchaient à induire un état de transe via la répétition et les variations tonales minimales.

Ayant écouté beaucoup de musiques électroniques depuis longtemps, je dois dire que là où Fréderic GERCHAMBEAU surprend, c’est la joie et la belle tendresse qui émane de ses compositions. Il y a même parfois une sorte de groove si ténu qu’il est comme un ‘clin d’oreille’ : ici passe aussi la vie et le beau. C’est assez paradoxal pour une musique qui pourrait sembler à priori froide et mécanique.  Mais cela y est, incontestablement. Et c’est l’ultime cadeau que cet album exigeant offre une fois franchie les attentes.

Dix Questions à Frédéric GERCHAMBEAU

En tant que compositeur et musicien vous avez choisi la musique électronique comme genre pour vous exprimer. Quel a été votre cheminement pour arriver à ce champ musical et tout particulièrement l’option instrumentale que représentent les synthés modulaires ?

FG – J’ai l’habitude de raconter que j’avais au-dessus mon lit, pendant ma prime adolescence, un poster de Keith EMERSON sur scène avec son gros modulaire Moog pour expliquer la connexion que j’avais déjà à l’époque avec ce genre d’engin. C’est un peu pour rire, bien sûr. Comment aurais-je pu imaginer à 12 ans qu’un jour j’aurai le même type d’instrument, en vrai, dans ma chambre à coucher ? Non, c’était juste la photo de cette insolite confrontation sur le poster qui me fascinait. Le claviériste rocker face son énorme synthé couvert de câbles aussi étrange qu’inquiétant, quelque chose comme ça. Surtout qu’à l’époque, je ne m’imaginais même pas devenir musicien. Alors, moi, un jour, possesseur d’un gros modulaire, allons donc !

Mais voilà, un beau jour de l’été 1974, mon grand frère, qui m’avait déjà forgé une sérieuse culture pop et rock, m’a fait découvrir l’album Phaedra que TANGERINE DREAM venait de sortir. J’ai tellement adoré que je lui ai carrément piqué. Enfin, oui, j’adorais, je me le passais tous les soirs, mais je n’y comprenais rien ! Toujours est-il qu’un déclic s’était produit. Cependant, ce n’est qu’avec la sortie, quelques mois plus tard, d’Autobahn que KRAFTWERK déclencha en moi une irrépressible envie d’avoir un synthé et moi aussi d’en jouer. Mais les synthés, même les moins coûteux, étaient encore très chers en ce temps.

Ce n’est qu’en 1977, avec la sortie du Kawaï 100-F, que mon rêve se réalisa enfin. Je parle de rêve, mais en vérité, les premiers jours furent plutôt un cauchemar. J’avais mis toutes mes économies dans un instrument bizarre auquel je ne comprenais rien. J’en ai pleuré bien des fois. Et puis, peu à peu, c’est venu, et même très bien venu. Quelques mois après, j’ai revendu mon Kawaï 100-F pour m’acheter un Korg MS-20. Et qu’avait-il donc de si particulier ce Korg MS-20 ? C’est un semi-modulaire. Il peut donc fonctionner tel quel, ou on peut modifier son architecture interne avec des câbles. Vous vous rappelez du gros Moog de Keith EMERSON couvert de câbles ? Eh ! bien voilà, la route était tracée. Mais passer d’un semi-modulaire à un vrai 100% modulaire, c’était déjà pour moi comme vouloir franchir le ravin périlleux qui me séparait du Graal.

Comment expliquer cela simplement ? Disons qu’un synthé classique comme le Minimoog est fait pour être simple d’emploi et de compréhension, et ainsi être utilisé par des musiciens sans bagage technique. L’architecture y est basique : en gros, les oscillateurs sont mixés à l’entrée d’un filtre qui est lui-même sous l’influence d’une enveloppe qui modifie son action dans le temps, idem pour l’amplificateur qui vient en fin de chaîne. C’est déjà très efficace comme ça, et c’est donc fait pour que rien n’y soit changé. Sur un Korg MS-20, on peut aussi tout laisser tel quel. Mais comme c’est un semi-modulaire, si l’envie vous prend de vouloir modifier un peu l’architecture, à l’aide de câbles, pour aller vers d’autres possibilités sonores, libre à vous. Et cela change déjà beaucoup la façon de travailler sur ce type de synthé. Mais pour les plus aventureux, il reste un fil à la patte, qui finit parfois par gratter très fort : l’architecture d’origine. Sur un semi-modulaire, on peut la modifier, plus ou moins, mais elle reste là, tapie dans l’ombre, inamovible. Pour certain, c’est rassurant, à l’image d’une sécurité pour le cas où on se perdrait dans le dédale des câbles. Pour d’autres, c’est ce qui empêche d’aller toujours plus loin dans l’exploration sonore. La solution ? Ce fameux Graal dont je parlais : le 100 % modulaire.

