Saeid SHANBEHZADEH – Pour-Afrigha

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Saeid SHANBEHZADEH – Pour-Afrigha
(Buda Musique)

 

Ce sont parfois des événements historiques humainement et moralement condamnables qui engendrent des singularités culturelles et artistiques. Ainsi la musique des Afro-iraniens du Golfe Persique est-elle née de la traite des esclaves africains, venus de Tanzanie (notamment de l’archipel de Zanzibar), d’Éthiopie, de Somalie et du Kenya, vers le Royaume d’Iran via le Sultanat d’Oman. Pour affronter leur sort, ces esclaves ont amené avec eux leurs chants, leurs danses et leurs cérémonies dérivées de plusieurs rituels. De cette rencontre forcée entre l’Afrique animiste et le Moyen-Orient musulman est née une forme de syncrétisme afro-islamiste qui représente un cas à part et peu connu dans la culture de l’Iran contemporain. (On estime que les descendants de ces esclaves constituent aujourd’hui 10 à 15 % de la population du Sud iranien.) De la même façon, il a fallu un événement aussi peu enviable à l’artiste afro-iranien Saeid SHANBEHZADEH (une condamnation à la prison et à des châtiments corporels par le gouvernement iranien, qui l’a poussé à s’exiler en France) pour qu’il joue une musique à la fois ancrée dans cette tradition marginale d’Iran et simultanément ouverte à des expériences de fusion plus contemporaines.

Découvert sur le même label Buda Musique avec l’album très enraciné Iran – Musiques du Golfe Persique, sur lequel il exposait un répertoire traditionnel joué sur des instruments spécifiques à cette culture noire islamisée, comme la cornemuse « neyanban » et la clarinette « neydjoufti », Saeid SHANBEHZADEH s’est aussi impliqué dans des créations mêlant la musique de Boushehr – sa ville d’origine – avec des musiques actuelles type électro (album Teheran Nights, avec Pedram DERAKHSHANI) ou jazz (album Zâr, avec le MATHIEU DONARIER TRIO).

Sur ce nouvel album, Saeid SHANBEHZADEH, toujours accompagné par son fils Naghib aux percussions, retrouve le guitariste du MATHIEU DONARIER TRIO, Manu CODJIA, et présente un répertoire qui rend une fois de plus hommage aux traditions afro-iraniennes venues de sa mère. Le titre de ce disque, Pour-Afrigha, signifie du reste « descendant d’Afrique », et c’est aussi le nom que portait la mère de Saeid, qui était issue de la troisième génération d’esclaves africains déportés en Perse depuis Zanzibar. D’autres morceaux, en revanche, proviennent du répertoire du Baloutchistan (région d’Asie que l’Est iranien se partage avec l’Afghanistan et le Pakistan), que Saeid tient de son père. D’autres régions, comme le Makran et le Bahrain, sont également évoquées dans ce disque qui, de fait, fait office de visite guidée des côtes du Golfe Persique et du Golfe d’Oman.

Le morceau éponyme à l’album est une parfaite illustration de cet effet double-miroir qui sous-tend la démarche de Saeid SHANBEHZADEH : il s’appuie sur une mélodie d’appel à une cérémonie et sur une musique de funérailles, soutenues par une structure rythmique jouée par Naghib sur le tambour cérémoniel dammam. Pour autant, Saeid SHANBEHZADEH ne prétend pas « reproduire » une musique de cérémonie religieuse « stricto sensu » ; il s’en inspire mais la retraite pour raconter une histoire plus personnelle. C’est ainsi qu’en lieu et place de l’instrument traditionnel « boug » (corne d’antilope koudou), il joue du saxophone, tandis que la guitare de Manu CODJIA égrène des notes cristallines, poussant la composition vers une forme de jazz planant. De nombreuses autres pièces de l’album bénéficient de cet habillage suave et velouté.

Ceux qui ont déjà assisté à un concert « typique » de l’Ensemble SHANBEHZADEH ne retrouveront peut-être pas sur ce disque le même caractère rustique et sauvage qui a valu à Saeid son surnom de « Jimi HENDRIX de la cornemuse afro-iranienne » ; les arrangements ont été conçus pour une écoute domestique plus feutrée et apaisante, avec des angles arrondis, même si les rythmes des tambours zarb-timpo et dammam et bien entendu la cornemuse neyanban préservent une touche « roots » très marquée. Et puis, tout de même, il y a ce Jazz Bandari dont le tempo plus relevé est une invitation à la danse qui ne peut pas se refuser ; pas plus que le groove immanquable créé par la guitare sur Djane Showki !

Une composition d’inspiration plus contemporaine illustre toutefois le travail de recherche sonore effectué par Saeid sur le neyanban, il s’agit de Bousalameh, du nom d’un esprit maritime malfaisant dont la cornemuse évoque les rugissements vengeurs, alors que la guitare de CODJIA émet des notes qui résonnent comme des échos de complaintes et de lamentations.

Pour-Afrigha n’est cependant pas un disque entièrement instrumental ; des voix s’y font même entendre assez fréquemment : celle de Saeid bien sûr, mais aussi celle de Sheida BOZORGMEHR, qui assure quelques chœurs et aussi des claquements de mains (notamment sur le chant de marin Kalfat). Mais la   vedette vocale » de cet album est assurément le chanteur Rostam MIRLASHARI (fondateur du groupe de fusion world GOLBANG), dont le timbre de ténor enlumine et habite plusieurs morceaux de cet album. Ce n’est pas pour rien qu’il est surnommé le « Prince de la musique baloutche » !

Au-delà de la dédicace personnelle adressée par Saied SHANBEHZADEH à sa mère, Pour-Afrigha est un album qui s’écoute à plusieurs niveaux et fait découvrir une musique à multiples visages, métissée tant par nature que par engagement artistique, dessinant le portrait d’un musicien dont l’histoire culturelle et individuelle a une dimension dramatique, mais qu’il éclaire et transfigure d’une perspective créatrice bien d’aujourd’hui. Ou comment un exil forcé devient la force motrice d’une parole musicale qui en dit long…

Stéphane Fougère

Site : https://www.shanbehzadeh.art/

Label : www.budamusique.com

 

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