SYLVIAN / FRIPP – Damage

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SYLVIAN / FRIPP – Damage
(Virgin)

Dans certains entretiens qu’il avait donnés à la presse, David SYLVIAN avait laissé entendre que sa collaboration, pourtant fructueuse et magistrale, avec Robert FRIPP au début des années 1990, dont l’album The First Day (paru en 1993) fut la résultante, ne l’avait pas entièrement convaincu, principalement en raison des différences d’approche du travail entre les deux protagonistes. En clair et en résumé, il considérait The First Day – qu’il avait pourtant co-produit avec David BOTTRILL – comme marginal par rapport au reste de son œuvre. Quoi de plus normal puisqu’il s’agissait d’un travail en commun ?

La tournée mondiale effectuée par le duo à l’automne 1993, The Road to Graceland, avait néanmoins permis à David SYLVIAN de rétablir un semblant d’équilibre dans le répertoire en ajoutant des compositions de son cru. Sorti à l’origine en 1994, Damage est le témoignage discographique de cette tournée. Mais David SYLVIAN ayant eu apparemment d’autres chants à fouetter à l’époque, cet album live avait été produit par le seul Robert FRIPP (qu’il avait du reste dédié à sa mère récemment disparue). Treize ans plus tard, alors que cet album était épuisé depuis belle lurette, David SYLVIAN s’est décidé à le rééditer, non sans ajouter son grain de sel, tant dans le mixage que dans le choix des morceaux.

À l’époque de la sortie de The First Day, on se souvient qu’une certaine presse avait annoncé David SYLVIAN comme étant le nouveau chanteur de KING CRIMSON (j’en rie encore) ! Mais s’il est vrai que la proposition lui avait auparavant été faite, il l’avait prudemment déclinée. En fait, la sortie de The First Day a offert en quelque sorte un démenti à ces rumeurs… tout en donnant à entendre comment aurait pu sonner une nouvelle mouture de KING CRIMSON avec SYLVIAN !

Car à bien des égards, la plupart des compositions sonnaient davantage comme du Robert FRIPP que comme du David SYLVIAN, d’autant que FRIPP avait rameuté pour l’enregistrement de The First Day l’un des élèves de sa Guitar Craft, un certain Trey GUNN, un expert en Chapman Stick Guitar, et avait débauché un membre du groupe de scène de Peter GABRIEL, le batteur Jerry MAROTTA.

Dense, complexe mais accessible tout à la fois, The First Day baignait dans une forme inusitée de rock urbain à la fois métallique et froid (l’incandescent Brightness Falls, le claudicant God’s Monkey, le « chamaniquement » barré 20th Century Dreaming), technoïde et groovy (Darshan), mais aussi tenté par une forme de planance zen (la seconde moitié toute en suspension du pourtant caniculaire Firepower, le « soundscape » Bringing down the Light). Au fond, The First Day aurait pu passer pour un « ProjeKCt » (formation crimsonienne parallèle) avant l’heure…

De plus, lors de la tournée The Road to Graceland, destinée à promouvoir The First Day, David SYLVIAN et Robert FRIPP étaient entourés de trois autres musiciens, dont Trey GUNN, avec qui ils avaient déjà effectué une tournée en trio avant l’enregistrement de The First Day (tournée dont le répertoire était singulièrement différent de celui de la tournée The Road to Graceland). Jerry MAROTTA avait cependant été remplacé par un batteur que personne alors ne devait connaître, un certain Pat MASTELOTTO, que l’on devait retrouver quelques mois plus tard – ainsi que Trey GUNN – dans la nouvelle mouture en « double trio » de KING CRIMSON ! Parlez-moi de hasard…

Enfin, un autre guitariste avait complété le quintette en la personne de Michael BROOK, producteur et musicien canadien, membre du label Real World de Peter GABRIEL, créateur de l’ « Infinite Guitar » (dont a bénéficié THE EDGE, de U2) et manipulateur de divers effets, séquences et boucle musicales en direct live. (C’est lui qui avait de plus assuré en solo la première partie des concerts.) Bref, comme pour The First Day, David SYLVIAN s’est retrouvé à travailler avec des gens qu’il ne connaissait pas.

La tournée The Road to Graceland a néanmoins permis à David SYLVIAN de rétablir un semblant d’équilibre dans le répertoire. Si la quasi-intégralité de l’album The First Day a bien évidemment été jouée – dans des versions qui transcendent littéralement leurs pendants studio -, d’autres pièces de SYLVIAN ont complété le corpus. Certaines (Gone to Earth, Wave, Riverman) étaient du reste tirées du double LP Gone to Earth, qui fut en fait le premier album sur lequel FRIPP et SYLVIAN ont collaboré pour la première fois, plus une composition extraite de l’unique album du projet RAIN TREE CROW (Every Colour You are) et trois morceaux connus ni d’Eve, ni d’Adam (Damage, Blinding Light of Heaven et The First Day). FRIPP, lui, avait juste exhumé un morceau qu’il avait co-composé et enregistré avec Peter GABRIEL, Exposure.