Là, plus d’architecture de départ, et donc plus de contrainte ni de frontière. Il faut quand même déjà bien s’y connaître, car sinon c’est la déception assurée. On n’arrive pas du tout à ce qu’on veut ou pire, on n’arrive même pas à sortir le moindre son. Mais quand on maîtrise un tant soit peu son modulaire, c’est tout un monde de possibilités sonores qui s’ouvre et qui ne réclame que d’être exploré. Bon, je ne vais pas trop m’étendre sur ce sujet. Car en vérité, il y a plusieurs familles de modulaires. Un modulaire Moog n’a par exemple pas grand-chose à voir avec un modulaire Buchla, qui lui-même n’aura pas grand-chose à voir avec un modulaire Serge. Je m’arrête là. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que le modulaire, c’est un univers. Et moi, mon modulaire, il est de type Eurorack, ce qui est encore autre chose. Mais après, rentrer dans les détails, ça serait un peu compliqué. Disons, que c’est l’idéal pour moi, la liberté totale, l’instrument rêvé pour explorer sans fin les sons, les séquences, et bâtir des morceaux dans lesquels la seule frontière est mon imagination.

Comment situeriez-vous votre musique dans l’écosystème des musiques électroniques, pourriez-vous nous éclairer sur votre spécificité ? Comment la formuleriez-vous avec vos termes ?

FG – Toujours pour tenter de parler simplement de sujets qui sont en réalité aussi vastes que complexes, disons que je pratique une musique appelée Berlin School, celle de Klaus SCHULZE ou de TANGERINE DREAM, que j’avais donc découvert avec Phaedra. Mais c’est là où les choses se gâtent. Il y a bien un courant de musique électronique qui est défini par le terme Berlin School, sauf qu’il n’y a pas de définition bien nette de ce terme. En théorie et pour résumer la chose sous sa forme la plus basique, il s’agit de séquences sur lesquelles on pose des nappes et qu’on agrémente de solos de synthés bien construits. Et cela correspond en effet à ce que la plupart des musiciens du courant Berlin School font dans ce domaine. C’est un genre en soi, qui a ses albums d’exception, comme le Mirage de Klaus SCHULZE ou le Ricochet de TANGERINE DREAM. Mais, c’est bien connu, le diable se cache toujours dans les détails. Où est donc la limite ? Doit-on suivre la « recette » à la lettre? Il n’y a qu’à écouter l’album Zeit de TANGERINE DREAM, pour ne citer que celui-là, pour se rendre compte que définir ainsi la Berlin School est très réducteur, voire même relativement faux. Mais le problème est toujours cette fameuse limite.

Certes, la Berlin School est une musique qui se veut libre et même cosmique, mais jusqu’à où vont ses frontières ? Pour être clair, faire des morceaux où il n’y a que des séquences, des échos et rien d’autre, est-ce faire de la Berlin School ? Car c’est exactement ce que je fais. Pour moi, c’est de la Berlin School, sous une forme ou sous une autre, vu qu’il y a les séquences, la dimension cosmique, tout ça. Pour d’autres, c’est autre chose, puisqu’il n’y a ni nappes ni solos. Donc voilà, à chacun de voir où il voudra bien situer ma musique dans ce cadre-là.

Je peux aussi poser le problème autrement. Disons que d’avoir un système modulaire me relie à toutes les musiques faites sur un système modulaire, quel que soit le genre de musique et quel que soit le type du modulaire. Et, la chose conceptualisée ainsi, cela étend considérablement le champ dans lequel situer ma musique, bien au-delà de la Berlin School dont je parlais à l’instant. Car, vu ainsi, je peux me dire l’héritier de Morton SUBOTNICK qui, le premier, en 1967, a sorti avec Silver Apples Of The Moon un album fondateur et ô combien expérimental entièrement réalisé sur un système modulaire, un système Buchla en l’occurrence. Et, c’est important de le noter, les systèmes modulaires Buchla ne comportent jamais (ou disons très rarement) de clavier. Vous voyez où je veux en venir ?

