Une histoire d’ÉTRON FOU LELOUBLAN – Guigou CHENEVIER

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Une histoire d’ÉTRON FOU LELOUBLAN – Guigou CHENEVIER
(Lenka Lente / Anima)

Si vous en êtes encore à croire que les aventures musicales les plus innovantes qui se sont données à entendre en France dans les années 1970 se limitent à MAGMA, GONG et ANGE (rayez la mention inutile), il va sérieusement falloir songer à bousculer vos préjugés et accroître votre horizon culturel ; et l’éditeur nantais (mais créé à Paris) Lenka Lente peut vous y aider grandement ! On lui doit entre autres faits d’armes d’avoir mis à disposition des esprits curieux de nombreux « témoignages de l’underground français » montrant que ce dernier, souvent perçu comme un microcosme, est en fait une jungle dantesque dans laquelle s’esbaudissent de expressions artistiques très, très variées. La preuve, on l’a dans les trois (!) volumes d’entretiens réalisés par Philippe ROBERT sous le titre Agitation Frite. Il faut dorénavant y ajouter cet ouvrage de Guigou CHENEVIER consacré à son groupe ÉTRON FOU LELOUBLAN, qui a sévi aux quatre coins de l’Europe ainsi qu’aux « États-Unis d’Amérique » (clin d’œil à son premier album live) entre 1973 et 1986, une belle longévité pour un groupe que les histoires officielles du rock hexagonal s’obstinent à ignorer.

Il n’y a pas lieu de s’en étonner non plus, dans la mesure où le rock pratiqué par ÉTRON FOU LELOUBLAN relève d’un esprit anticonformiste et réfractaire aux formats conventionnels. Le trio (devenu quartet en 1980 puis redevenu un trio en 1985) se nourrit en effet de free jazz, de punk, tout en versant dans la chanson satirique, la comédie et l’agitation (nous y voilà…) avant-gardiste. En soi, ÉTRON FOU LELOUBLAN a imposé une alternative musicale singulière et unique aux courants plus dominants (toutes proportions gardées) du rock psychédélique, du rock progressif, du jazz-rock fusion et du free jazz sous influences qui ont pu se développer ici et là dans l’Hexagone. Rien ne ressemblait à ÉTRON FOU LELOUBLAN quand il a démarré, et peu sont ceux qui ont marché sur ses traces à sa séparation.

Le manque de visibilité médiatique qu’a subi ÉTRON FOU LELOUBLAN tient aussi au fait qu’il n’a jamais signé sur une major et ne s’est jamais produit dans des grandes salles ou dans des stades ; il n’a donc jamais bénéficié d’une promotion tonitruante. Il a pourtant eu plusieurs managers, mais a, dans ses dernières années, opté pour l’autogestion. ÉTRON FOU LELOUBLAN était manifestement né pour rester en marge… Son parcours démontre en tout cas qu’il n’y a pas une seule façon d’être en opposition avec le système dominant, même quand le groupe a bénéficié de soutiens très officiels (le Ministère de la Culture, rien que ça !) qui lui ont permis en 1984 de jouer… sur la Tour Eiffel ! (Pour un groupe dont les initiales sont précisément E.F.L., c’eut été dommage de rater cette occasion !)

Bref, il fallait que cette aventure soit mise en valeur et laisse une trace « littéraire », et c’est un des membres permanents du groupe qui s’y est collé, puisqu’après tout on n’est jamais mieux servi que par soi-même. L’intérêt premier de cette histoire d’ÉTRON FOU LELOUBLAN est précisément qu’elle est racontée par quelqu’un qui l’a vécu de l’intérieur. Personnage important dans le landerneau des musiques nouvelles et atypiques, Guigou CHENEVIER (compositeur, batteur-percussionniste et occasionnellement touche-à-tout instrumental) a profité de la période de confinement généralisé pour retrouver ses carnets de route d’antan, réveiller sa mémoire, ses souvenirs, et solliciter les mémoires et souvenirs de ceux qui ont croisé sa route, anciens musiciens du groupe, anciens producteurs, programmateurs, « managers », complices musicaux, afin de raconter cette histoire au mieux.

L’ouvrage est construit de chapitres plutôt courts – donc faciles à suivre – qui suivent la chronologie des événements tout en prenant une forme volontiers thématique, selon que la plume de Guigou évoque les enregistrements discographiques, les concerts ou les tournées ou les aspects relationnels à l’œuvre dans cette aventure. Sa prose a de plus été traduite en anglais pour présenter une édition bilingue. Les deux versions sont entrecoupées par plusieurs pages d’illustrations de toutes sortes, photos de presse, photos de concerts, photos de « coulisses », affiches, dessins… 