Cette version 2.0 de Damage que nous propose SYLVIAN est en fait une version remixée, façon pour lui de faire valoir son propre regard sur le répertoire joué live lors de cette cohabitation avec le FRIPPon. En lieu et place de la compacité de la version frippienne, SYLVIAN a opté pour une production plus spacieuse, voire spatiale. Certains éléments qui étaient à l’arrière-plan du spectre ont gagné en clarté et en relief. La batterie est plus proéminente, et la voix de SYLVIAN bénéficie d’une plus grande proximité. Les guitares sont également devenues plus tranchantes. Si l’excellence de l’interprétation demeure, de même que la puissance émotionnelle qui s’en dégage, s’il n’y avait les applaudissements du public, on pourrait presque penser avoir affaire à de nouvelles versions enregistrées en studio !

Néanmoins, les modifications opérées par David SYLVIAN ne concernent pas uniquement la production et le mixage, mais aussi le séquençage des morceaux. Bien qu’ayant été enregistré lors du second concert de SYLVIAN / FRIPP au Royal Albert Hall de Londres en décembre 1993 – qui s’est avéré être le dernier concert de la tournée The Road to Graceland – Damage, dans sa version frippienne, n’est pas l’exact reflet de ce concert en cela que l’ordre des morceaux y avait été légèrement modifié. Le morceau éponyme, placé en ouverture d’album, y avait en fait été joué plus loin dans le concert.

Dans sa nouvelle version de Damage, David SYLVIAN a cru bon de replacer cette somptueuse ballade sombre et meurtrie à sa place initiale en concert (soit après Firepower). Ce faisant, il a rompu la structure initiale conçue par FRIPP, qui avait pris soin de faire commencer le disque en douceur pour le terminer de la même façon avec l’autre touchante ballade baptisée The First Day, laquelle était en fait jouée habituellement en avant-dernière position lors des concerts, tandis que l’acariâtre et corrosif Blinding Light of Heaven était joué en clôture. Curieusement, David SYLVIAN n’a pas remis The First Day à sa place initiale.

Mais surtout, David SYLVIAN a osé supprimer de la set-list cette pièce grisante et haletante de techno-free-rock extatique qu’est Darshan, probablement le sommet de sa collaboration avec FRIPP. Certes, ce morceau, dans sa version studio de The First Day, a eu un effet clivant sur les auditeurs, certains lui reprochant sa répétitivité (alors qu’elle est le leitmotiv à des improvisations poussant à la transe) et surtout sa longueur (17 minutes). Mais sur scène, SYLVIAN et FRIPP en avaient pris acte et avaient livré une version plus ramassée (moins de 11 minutes) et autrement plus trippante ! En lieu et place de Darshan, la version « sylvianesque » de Damage inclut la chanson Jean the Birdman, qui était certes absente de la première édition de Damage, mais dont la version live n’apporte quasi rien de neuf.

Du fait de ce remplacement de Darshan par Jean the Birdman, ce Damage remixé est plus court que sa version originale. David SYLVIAN aurait donc pu avoir la bonté de caser également cet autre morceau absent de la première version de Damage mais pourtant joué régulièrement sur la tournée, à savoir Exposure ! Mais il est vrai que ce morceau n’est pas de lui…

Il est quand même frustrant, pour nous auditeurs, de se voir proposer deux versions différentes de Damage sans qu’aucune ne soit capable de nous proposer le répertoire intégral joué par SYLVIAN et FRIPP lors de leur tournée ! Certes, un concert « typique » intégral de cette tournée n’aurait pu tenir sur un seul CD, puisque la durée complète des concerts du groupe dépassait (bien que de très peu) les 80 minutes que peuvent contenir un CD. Mais alors, pourquoi ne pas avoir sorti un double CD, avec en complément des morceaux inédits tirés de la tournée précédente effectuée par SYLVIAN, FRIPP et GUNN, par exemple ?

Pour finir, on ne peut guère faire semblant de ne pas voir que la présentation de Damage a fortement changé ! Le splendide coffret original cartonné noir et argenté fait d’obscurité glaciale et métallique et son livret de 32 pages avec photos et textes des morceaux inédits ont fait place à un boîtier simple, avec un nouvelle illustration de pochette et un livret de 4 pages sans photos ni paroles et un poster qui, avec la nouvelle pochette, fait figure d’ode immodérée au happening tachiste. Faut-il y voir la traduction plastique du souvenir que SYLVIAN aurait de ses travaux avec FRIPP ? Sacré farceur …

En tout cas, c’est vraiment dommage pour Damage. Il ne reste plus qu’à attendre une nouvelle version que l’on imaginerait bien « définitive » et collector, produite cette fois simultanément par les deux protagonistes qui auraient enfin trouvé un juste terrain d’entente susceptible de convenir à eux comme à nous. Je plaisante, bien sûr…

Stéphane Fougère

(chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°10 – janvier 2002,
et dûment remaniée en 2020)

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One comment

  1. Qui est le plus atteint ? celui qui remixe ses albums live dix ans plus tard, celui qui retouche sa chronique d’il y en a vingt, ou celui qui redécouvre les deux en comptant les points ? ça va être mon koan zen du jour. En tout cas, merci de m’avoir donné envie de me repencher sur David. Je vois des similitudes avec la carrière de Mark Hollis : gros succès au sein d’un groupe, passage à l’expérimental sans espoir de retour à la pop. C’est rare. D’habitude les transfuges de classe vont plutôt dans l’autre sens.

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