Rappelez-vous. Mes musiques n’incluent aucune nappe ni solo. Sur un système modulaire Buchla sans clavier, c’est donc la norme. Et on ne trouvera donc aucune nappe ni solo sur Silver Apples Of The Moon. Ce qui me relie au moins en théorie directement à cet album mythique. Sauf que je possède un système Eurorack sur lequel je pourrais très bien faire des nappes et des solos, ce que je ne fais pas, et que je revendique quand même et avec force mon appartenance à la Berlin School. Voilà qui complique le problème de me situer, non ?

Alors voilà encore une autre manière de poser le problème. Disons que j’entends faire de la pure musique électronique. Je m’explique. Jouer sur clavier suppose une certaine dextérité, qui doit même être d’autant plus exercée pour qui compose et joue sur un album. Ce qui nous ramène à la musique classique, où l’aptitude à bien jouer de son instrument est fondamentale. Cela se comprend pour la musique classique, bien évidemment. Mais quid de la musique électronique ?

Revenons à Morton SUBOTNICK. Il ne s’est nullement soucié d’avoir à bien jouer sur son clavier, il n’en avait pas ! Il faisait de la pure musique électronique. C’est aussi la voie que j’ai choisi : uniquement me concentrer sur l’aspect électronique de la musique électronique. Mais, encore une fois, revendiquer mon appartenance à la Berlin School, clairement influencée par la musique classique, tout en me reliant directement à Morton SUBOTNICK, exclusivement intéressé par le domaine électronique, peut paraître étrange. C’est pourtant dans cet entre-deux que j’entends me situer. 

Votre dernier album comporte des hommages chaleureux aux incontournables REICH, RILEY et GLASS, maîtres ès musique minimaliste des années 1960-70. Quel est votre rapport avec chacun d’eux ? Et que révèlent ces morceaux de cette relation ?

FG – Ma relation la plus ancienne et la plus suivie avec ces immenses musiciens est celle que j’ai avec Steve REICH. Très tôt dans mon adolescence, j’ai pu le découvrir avec Four Organs et Phase Patterns. J’avais beau avoir déjà une certaine habitude des groupes psychédéliques et de leurs extravagances musicales, ça, c’était quand même tout aussi hors-piste pour moi, et extravagant, mais dans un genre différent. Disons que ça a simplement changé ma vision de la musique.

Pour ceux qui ne connaissent pas Phase Patterns, des musiciens jouent tous séparément la même partition répétitive, sauf qu’ils vont jouer de plus en plus décalés dans le temps les uns par rapport aux autres, ce qui va créer des effets de phase multiples et changeants. Le principe est simple, c’est le résultat qui l’est beaucoup moins. Et pour moi, ce résultat était juste envoûtant, fascinant, hypnotisant. Mais j’adore aussi Steve REICH pour Music for 18 Musicians, Music for a Large Ensemble et, mon petit chouchou, Proverb.

Ma relation avec Philip GLASS est plus de l’ordre de l’admiration profonde, ne serait-ce déjà que pour son Einstein On The Beach que j’ai aussi découvert très tôt, opéra des plus impressionnants qui restera pour moi et pour toujours un modèle d’audace, d’avant-garde et d’intelligence. Mais c’est Koyaanisqatsi qui me relie le plus à lui, film surpuissant, visionnaire et sans parole qui est entièrement habité de la musique de Philip GLASS. Combien de fois ai-je vu ce film et écouté cette musique ? Je ne saurais le dire. Mais c’est comme si tout cela faisait partie de moi désormais.

J’ai gardé Terry RILEY pour la fin, parce que c’est celui avec lequel j’ai la relation la plus intime. En effet, sa façon d’utiliser l’écho façonne entièrement ma propre musique. Avec lui l’écho n’est plus un simple écho, il devient un alter-ego des notes jouées, un dédoublement de son instrument. Cela permet tout simplement de jouer avec soi-même, d’être deux alors qu’on joue tout seul. Cela change tout de son jeu et de sa manière d’aborder les improvisations. Cycles, Echoes & Geometry, c’est juste du séquenceur à ma façon et des échos à la façon de Terry RILEY. C’est aussi simple que cela à la base. Après, bien sûr, c’est moi qui m’arrange avec tout ça pour créer ma musique comme je la conçois, mais Terry RILEY y reste quand même pour beaucoup. Pour résumer, si je suis et demeure un enfant, certes un peu en marge, de la Berlin School, je revendique tout autant pour ma musique une influence affirmée du côté du minimalisme américain. D’où mon très modeste hommage.

