ZAPPA / MOTHERS – The Roxy Performances

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ZAPPA / MOTHERS – The Roxy Performances
(Zappa Records)

Entre le 8 et le 10 décembre de l’année 1973, Frank ZAPPA et son groupe, les MOTHERS, ont investi la scène du mythique Roxy Theater sur Sunset Strip à Hollywood. Quatre concerts y furent donnés les 9 et 10 décembre (deux par jour), précédés le 8 décembre d’une soirée spéciale (« soundcheck + film shot ») filmée en 16 mm et en présence d’invités proches de ZAPPA.

Comme vous le savez, les performances du Roxy 73 furent en partie gravées sur disques. La discographie de ZAPPA compte déjà Roxy & Elsewhere (1974) et Roxy by Proxy (2014). Quant à Roxy the Movie, la version CD / DVD sortira enfin en 2015 via Eagle Vision, après des années de longue attente, le projet étant sans cesse repoussé pour les raisons évoquées dans les notes de ce précieux document.

Aujourd’hui, l’intégralité audio de ces concerts figure sur cette box impressionnante contenant sept CD et un beau livret très instructif. Outre les concerts, l’objet en question propose de découvrir un nombre non négligeable de bonus : il y a quatre titres extraits de répétitions du 10 décembre (parmi lesquels une très belle version de Farther O’ Blivion qui ne sera finalement pas jouée en concert. Notons qu’il existe une version live de seize minutes datant de 1972, figurant sur Imaginary Diseases), un inédit That Arrogant Dick Nixon (une version du titre The Idiot Bastard Son, avec un nouveau texte adressé au président NIXON), et des sessions d’enregistrements aux Bolic Studios de Ike TURNER, datées du 12 décembre.

À cette époque, le groupe comprenait ZAPPA (guitare, chant) et un noyau de musiciens expérimentés : George DUKE (claviers, chant), les frères FOWLER (Tom à la basse, Bruce au trombone), Ruth UNDERWOOD (percussions, marimba, xylophone), les batteurs Chester THOMPSON et Ralf HUMPHREY (ce dernier jouait depuis 1968 dans l’orchestre de Don ELLIS et a rejoint les MOTHERS parce que ZAPPA voulait « un rythmicien sachant faire le pont entre les différents styles et les différentes pulsations ». Franck ZAPPA par Guy DAROL, p.206, Folio Biographies), deux musiciens techniques et puissants (ils le prouvent à maintes reprises au début du morceau T’ Mershi Duween), et Napoleon Murphy BROCK (sax ténor, flûte, chant). BROCK a intégré le groupe à peine quelques semaines avant les concerts du ROXY, suite à sa rencontre avec ZAPPA en août. Celui-ci passait une semaine de vacances avec sa femme GAIL à Hawaï et BROCK chantait dans le groupe soul GREGARIOUS MOVEMENT à l’hôtel Coral Reef dans le quartier de Waikiki.

N’oublions pas de citer aussi les proches qui gravitaient autour de la planète MOTHERS, invités à rejoindre le groupe sur scène comme Jeff SIMMONS, Carl FRANZONI, une dénommée Brenda et aussi Pamela MILLER. Pam est une groupie rencontrée lorsque ZAPPA vivait à Laurel Canyon à « Log Cabin », sa maison et lieu de rendez-vous de tous les freaks des environs, et qui épousera en 1977 Michael DES BARRES, chanteur de POWER STATION,  et aussi acteur (souvenez-vous du personnage cinglé de Murdoc dans la série MACGYVER). Et c’est aussi grâce à elle que ZAPPA rencontrera une bande de filles plutôt « destroy » qu’il baptisera THE GTO’s. Elles sortiront un seul disque, Permanent Damage, en décembre 1969 sur le label Straight, qui verra la participation de Jeff BECK et de Rod STEWART.

