Keith TIPPETT : Thank You for the Smile !

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Keith TIPPETT : Thank You for the Smile !

Le compositeur, improvisateur et pianiste anglais Keith TIPPETT est mort dimanche 14 juin 2020 à l’âge de 72 ans seulement. Il était une figure pionnière de la scène anglaise de jazz libre depuis le début des années 1970, mais s’est surtout fait connaître au-delà de ce cercle du fait de sa participation à trois albums du groupe de rock progressif King Crimson, et pour avoir fondé le méga-groupe CENTIPEDE, comprenant une cinquantaine de musiciens. Sa carrière musicale s’est cependant déployée sous plusieurs formes, et sa discographie est immense.

Né à Bristol en août 1947, Keith TIPPETT a formé son premier groupe à 14 ans et a étudié le piano et l’orgue d’église. Sa vie musicale professionnelle a cependant commencé quand il s’est installé à Londres, en 1967. C’est à cette époque qu’il a épousé la chanteuse Julie Driscoll, écrit des partitions pour la TV anglaise et formé le KEITH TIPPETT GROUP, un sextet comprenant notamment le saxophoniste Elton Dean, le trompettiste Mark Charig et le tromboniste Nick Evans. Le groupe, outre sa participation à l’album 1969 de Julie Driscoll, a enregistré deux disques de jazz-rock qui ont fait date, You are here… I am there en 1970, et Dedicated to You, but You weren’t Listening en 1971, sur lequel joue un certain Robert Wyatt, entre autres.

À cette époque également, Keith TIPPETT a collaboré à l’enregistrement du premier album de la chanteuse folk Shelag McDonald et participé à plusieurs sessions de King Crimson. Il a laissé son imparable touche pianistique sur des morceaux comme Cat Food, Lizard et Islands, mais a décliné l’offre de Robert Fripp de devenir un membre à part entière du groupe. (Une vidéo de l’émission de la TV anglaise Top of the Pops datée de 1970 permet de voir Keith TIPPETT jouer Cat Food avec King Crimson.)

C’est de même en 1970 que Keith TIPPETT a fondé un big-bang hors du commun puisque comprenant pas moins d’une cinquantaine de musiciens issus des scènes jazz et rock anglais, CENTIPEDE, qui a légué à la postérité un double album légendaire produit par Robert Fripp, Septober Energy, nom d’une composition déclinée en quatre parties, chacune faisant intervenir les musiciens soit en solo, soit en duos, en trios, en quartets, en orchestre complet, et bien sûr, sous forme d’ensemble total. Brassant jazz, classique, rock, free music, chants mystiques et hymnes à la joie fraternelle, Septober Energy est une œuvre tentaculaire qui, de par ses dimensions tant artistiques qu’humaines, est restée unique en son genre. (Une courte vidéo de CENTIPEDE en concert existe également…)

Peu après, Keith TIPPETT a créé une autre formation, OVARY LODGE, avec le contrebassiste Roy Babbington, le percussionniste Frank Perry et auquel a également participé la vocaliste et percussionniste Julie TIPPETTS et plus tard le bassiste Harry Miller. Musicalement aux antipodes de CENTIPEDE, OVARY LODGE cultive une forme de free-jazz de chambre acoustique dont l’orientation était déjà dessinée sur l’album Blueprint, crédité à Keith TIPPETT, explorant les confins du silence et des climats aussi impalpables qu’ensorcelants. Les deux albums éponymes d’OVARY LODGE (en 1973 et 1976) ont confirmé cette orientation vers une musique entièrement improvisée, au croisement du free et de la musique contemporaine, préfigurant même l’ambient.

La carrière de Keith TIPPETT a depuis lors cultivé plusieurs formes musicalement très contrastées. Le pianiste a ainsi joué et enregistré en 1976 en duo avec un autre pianiste, Stan TRACEY et, en 1978, s’est remis à avoir la folie des grandeurs en formant ARK, un big-band de 22 musiciens, cette fois davantage issu du jazz et des musiques improvisées, sorte de chaînon entre Charlie Mingus et le Sun Ra Arkestra, comprenant notamment des membres d’OVARY LODGE et du Brotherhood of Breath de Chris McGregor. Tout comme CENTIPEDE, ARK n’a enregistré qu’un seul double album, Frames (Music for an Imaginary Film), obligatoirement plus orienté free jazz et improvisation, plus ouvert, abstrait, chaotique mais aussi plus mature que CENTIPEDE.