Par son maillage précis de micro-séquences, votre musique échappe à la chronologie linéaire du temps. Cela donne une sensation d’évasement temporel très particulière, voire vertigineuse et assurément hypnotique. Une sensation de perpétuelle nouveauté s’en dégage. Il a été écrit  de REICH qu’il est un géographe du temps. Comment définiriez-vous le rapport au temps dans votre musique ?

FG – Je parlais plus avant de la Berlin School qui, au moins du côté de TANGERINE DREAM, dérive de la musique psychédélique de PINK FLOYD et de son aspect cosmique parfaitement assumé et, encore mieux, parfaitement maîtrisé. Tout cela vise, c’est clair, à créer une musique d’évasion sans limite, qui cherche à mener l’auditeur loin, très loin, tout à fait ailleurs. Au fond, n’est-ce pas la mission première de la musique de nous prendre par la main vers des zones mystérieuses où seule la musique et son pouvoir magique peut nous mener ? Klaus SCHULZE a écrit que la musique est, ou en tout cas doit être, un rêve sans l’isolement du sommeil.

Je crois que la musique répétitive, celle de Steve REICH par exemple, est une voie royale vers cette forme de rêve éveillé. Mais jouer sa musique nécessite un orchestre, biais qui est totalement hors de mes moyens. D’autant moins que les musiciens qui composent cet orchestre doivent être d’une rigueur absolue dans l’exécution temporelle de leur partition. La précision est la clé de la musique répétitive de Steve REICH. C’est cette nécessaire perfection qui, boucle après boucle, amène à l’évasion, au rêve éveillé. Les séquenceurs, bien utilisés, ont ce même pouvoir. Ils créent eux aussi des boucles de notes qui, répétées encore et encore avec une parfaite précision, et agrémentées d’échos, éveillent l’auditeur au rêve. En tout cas, c’est mon but. Après, tout est possible quand on maitrise bien son séquenceur et la science des échos. Je veux dire par là qu’une infinité de voyages « hors du temps » peuvent être créés par ce biais, très simple, mais qui, aussi minimaliste qu’il puisse paraître, est un moyen rêvé pour mener l’auditeur loin, très loin, tout à fait ailleurs.

L’album avec ses cycles de motifs répétitifs sujets à variations évolutives suivant un processus graduel me fait penser au célèbre Escher, graveur néerlandais connu pour ces gravures et dessins basés sur les mathématiques et explorant l’infini. Quelle place prend la géométrie dans votre création musicale  et dans votre musique en général ?

FG – De la même manière qu’on peut tout jouer sur un clavier, on peut tout faire jouer à un séquenceur, et même beaucoup plus en réalité. Sauf que les notes sont jouées automatiquement, sans que les mains aient à agir pour cela. Le séquenceur se chargeant de jouer les notes avec précision, sans erreur et sans fatigue, la tête peut penser à autre chose et les mains agir autrement. Et c’est là qu’on peut entrer dans une autre dimension. Quand un pianiste improvise, il est quand même obliger de penser au placement de ses doigts et au respect du tempo. Sur un séquenceur, les notes sont jouées sans avoir à y penser. On peut alors agir sur des paramètres qui vont faire évoluer la séquence en temps réel, le séquenceur devenant alors un véritable instrument d’improvisation. Et comme il n’y a pas ce stress de faire une fausse note ou de se rater dans le tempo, on peut s’observer improviser, tranquillement, posément, réfléchir, élaborer des chemins nouveaux pour les notes, modifier l’écho pour partir ailleurs. En effet, tout cela me fait penser à ESCHER, et plus particulièrement à son dessin, fascinant, dans lequel une main dessine la main qui la dessine. C’est alors aussi là que la géométrie entre en jeu, dans ma façon de construire mes séquences en tout cas. Je parlais d’improvisation.

