ISILDURS BANE & Peter HAMMILL – In Amazonia

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ISILDURS BANE & Peter HAMMILL – In Amazonia
(Ataraxia)

Il n’aura échappé à personne dans le monde du rock progressif de pointe que l’année 2019 aura été celle des célébrations des cinquantenaires de plusieurs groupes pionniers. Certains ont cependant brillé par leur absence scénique et discographique, comme VAN DER GRAAF GENERATOR, par exemple. Et pour cause, sa figure de proue, l’auteur-compositeur-interprète Peter HAMMILL, était occupé avec un autre groupe !

Ne faisant décidément jamais rien comme tout le monde, le « thin man » a donc préféré s’impliquer dans un projet inédit plutôt que de réchauffer les vieilles sauces avec le groupe qui a lancé sa carrière. À la surprise générale, c’est avec un groupe suédois que Peter HAMMILL s’est acoquiné, qui plus est issu d’une génération plus jeune que VDGG ! À défaut d’avoir été l’un de ces « inventeurs » de la musique progressive, ISILDURS BANE – puisqu’il s’agit de lui ! – peut toutefois passer pour l’un de ces rares cas d’école qui ne s’est pas contenté de cloner ses illustres aînés mais s’est tracé une voie bien à lui, à la manière d’une tête chercheuse. Cela lui fait au moins un point commun avec Peter HAMMILL, en dépit des différences d’orientation musicale !

Mené par le claviériste Mats JOHANSSON, ISILDURS BANE a été formé dans les années 1970 mais sa première œuvre discographique n’est sortie qu’au milieu des années 1980 ; et il lui a fallu encore attendre quelques années avant que sa renommée prenne une dimension internationale. Après une bonne décennie de silence discographique (mais non scénique), ISILDURS BANE est revenu à la charge en 2017 avec deux nouveaux albums, Off the Radar et Colours not found in Nature, un projet réalisé avec le chanteur de MARILLION, Steve HOGARTH. C’est à la suite de la participation de Peter HAMMILL en 2017 à un événement scénique annuel organisé par ISILDUR’s BANE, l’IB Expo, à Halmstad, en Suède, qu’un projet d’album commun a été proposé puis mis en chantier.

Pour le groupe suédois comme pour le charismatique chanteur britannique, cette rencontre avait tout du saut dans l’inconnu, ou plutôt de l’exploration en pleine forêt vierge ! C’est sous cet angle qu’il faut comprendre le choix du titre du disque, In Amazonia, même si, par l’un de ces pures mais fort étranges coïncidences, la forêt amazonienne, ce « poumon de la Terre » comme on l’a appelée, est devenu un triste sujet d’actualité en 2019, quelque temps après la sortie d’In Amazonia…

Néanmoins, il faudrait avoir l’esprit tordu pour déceler dans les textes écrits par Peter HAMMILL pour ce disque quelconque évocation prémonitoire des événements qui ont secoué ce fameux poumon terrestre. Il y est plutôt question de personnages en proie à des dilemmes, des impasses ou de durs choix existentiels et à leur façon d’y réagir, bref, la marotte habituelle de Peter HAMMILL ! Ce dernier a même convoqué le personnage d’AGUIRRE, ce conquistador espagnol en quête d’El Dorado, incarné par l’éblouissant Klaus KINSKI dans le film de Werner HERZOG, Aguirre, la colère de dieu. Mais comme toujours chez HAMMILL, les textes ont plusieurs niveaux d’interprétation, et le regard apocalyptique n’est jamais bien loin… ISILDURS BANE en a pris acte, et s’est chargé de concevoir une matière musicale susceptible de traduire et de mettre en relief les résonances dramatiques du verbe hammillien.

Et en l’occurrence, le groupe suédois a mis les petits plats dans les grands ! Il faut du reste savoir que la formation actuelle d’ISILDUR’s BANE a été profondément renouvelée et n’a plus rien à voir avec celle qui officiait sur les ambitieux albums conceptuels de la série Mind dans les années 2000. Soucieux d’assurer à son entité un renouvellement créatif permanent, Mats JOHANSSON s’est entouré de nouveaux musiciens pour les récents albums cités plus haut (dont la violoniste Lisbeth LAMBRECHT, ex-membre d’ARANIS), au point qu’ISILDURS BANE est devenu une hydre à neuf têtes !