Revenons aux concerts du Roxy et plus spécialement aux set-lists. Entre vieilleries et inédits dont certains verront le jour sur disques bien des années plus tard, les titres, mélange de chansons et d’instrumentaux de qualité, parcourent l’œuvre passée, présente et à venir de ZAPPA, englobant principalement les années 1968-1988 et un peu au-delà. Ces morceaux parfois ne font plus qu’un, mêlés en une cohésion parfaite, une logiques sonique sans faille (marquée aussi par une suite d’enchaînements précis), comme si le temps n’avait plus d’emprise. Nous nous rappelons du concept de continuité conceptuelle, réflexion essentielle qui est à la base de son œuvre. Par l’intermédiaire de ces concerts, est représentée ici une partie de son « Projet/Objet » (c’est-à-dire une série d’actes qui englobait l’éternité comme une image en mouvement », FZ par Guy DAROL, p.158. « Le temps pour lui étant une constante sphérique »).

Presque tout ZAPPA est dévoilé ces soirs-là : de We’re Only in it for the Money (mars 1968), Uncle Meat (avril 1969), Hot Rats (octobre 1969), Chunga’s Revenge (octobre 1970), Waka/Jawaka (juillet 1972) aux albums majeurs comme Over-Nite Sensation (septembre 1973), Apostrophe (‘) (mars 1974), Roxy & Elsewhere (septembre 1974) sans oublier les futurs One Size Fits All (juin 1975), Studio Tan (septembre 1978) et Broadway the Hard Way (octobre 1988) représentés par les titres Inca Roads, RDNZL et Dickie’s Such an Asshole.

En un peu plus de soixante morceaux répartis entre les live et les prises studios, nous avons un aperçu assez large de ce que pouvait être la nébuleuse ZAPPA en 1973.  Les MOTHERS offraient un répertoire explorant une musique variée et non cloisonnée dans un style propre.

Depuis son adolescence, ZAPPA possédait une collection impressionnante de disques qui s’élevait à plusieurs milliers de pièces. Il aimait le doo-wop, le blues, le rhythm’n’ blues, le jazz, la musique de fanfare, la musique savante mais aussi les chants et les musiques du Moyen-Orient (Music on the Desert Road, une anthologie réalisée par l’ethnomusicologue Deben BHATTACHARYA, 1921-2001), les chants de marins d’A.L. LLOYD et d’Ewan MacCOLL. Il écoutait Ornette COLEMAN, COLTRANE, SUN RA, VARESE, STRAVINSKY, STOCKHAUSEN mais aussi un groupe comme THE CHIEFTAINS (il était très proche de Paddy MOLONEY).

Lycéen avec son copain Don VAN VLIET (CAPTAIN BEEFHEART), ils écoutaient dans la chambre de ce dernier leurs disques récemment achetés, chantaient du HOWLIN’ WOLF et admiraient Guitar Slim, Johnny « Guitar » WATSON et Clarence « Gatemouth » BROWN, ses héros qui le feront abandonner la batterie pour la guitare en 1958.

Donc, en décembre 1973, le groupe jouait une musique riche, limpide et complexe, une entité hybride de rhythm’n’ blues, de jazz-rock, de jazz fusion, de funk et de musique savante digne d’un orchestre de chambre. L’excellence de la section rythmique, le jeu rapide et fluide de Ruth, les cuivres (le saxo de BROCK rappelant Albert AYLER et Joe HOUSTON), la voix chaude de Napoleon, et les parties de guitare de Franck ont la capacité de fusionner les genres pour livrer au final des performances colorées, intenses, drôles et inventives. C’est l’occasion de souligner qu’un même morceau pouvait être interprété différemment durant chaque concert, amenant le groupe à se lancer dans des improvisations savoureuses. C’est le cas par exemple avec le titre anti -NIXON, Dickie’s Such an Asshole. La version du 10 décembre propose un passage nettement plus long, lors du couplet « The FBI gonna get your number ».

Bien sûr, la set-list varie assez peu entre le premier concert du 9 décembre et les deux suivants du lendemain. Seul, le deuxième show du 9 décembre se distingue par une set-list surprenante qui débute avec Inca Roads (qui ne paraîtra sur disque qu’en 1975 mais dont nous trouvons déjà une trace studio de 1972 sur The Lost Episodes comme pour RDNZL d’ailleurs), se poursuit avec des extraits de Over-Nite Sensation et Waka/Jawaka (I’m the Slime, et un grandiose Big Swifty qui figure aussi sur le CD 6 parmi les quelques répétitions du Roxy) et se conclue avec un medley instrumental exclusif,dédié aux années 1968-1970, qui ne sera pas rejoué ensuite, enchaînant King Kong, Chunga’s Revenge et Son of Mr Green Genes. Ce medley figure également sur l’autre live Roxy by Proxy.