Bien sûr, Guigou CHENEVIER n’a pas fait l’impasse sur les moments majeurs qui ont contribué à façonner le « mythe ÉTRON FOU LELOUBLAN » : ce dernier est souvent connu à travers son intégration au collectif Dupon et ses fantômes puis à celui, de dimension plus européenne, du Rock In Opposition, fondé en 1978 et qui a perduré à peine deux ans. Guigou retrace évidemment cette période et livre des anecdotes ainsi que son sentiment sur ce mouvement associatif, rappelant ses tenants et ses aboutissants, évoquant ses avantages et ses inconvénients dans le propre parcours et pour « l’image » de son groupe, se montrant même critique sur l’exploitation médiatique de cette appellation et sa réactivation pour un festival bien connu des aficionados en 2007. Son regard est pertinent dans la mesure où il pointe du doigt le risque, même dans les milieux « underground », d’entretenir des projets qui peuvent aboutir à une forme d’uniformisation tant intellectuelle que musicale. Guigou CHENEVIER fait clairement comprendre qu’ÉTRON FOU LELOUBLAN ne se limite pas à cette étiquette stylistique qu’est devenu Rock In Opposition, mais n’oublie pas de rappeler tout ce qu’il doit au mouvement d’origine.

De même, sans forcément verser dans l’analyse musicologique pointilleuse, Guigou démontre combien la musique d’ÉTRON FOU LELOUBLAN a toujours chercher à se renouveler et a très nettement évolué entre les premiers albums des années 1970 (Batelages en 1977, Les Trois Fous perdégagnent en 1978) et ceux des années 1980 (Les Poumons gonflés en 1980 – une vraie renaissance ! -, les Sillons de la Terre en 1984 et Face aux éléments déchaînés en 1985), le premier album live (En public aux États-Unis d’Amérique, en 1979) ayant servi de plaque tournante.

L’une des raisons de cette évolution tient évidemment aux mouvements de personnel que le groupe a connu : si Guigou CHENEVIER et Ferdinand RICHARD en ont été les chevilles ouvrières, Chris CHANET (Eulalie RUYNAT), Francis GRAND, Gérard BÔLE DU CHAUMONT, Bernard MATHIEU, Jo THIRION et Bruno MEILLIER ont apporté leur touche, chacun à sa façon, et Guigou évoque bien sûr la mémoire de tous ses complices. Il se garde bien cependant de parler à leur place et rappelle que cet ouvrage livre son seul point de vue, forcément subjectif et sélectif. Guigou CHENEVIER ne manque pas non plus de saluer tous les managers qui ont traversé la vie du groupe et lui ont permis de subsister, et rend des hommages appuyés à quelques complices musicaux, dont Fred FRITH, Lars HOLLMER, Rick BROWN, etc.

Des débuts d’ÉTRON FOU LELOUBLAN à son arrêt, il s’est donc passé treize années que l’on suit pas à pas, y compris le parcours de Guigou avant ÉTRON FOU et l’évocation d’un festival-hommage au groupe en Italie en 1991. Outre les aléas, événements, péripéties, mésaventures et fortunes éprouvés personnellement par le groupe et détaillés par le menu, on revit à travers les souvenirs de Guigou CHENEVIER le panorama à la fois musical, culturel, social et politique d’une époque, et même de plusieurs époques, on en voit les transformations, et on réalise combien l’histoire d’ÉTRON FOU LELOUBLAN est intimement liée aux métamorphoses du milieu dans lequel il a sévit, et comment ce milieu a réagi aux événements plus officiels de « l’histoire de France » ; et c’est pourquoi ce livre est sous-titré De l’utopie communautaire au virage institutionnel.

Car ÉTRON FOU LELOUBLAN ne s’est pas contenté d’être ce « groupe de hippies »  partisan du communautarisme agricole et artistique des années 1970 ; il a su, à la faveur de changements de personnel, de rencontres diverses et d’événements variés, franchir la rampe, passer la barrière des années 1980 et s’est épanoui aussi dans la « France mitterrandiste » sans sacrifier un iota de son indépendance artistique.

D’anecdotes en mises au point, de souvenirs croisés en réflexions personnelles (regardant notamment la « vie sur la route »), Guigou CHENEVIER se livre ouvertement, sans détours, et on ressent combien cette époque « étronfolienne » a été formatrice pour lui et pour ses collègues, tant sur le plan créatif, musical, que sur d’autres plans plus « techniques » (production, organisation).

Si l’activité d’ÉTRON FOU LELOUBLAN s’est arrêtée en 1986, celle de Guigou CHENEVIER s’est poursuivie (et se poursuit encore) dans d’autres projets musicaux tout aussi captivants (notamment OCTAVO, ENCORE PLUS GRANDE, VOLAPÜK, RÊVE GÉNÉRAL, etc.), et on se dit qu’il y aurait là matière à écrire un autre volume consacré à l’Après-ÉTRON FOU LELOUBLAN. Mais je dis ça, je dis rien…

Stéphane Fougère

Site éditeur : www.lenkalente.com/product/une-histoire-d-etron-fou-leloublan-de-guigou-chenevier

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