Claviers, synthétiseurs, mini-Moog, mellotron, électronique, guitares, trompette, clarinette, violon, batterie, percussions (marimba, congas, vibraphone, tam-tam, octobans)… la palette instrumentale est large et a été dument mise à contribution pour engendrer une masse sonore assez singulière combinant ampleur classique et symphonique, abrasivité rock, rêveries acoustiques et futurisme électronique ! Et comme si ça ne suffisait pas, d’autres musiciens additionnels ont été réquisitionnés ici et là, dont un certain Pat MASTELOTTO (TU, KTU, STICK MEN, KING CRIMSON, ProjeKCts, TUNER, etc.) !

Mais sans doute la plus grande innovation d’ISILDURS BANE dans In Amazonia est-elle d’avoir intégré les couleurs d’un koto, joué par Karin NAKAGAWA. Et cette longue cithare japonaise fait bien plus que de la figuration passagère, puisqu’on l’entend dans pratiquement tous les morceaux ! On ne peut s’empêcher d’y voir une sorte d’écho à la participation de Peter HAMMILL à l’album Eye to Eye (1987) de la kotoiste Kazue SAWAI, à l’initiative du producteur Ayuo TAKAHASHI. La combinaison des sonorités tendues et parfois cinglantes du koto de Karin NAKAGAWA avec les élans véhéments de la voix de HAMMILL et le foisonnement timbral d’ISILDURS BANE assurent d’une expédition sonore contrastée aux structures chaotiques.

Le morceau d’ouverture, Before You Know it, donne immédiatement le ton : ambiances inquiétantes, atonalités crispantes, ruptures de ton, emphase électrique, tribalités acoustiques, nappes électroniques, voix qui joue aux montagnes russes… la forêt sonore qui se manifeste ici, déstabilisante et fascinante, est aussi pleine de beautés que de dangers.

C’est ce que confirment les pièces suivantes, Under the Current et Aguirre, chacune dessinant des atmosphères flottantes et menaçantes peuplées d’aliens, rappelant par moments la période « synthétique » de Peter HAMMILL à la fin des années 1980 (In a Foreign Town, Out of Water), mais avec bien plus de consistance instrumentale et d’innovation sonore. Bien qu’un brin plus voilée qu’il y a quelques années, la voix de Peter HAMMILL imprime sa marque avec une maîtrise imparable, évitant les excès et les outrances de jadis, mais sachant manier le falsetto inattendu et moudre le grain rugueux quand il est besoin.

This is Where ? est l’autre grande pièce de résistance du disque : l’introduction, faussement calme, est vite submergée par un puissant martèlement rythmique, une épaisseur instrumentale et un thème mélodique sinueux et prompt à la cassure. Sans doute par accident, et du fait de la prédominance des sons d’orgue et de mellotron, on y décèle de faux airs de GENTLE GIANT en version 5.0, avec une production évidemment plus moderne. (Peter HAMMILL chanteur chez GENTLE GIANT, qui l’eut cru ?) La seconde partie du morceau calme le jeu, prenant la forme d’une coda (un peu trop) étirée, HAMMILL livrant ses dernières tirades sur fond de vibraphone puis de crépitements saxophonistiques.

Après toutes ces investigations en territoire scabreux, on est presque soulagés de se retrouver sur un terrain plus familier avec The Day is done, qui ressemble à une chanson plus classique semblant sortir d’un album solo de Peter HAMMILL. Le dépouillement et le recueillement sont de rigueur : seul Mats JOHANSSON assure l’assise instrumentale avec ses piano acoustique, piano électrique, mellotron et traitements divers, et Peter HAMMILL y profère la plainte amère d’un tribun isolé et abandonné sur un bout de terre brûlée, avec cet art consommé de contempler un décor de fin du monde en mode fataliste, meurtri et résigné.

Le maître de chant termine sa course ici, laissant à ISILDURS BANE le soin de fermer la marche avec The Bird has Flown, un condensé d’horizons cauchemardesques ponctués de chœurs spectraux et brinquebalés par une rythmique tribale. On reste là, dans cet envers obscur d’El Dorado, hébétés après tant de secousses hallucinatoires.

Prendre des risques, sortir des sentiers battus, renouveler son univers créatif, se lancer sur des chemins de traverse, voilà des credos somme toute assez habituels pour ISILDURS BANE comme pour Peter HAMMILL ! Il n’empêche : ils ne doivent pas être nombreux, les fans de l’un et de l’autre bord qui avaient anticipé pareille collaboration ! Elle s’avère néanmoins stimulante pour tout amateur de surprises musicales inattendues. Si vous désespérez d’écouter du neuf et de l’original dans le rock progressif ou même chez VAN DER GRAAF GENERATOR, alors faites donc un détour prolongé… in Amazonia !

Stéphane Fougère

Page : https://www.burningshed.com

 

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