L’interaction entre ZAPPA, ses musiciens (reliés entre eux par une véritable osmose) et le public est audible durant ces soirées. Le long morceau Be Bop Tango (of the Old Jazzmen’s Church) en est l’exemple le plus vibrant. ZAPPA dicte la marche à suivre à ses musiciens sur ce titre dont la caractéristique est de « vouloir rapprocher un vieux tango avec des notes de jazz », et invite même des personnes du public à venir danser en suivant les improvisations vocales. Vous remarquerez que la version du deuxième show du 10 décembre est celle qui termine le live Roxy & Elsewhere.

Nous apprécions l’énergie, la folie furieuse et l’esthétisme du groupe sur des morceaux très seventies mais intemporels comme Cosmik Debris, Echidna’s Arf (of You), le drôlissime Cheepnis (ZAPPA était un inconditionnel des films de monstres et de série Z, dont It Conquered the World de Roger CORMAN), RDNZL ou Dupree’s Paradise dont nous découvrons deux grandes versions allant de quinze à vingt minutes. Ce titre figurera sur l’album The Perfect Stranger en 1984, et nous le retrouvons aussi sur le fameux concert à Helsinki du 22 septembre 1974 sur You Can’t Do That On Stage Anymore – Volume 2 (1988).

La performance du 8 décembre est également riche en sensations. La musique est jouée sans aucune concession. Elle est d’une grande fluidité, elle voltige galvanisée par des musiciens en grande forme et elle atteint de purs instants de grâce rock’n’ roll avec ce Orgy, Orgy où les MOTHERS revisitent à leur façon le classique Louie Louie. Ils sont passés maîtres en enchaînements cohérents (reliant subtilement les titres entre eux), véritables portes ouvertes vers des territoires sonores aux mille contrastes. Mais c’est aussi au cours de cette prestation que ZAPPA et ses bandits saltimbanques nous embarquent pour une longue virée délirante, très rhythm’n’ blues avec Pygmy Twylyte/Dummy Up (avec la présence de SIMMONS, et bel exemple montrant les talents de conteur de ZAPPA) de plus de vingt minutes (donc rien à voir avec les six minutes de Roxy & Elsewhere) qui se poursuit avec un Pygmy Twylyte Part II de quatorze minutes toujours marqué au fer rouge par l’esprit du blues et du funk. C’est une transe typiquement seventies.

C’est donc cela l’esthétique ZAPPA capable de citer Richard BERRY (1935-1997) et l’un de ses modèles, Edgard VARESE (1883-1965), piochant au cœur du blues et aussi du jazz, sur fond d’histoires et de textes à la fois drôles, sulfureux et très critiques envers la société. ZAPPA s’attachait au moindre détail au niveau des paroles, des mélodies, des arrangements, des improvisations, à ce qui se rapportait à l’album, y compris la pochette, au choix de ce qui devait être enregistré et joué sur scène. Comme il le disait dans un entretien de novembre 1971, « tous ces détails font partie de la Grande Structure ou du corps principal de l’œuvre ».

Le dernier CD de la box présente le groupe aux Bolic Studios, deux jours après les concerts du 10 décembre. Le répertoire est tout aussi alléchant. Cette session studio débute avec Kung Fu (incluant une version courte avec « guitar overdub ») et se conclue avec Rollo (Be-Bop version).  Kung Fu est l’exemple type d’une petite pièce polymétrique et rythmée, où dominent des percussions acrobatiques menées par Ruth. Composée à la fin des années 1960, elle figure aussi sur le disque de raretés The Lost Episodes (Bolic Sound, Inglewood, 1972).

Rollo est une version également rythmée où se détachent le son seventies, certes un peu vieillot, des claviers et les onomatopées du chanteur. Elle apparait ici comme une tentative d’aborder différemment ce morceau qui existait sous une forme live méconnaissable pour un ensemble de dix musiciens, en novembre 1972, à Philadelphie (Imaginary Diseases), où la musique rappelle à la fois un grand orchestre contemporain et un Big Band jazzy.