Mais la base de toute improvisation, c’est sa préparation. Une improvisation ne s’improvise pas. Et dans mon cas, cette indispensable préparation prend des aspects géométriques. Pour tenter d’expliquer la chose simplement, disons qu’une séquence, autrement dit une boucle de notes qui se répètent encore et encore, représente un cercle. Disons maintenant que sur ce cercle vont se placer des notes régulièrement espacées, autant de notes qu’il y en aura dans la séquence. Disons quatre. Donc, au départ, l’écho sera réglé pour aller avec ces quatre notes, qui vont former une sorte de carré inscrit dans le cercle dont je parlais. L’écho formant aussi une sorte de carré, cela donne un carré sur un carré, avec une « rythmique » carrée. Maintenant, imaginons que j’ajoute une cinquième note à la séquence et que je laisse l’écho tel quel. Cela donne un pentagone sur un carré, avec une « rythmique » qui va considérablement changer.

Je m’arrête là, car il est facile de comprendre que, dès lors, toutes sortes de combinaisons du même type sont possibles. Et même des tas de choses encore plus complexes, avec des résultats souvent étonnants. Car là, nous n’avons même pas encore abordé les rapports mathématiques, et donc géométriques, des notes entre elles dans la gamme. Mais aborder ce thème, pourtant passionnant, nous entraînerait trop loin. Enfin voilà, c’est ce qui fait le charme des improvisations que je fais sur mon séquenceur, toujours différentes, toujours surprenantes.

La pièce Mutations sur l’album me fait songer à la dynamique de transformation sans fin mais coordonnée des hexagrammes à l’œuvre dans le Yi King, le « livre des changements » ancestral de la Chine. Est-ce pure coïncidence ?

FG – C’est ce que j’expliquais à l’instant. Dans Mutations, je pars d’une situation que j’ai préparée, que je connais donc, et ensuite je pars à l’aventure, vers l’inconnu, de mutation de séquence en mutation de séquence. Bon, je ne suis pas tout à fait comme Philip K. DICK qui, souvent, pour faire avancer ses romans, consultait le Yi King. Mais les mutations géométriques de mes séquences font en effet penser aux mutations géométriques des hexagrammes du Yi King. Et ces 64 hexagrammes forme un chemin de mutations géométriques, tout comme mes improvisations cheminent d’une figure géométrique à une autre.

Au-delà de ça, le fond du Yi King est tout de même de dire que le Ciel influe sur la Terre et de décrire la manière mathématique de cette influence, qui est donc parfaite, enfin si on croit à ces choses. Sans aller jusque-là, n’étant qu’un modeste musicien improvisant sur son modeste séquenceur, il m’arrive quand même d’espérer souvent une « inspiration » venue d’en Haut afin de ne pas me perdre dans le dédale des mutations que j’imprime à mes séquences. Il m’arrive parfois d’être bluffé par les sentiers pris par mes séquences. Et justement, Mutations en est un bon exemple. Il s’agit quand même là d’une pure impro de neuf minutes. En neuf minutes, croyez-moi, tout est possible, et surtout de s’égarer si on ne reste pas totalement concentré. Mais la concentration n’explique pas tout. En tout cas, je n’arrive pas à tout expliquer par la seule concentration.

Pour moi, Mutations reste une sorte de petit miracle. Alors non, je ne consulte pas le Yi King pendant que j’improvise. Mais j’espère que le Ciel consulte le Yi King pour moi pendant que sur Terre je fais muter mes petites séquences. C’est là, d’ailleurs, qu’on en revient à la dimension supra-humaine de la musique, à cette musique cosmique que j’évoquais dans une question précédente. On espère toujours ce « petit plus » venu d’on ne sait où qui donnera à nos compositions et improvisations cette profondeur étrange, explicable seulement, si on y croit, par une intervention d’origine céleste.

Vous avez publié des albums en solo et des albums en collaboration. Quelle situation préférez-vous en tant que compositeur et musicien ?

FG – Sur un plan que je pourrais qualifier de conceptuel ou de théorique, je pense que ces deux situations sont aussi complémentaires que le Yin et le Yang. Travailler en solo nous force à nous interroger sur nous-même, à puiser dans notre identité propre, pour créer une musique qui nous ressemblera vraiment. C’est le côté Yang. Celui de l’affirmation de soi. Travailler en collaboration nous force à nous effacer à demi afin d’accueillir l’autre au sein de notre musique. Par effet miroir, c’est aussi l’autre qui nous accueille au sein de sa musique. C’est le côté Yin. Celui de l’écoute, de l’échange, de la communauté. Je crois qu’il faut alterner augmentation et diminution de soi comme dans un mouvement cardiaque de systole/diastole, de contraction/dilatation. Pour donner à l’autre, il faut d’abord avoir à donner, ce qui passe par une affirmation de soi initiale et nécessaire. Mais quand on donne, on reçoit en même temps de l’autre. Et ce qu’on a reçu nous augmente, ce qui permet de donner encore plus et de recevoir encore plus.

