Japon : Katsuya YOKOYAMA – L’Art du shakuhachi

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Japon : Katsuya YOKOYAMA – L’Art du shakuhachi
(Ocora Radio France / Harmonia Mundi)

Instrument emblématique de la musique traditionnelle japonaise dont plusieurs formes ont circulé à travers les époques, le shakuhachi voit souvent sa pratique liée à la spiritualité zen. Cette association a notamment été popularisée par moult illustrations, gravures, estampes, films ou mangas qui montrent les « komusō », ou moines itinérants de l’école bouddhiste zen Fuké du XVIIe siècle, jouant de cet énorme tube de bambou vertical d’environ 55 centimètres de long, composé de cinq trous (dont un à l’arrière) et taillé en biseau, tout en cachant leur tête par un « tengai », un panier de paille de roseau. À cette époque, il est vrai que le shakuhachi était la propriété exclusive des komusō, voire des samouraïs. Considérant les sons et le souffle de cette flûte comme le souffle de la vie, les komusō ont fait du shakuhachi l’instrument de prédilection de la voie vers l’illumination… et ont fait de la musique une pratique spirituelle.

C’est avec l’école Fuke que le shakuhachi s’est construit, notamment grâce au maître Kinko KUROSAWA, une esthétique et un répertoire spécifiques (désigné par le terme « honkyoku »). Puis, quand est venu le moment où les moines Fuke ont perdu l’apanage de la pratique du shakuhachi (lors de la restauration de Meiji, en 1868), le monde profane s’est emparé à son tour de l’instrument et en a déployé les techniques de jeu au travers de plusieurs écoles.

La réédition de l’Art du shakuhachi, initialement paru en 1997, vient à point nommé rappeler la place prise dans la musique de shakuhachi par Katsuya YOKAYAMA, lequel a été abreuvé à plusieurs répertoires : celui de l’école Kinko, à travers son père et son grand-père ; celui de l’école Azuma avec Rando FUKUDA – considéré comme un pionnier de la musique moderne de shakuhachi – et celui, plus imprégné de spiritualité zen, de Fuke avec Watazumi DOSO, le maître légendaire qui jouait sur une flûte en bambou non traitée, le hocchiku, plus brut.

Plusieurs pièces interprétées par Katsuya YOKOYAMA dans ce disque renvoient à cette perspective de quête spirituelle, comme Reibo, Reihô, ou encore Kokù, une des plus anciennes pièces du répertoire à travers laquelle l’interprète cherche à atteindre l’état de vacuité. Tamuke participe d’un esprit plus liturgique et commémoratif et se pare d’un climat de recueillement plus sombre.

À l’opposé, on trouve des compositions au développement plus contrasté, comme San an, qui alterne registre grave et registre aigu et mouvements ascendants et descendants, et Tsuru no Sugomori, qui met en évidence la richesse expressive du shakuhachi, avec toute une gamme de vibratos irréguliers, de notes glissantes, de trémolos, de flatterzunge (roulement de langue répété à cadence rapide). Ce morceau, qui décrit la migration des grues, est du reste évoqué par la pochette du disque, laquelle reproduit une peinture du XIXe siècle représentant des grues japonaises.

Outre cette belle variété de pièces solistes de honkyoku issues des écoles Dokyo et Kinko, l’Art du shakuhachi présente trois pièces jouées en duo par Katsuya YOKOYAMA avec un élève émérite qui a depuis fait parler de lui (trois CD chez Buda Musique), Yoshikazu IWAMOTO, qui joue sur un shakuhachi de taille différente de celui de YOKOYAMA. S’il se contente en majeure partie de souligner ou de faire écho à quelques phrases de son maître, dans un registre plus grave, dans Sanya Sugagaki, IWAMOTO joue la carte de l’accentuation hétérophonique sur la seule pièce « profane » du disque, Azuma-Jishi. Shikano-tone, rare pièce de honkyoku écrite pour deux shakuhachi, est pour sa part un festival d’appels et de réponses entre les deux flûtistes.

Combinant des styles contrastés appris de ses maîtres, YOKOYAMA a développé une vision artistique aux racines aussi ancrées dans le terreau local que ses branches sont déployées à travers la pluralité des mutations musicales contemporaines, tant au Japon qu’en Occident.

Ce n’est pas par hasard si le compositeur contemporain Toru TAKEMITSU avait fait appel à lui pour jouer ses célèbres pièces pour orchestre classique occidental et instruments traditionnels japonais Eclipse (1966) et November Steps (1967). Ces compositions impliquaient également la joueuse de biwa Kinshi TSURUTA, avec qui Katsuya YOKOYAMA a notamment enregistré un LP paru au Chant du Monde, Musique Millénaire – Biwa Et Shakuhachi, et un autre en 1977 sur Ocora (Japon 1) qui fut le premier du label français consacré à la musique japonaise (paru en CD en 1994, et qui aurait lui aussi besoin d’une réédition). Du reste, trois pièces incluses dans cet album se retrouvent dans l’Art du shakuhachi, dans des versions différentes puisque enregistrées vingt ans après.

De même, d’autres pièces figuraient déjà dans des versions plus anciennes sur un double CD de Katsuya YOKOYAMA paru dans les années 1980 sur le label allemand Wergo Spectrum (Zen – Shakuhachi Masterworks). Enfin, certaines pièces sur ce disque n’avaient à ma connaissance jamais été enregistrées sur un autre CD (ou alors sur des productions japonaises financièrement inaccessibles).

Quoi qu’il en soit, l’Art du shakuhachi offre un large panel de la variété du répertoire protéiforme de YOKOYAMA. Si certaines compositions valorisent un état de recueillement spirituel, d’autres font montre d’une virtuosité très imagée. Ce disque convie donc à une écoute attentive d’une esthétique sonore radicalement différente des techniques usitées dans la musique classique d’Occident. Une immersion profonde, totale et répétée est requise pour goûter les parfums subtils de cet instrument en bambou aux souffles si particuliers et fascinants.

Stéphane Fougère

Label : editions.radiofrance.fr/category/collections/ocora

 

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