Entre ces deux compositions, il y a plusieurs titres phares de l’album Apostrophe (‘), qui n’allait sortir que trois mois plus tard : Don’t Eat the Yellow Snow (ZAPPA avait trouvé la solution pour sauver les phoques !), Nanook Rubs it, St. Alfonzo’s Pancake Breakfast et Father O’ Blivion. Lors des concerts au Roxy, seul le titre Cosmik Debris (lui aussi inclus dans ce futur album) a eu les honneurs de la scène lors des premiers shows du 9 et du 10 décembre. Ce témoignage très animé du groupe avec ZAPPA comme chef d’orchestre est d’un intérêt certain, car il permet d’entendre les MOTHERS travaillaient ces morceaux sous une forme déjà bien aboutie avant leur parution définitive sur disque.

ZAPPA demeure aujourd’hui l’un des plus importants compositeurs du XXe siècle. Il aura cimenté une œuvre réconciliant tous les styles, faisant rencontrer l’univers du rock, de la guitare électrique à celui de la musique sérieuse et orchestrale, les ambiances sucrées du doo-wop à celles plus labyrinthiques du jazz-rock.

Le nom de ZAPPA résonne aussi avec un mode de pensée épris de libertés. Sa vision lucide et cynique du monde et de son propre pays aura donné vie à des textes incisifs, osés et provocateurs. ZAPPA figure Dada, libre penseur, guitariste hors pair et créateur lumineux, dont certains sont allés jusqu’à dire qu’il faisait de la non-musique ! Ce sont des propos tout de même assez réducteurs et plutôt absurdes !

Il était une figure en avance sur son temps, qui a été confronté à la censure et aux attaques des idiots de tous les bords, les partisans de l’ordre moral, les conservateurs, les féministes, le PMRC mené par l’épouse d’Al GORE qui se lançait en 1985 dans une croisade contre les textes jugés dangereux de certaines rock stars. Cette liste noire incluait PRINCE (sa chanson Darling Nikki), JUDAS PRIEST, Sheena EASTON, AC/DC, BLACK SABBATH conduira à la mise en place du sticker « Parental Advisory/Explicit lyrics ». ZAPPA sera lui-même confronté à cette mesure en 1986 pour son album instrumental Jazz from Hell, à cause du titre G-Spot Tornado.

Cela semble inimaginable aujourd’hui d’avoir un artiste comme lui sur les ondes ou à la télé, présentant des chansons comme Montana, Penguin in Bondage, I’m the Slime (dénonçant les ravages de la télé sur les cerveaux), Titties & Beer ou même Jewish Princess et Bobby Brown (Goes Down) ; ces deux dernières chansons (album Sheik Yerbouti en 1979 avec Adrian BELEW) le verront accusé d’antisémitisme par l’ADL pour la première et d’homophobie pour la suivante. Un personnage comme lui qui se moquait et critiquait à tout va, avec de telles chansons, semble irréel de nos jours face aux réseaux sociaux stupides et aux diverses associations adeptes de la morale et du politiquement correct.

ZAPPA est parti sur une autre planète le samedi 4 décembre 1993 à 18h, inhumé le lendemain au Pierce Brothers Westwood Village Memorial Park de Los Angeles (comme le précise Guy DAROL dans son livre à la page 299, « section D, parcelle 100 sous une pierre sans inscription).

Toute sa vie, il nous aura alertés sur les multiples dangers qui menaçaient nos libertés. Depuis 1966, avec par exemple la chanson Who are the Brain Police ? , ou en 1979 avec le concept album Joe’s Garage, il aura dénoncé la police de la pensée et du langage, la société de consommation et ses mensonges, l’hypocrisie des puritains et des féministes, prenant pour cible aussi le lobby évangélique (dans les années 1980, sa chanson Heavenly Bank Account est adressée au pasteur Pat ROBERTSON qui possédait sept limousines, un avion privé et pas moins de vingt millions de dollars !) ; dans sa ligne de mire également, il n’oubliait pas Big Brother, NIXON (« un blaireau » et « un criminel » lors d’une interview en novembre 1973) et la politique américaine des présidents suivants.

L’œuvre de ZAPPA est une lutte incessante contre toutes les formes de censure, mais il était suffisamment clairvoyant pour se douter que cette résistance en chansons était hélas vouée à l’échec. S’il était encore parmi nous, que penserait-il du monde actuel et de la situation de son pays ?

Cédrick Pesqué

Site : www.zappa.com/

 

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