C’est ainsi, je pense, qu’on devient riche de soi et en même temps des autres. Sur un plan plus personnel, j’aime travailler seul, en revenir sans contrainte ni limite à ce qui m’anime intérieurement, à ces séquences que j’adore faire évoluer au milieu d’échos. Je ne me lasse pas de leur trouver de nouvelles formes, de nouvelles mathématiques. Le champ d’exploration est infini. Mais j’aime tout autant travailler en duo, échanger avec un autre musicien, modeler mes séquences à ses envies ou à ses besoins, et écouter ensuite ce qu’il a fait avec. C’est alors le plaisir de la surprise, de la découverte. Tous les albums que j’ai faits en duo sont étonnants !

Je trouve très émouvant que  certaines des couvertures de vos albums soient des dessins de votre fille (si j’ai bien compris). Le contraste entre la spontanéité première du dessin et la complexité cérébrale de la musique est particulièrement saisissant. Pourriez-vous nous dire quelque chose sur ce choix ?

FG – La première fois que j’ai fait appel à ma fille pour une couverture fut pour mon premier album en duo avec Bertrand LOREAU, Vimanafesto. « Vimana » est un terme qui, dans l’hindouisme, désigne le véhicule sur lequel voyagent les dieux et les déesses vers le ciel et les étoiles. Cela peut être par exemple un char ou un oiseau. Certains parlent même de soucoupes volantes ! Il me fallait illustrer cela sur la couverture de l’album. C’est là où j’ai pensé à ma fille, alors tout juste âgée de onze ans, mais déjà passionnée par le dessin. Je lui ai dit en gros ce que je voulais, et elle l’a fait ! Bon, j’ai ensuite retraité un peu le dessin à l’aide d’un logiciel spécialisé, mais pour l’essentiel, c’est bien elle ! Et son dessin est d’autant plus précieux qu’il illustre avec simplicité, mais avec une certaine force aussi, le propos de Vimanafesto qui était d’être à la fois un album d’affirmation de la Berlin School et de sa dimension cosmique, stellaire, céleste.

La couverture d’Amra, album réalisé en duo avec Bruno KARNEL, est parfaitement symbolique également de sa dimension avant tout humaine. Mes séquences y sont présentes, bien sûr, mais c’est surtout un album de chansons. Et, sur la couverture, cette jeune femme qui interroge le lointain de ses grands yeux, oui, cela donne un côté intimiste bienvenu à un album qui est en fait plutôt aventureux. Merci ma fille !

Lorsque je vous écoute, j’ai deux ressentis. Ils m’interpellent pour une musique somme toute abstraite : le sens aigu d’une évidence claire et déterminée, et l’expression d’une émotion tendre et chaude. Une réaction à ma perception ?

FG – Je crois qu’un compositeur se doit de savoir où il va, au moins en théorie, car le chemin peut comporter des surprises, voire même des virages soudains. Résumons cela à un parti pris. Il faut écarter ce qui n’entre pas dans le choix qu’on a résolu de faire, et au contraire affirmer la voie qu’on s’est fixée. Enfin, c’est comme ça que je vois la chose me concernant. Faire un choix et ensuite rester dans la ligne, creuser le sillon.

Ce choix, celui qui est donc à l’œuvre dans Cycles, Echoes & Geometry, je l’ai fait depuis une dizaine d’années. Dans le domaine du synthé, il y en a qui adorent les belles nappes, d’autres les beaux solos, et d’autres encore les beaux sons. Moi, j’adore les séquences. C’est ce qui m’a plu dans l’album Phaedra de TANGERINE DREAM. C’est ce qui a fait qu’à 13 ans j’ai passé des nuits entières à me repasser l’album encore et encore. Mais pour les amoureux de la Berlin School, les séquences, mêmes les plus belles, se doivent d’être accompagnées de nappes et de solos. C’est, disent-ils, leur raison d’être : servir de tremplin à de superbes envolées de claviers. Soit, l’immense majorité des albums de Berlin School fonctionnent sur ce principe : séquences, nappes et solos. Sauf que deux moments de ces albums m’ont particulièrement frappés. La deuxième partie de l’album live Ricochet de TANGERINE DREAM comprend de magnifiques tourbillons de séquences pendant lesquels nul clavier n’intervient. Ce sont des instants magiques pour moi, des séquences nues, pures, évoluant en toute liberté. Et il y a aussi le début de Crystal Lake, sur l’album Mirage de Klaus SCHULZE : 7 minutes et 30 secondes de séquences, rien d’autre. Sûrement un des plus grands monuments de la musique électronique.

Voilà, c’est de ces deux moments que m’est venu l’amour des séquences nues, juste habillées d’échos, sans nappes ni solos. Mais c’est une position difficile à défendre quand on revendique son appartenance à la Berlin School. Il me faut donc justifier ce positionnement étrange. D’où ma détermination à montrer la beauté et la puissance, certes radicales, des séquences pures. J’ai commencé en cela avec l’album Ars Sequentia. J’ai continué dans la même voie avec l’album Ars Modularis. Cycles, Echoes & Geometry est donc le troisième album où j’affirme mon amour des séquences pures tout en revendiquant mon appartenance à la Berlin School. Si quatrième album solo il y a, je continuerai dans la même voie. J’ai un cap, je le garde.

Quant à l’expression d’une émotion tendre et chaude ressentie, elle me fait bien plaisir, je me dois de l’avouer avec force. Et pourquoi donc ? Rappelez-vous. Cycles, Echoes & Geometry ne comprend aucune nappe ni aucun solo, en clair aucun des moyens habituels, et attendus, qu’a un musicien Berlin School, ou autre d’ailleurs, d’exprimer son talent, sa personnalité, sa sensibilité. Pour réaliser cet album, je n’ai eu recours qu’à mon séquenceur et à des échos. Ce fut pour moi mon seul moyen d’expression, purement électronique, mon seul canal vers le cœur de l’auditeur.

Alors quand on me dit que je touche l’âme de ceux qui m’écoutent alors même que mon instrument d’expression, le séquenceur, est purement électronique, oui, cela me fait plaisir, c’est tout à fait clair.

Je vous cite : « Chaque morceau, et même chaque seconde de chaque morceau se doit d’être un manifeste, et plus encore, un hymne à la beauté. » Au final  qu’est-ce que la musique pour vous ?

FG – La première partie de cette phrase comprend dans le contexte de la Berlin School. Dans ce courant, il y a certes beaucoup de compositeurs passionnés et talentueux. Mais j’y ressens bien souvent un manque d’originalité. On fait de la belle musique, mais on y décèle pas l’énergie créatrice du début. Je l’ai toujours dit, je suis un militant. Je milite pour qu’on ne perde jamais de vue que la Berlin School est avant tout une musique de liberté, de dépassement des limites, plutôt que l’application docile d’une recette. Klaus SCHULZE est et reste un innovateur permanent, capable de faire Moondawn un jour et le coup d’après un Mirage complètement différent. Évoluer, se remettre en question, partir dans d’autres directions, pour moi c’est ça l’esprit de la Berlin School.

C’est pour ça que le deuxième terme contenu dans le titre d’album Vimanafesto est « manifesto ». Il était clair avec Bertrand LOREAU que cet album se devait d’être un manifeste, une réaffirmation de la puissance créatrice de la Berlin School. Quant à la deuxième partie de la phrase, elle s’explique par le fait que la créativité ne doit jamais oublier la beauté. Car la musique est avant tout un art, et tout art tend vers la beauté. Mais la Berlin School se voulant une musique cosmique, elle se doit donc d‘être habitée par la beauté du ciel. Bien sûr, les deux notions évoquées s’entendent selon la sensibilité de chacun. Qu’est-ce qu’être créatif ? Qu’est-ce que la beauté ? Je ne prétends bien sûr pas me faire l’arbitre de ces notions. Mais je reste un militant, et j’exige d’abord beaucoup de moi-même dans ces domaines.

Oui, pour moi la musique électronique, celle que j’explore chaque jour, ne se justifie par rapport à la musique instrumentale classique que par la créativité sonore et musicale que permet l’électronique. Sinon, à quoi bon ? Mais la musique électronique reste avant tout de la musique, un art qui doit toucher le cœur de l’auditeur par la beauté.

Chronique et entretien réalisés par Philippe Wauman

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