Par la suite, Keith TIPPETT a créé d’autres formations orchestrales qui, si elles n’ont jamais dépassé en nombre de participants les aventures d’ARK et de CENTIPEDE, ont témoigné d’une densité et d’un foisonnement musicaux tout aussi impressionnants, comme le KEITH TIPPETT SEPTET, actif au milieu des années 1980 (un album en 1986 : A Loose Kite In A Gentle Wind Floating With Only My Will For An Anchor) ; le KEITH TIPPETT TAPESTRY ORCHESTRA (un album, Live at Le Mans, enregistré à l’Europa Jazz Festival), VIVA LA BLACK (Live at Ruvo, avec 27 musiciens et choristes) et plus récemment le KEITH TIPPETT OCTET (From Granite to Wind en 2011, et The Nine Dances Of Patrick O’Gonogon en 2016).

Notons de même sa participation au big bang Dedication Orchestra, créé en hommage aux musiciens sud-africains exilés qui se sont illustrés dans le groupe du pianiste Chris McGregor The Blue Notes et son extension afro-londonienne Brotherhood of Breath, avec Louis Moholo, Dudu Pukwana, Mongezi Fesa, etc.

À l’opposé de ces grandes formations, le talent et la faconde musicale de Keith TIPPETT se sont également exprimées sous la stricte forme du solo piano, une démarche qu’il a initiée à l’aube des années 1980 avec le double album The Unlonely Raindancer et qu’il a développé dans les décennies suivantes au sein de sa série de disques solistes Mujician I, II, III (August Air) et IV (Live in Piacenza) et dans d’autres albums comme The Dartington Concert, Une croix dans l’océan, Friday the 13th et Live in Triest. Témoignages de performances live, ces albums illustrent toute l’amplitude créative de Keith TIPPETT sur son instrument, faisant montre d’un lyrisme brûlant, d’un souffle vital et d’une inventivité infaillible (utilisant notamment de cloches attachées à son piano et usant de la technique dite du « piano préparé », le son des cordes étant modifié par des pièces de bois et autres objets). Fondées sur le même principe et suivant la même démarche, ces pièces solistes se déploient dans la durée (au moins trois quarts d’heure) et ouvrent chaque fois sur des dimensions sonores aussi passionnelles que mystiques.

Le long de sa carrière, Keith TIPPETT a multiplié les rencontres musicales sous plusieurs formes, en duos, en trios, etc., et a ainsi entretenu des complicités musicales renouvelées, jouant notamment dans les formations d’Elton Dean (Quartet, Quintet, Ninesense), de Harry Miller (Isipingo), de Louis Moholo (Octet), de Paul Dunmall (Moksha Big Band) ou en duo avec le pianiste Howard Riley, le percussionniste Peter Fairclough, ou encore avec sa femme Julie TIPPETTS, avec laquelle il a enregistré trois disques sous le titre Couple in Spirit. (Un quatrième a été envisagé en 2019…)

Ce sens de la longévité artistique dans un milieu généralement habitué aux rencontres éphémères a également marqué MUJICIAN, le quartet créé par Keith TIPPETT avec le saxophoniste Paul Dunmall, le contrebassiste Paul Rogers et le batteur Tony Levin, et auteur de sept albums entre 1990 et 2006, tous publiés par le label américain Cuneiform Records, sauf un, disponible sur What Disc ?.

Si une majeure partie de son parcours et de sa (dantesque) discographie verse plutôt dans le free jazz et la musique improvisée, Keith TIPPETT a de-ci, de-là, côtoyé ou exploré d’autres registres. Il s’est ainsi commis dans les quartets de jazz-fusion HOPPER-DEAN-TIPPETT-GALLIVAN, auteur de deux albums : Cruel but Fair en 1976 et Mercy Dash en 1985) et LOW FLYING AIRCRAFT (avec le violoniste David Cross), a écrit pour un quartet à cordes contemporain (le Kreutzer Strings Quartet, dans Linückea, en 2000) ou encore a collaboré avec Nostalgia 77 (alias Benedic Lambun) pour un album plus orienté « smoth jazz », blues et soul (2009).

Quels que soient les projets artistiques dans lesquels il s’est impliqué, Keith TIPPETT a laissé des traces immanquables et remarquées, avec son jeu de piano aussi endiablé que raffiné, fécond et innovant, son swing habité et hypnotique. Ce n’est pas seulement le monde du jazz contemporain qui pleure l’un de ses plus grandes figures, mais la musique du XXe siècle qui perd l’un de ses plus inspirés serviteurs.

Toute sa vie durant, les motivations artistiques de Keith TIPPETT ont suivi et illustré le credo éthique qu’il a mis en exergue sur bon nombre de ses disques : « May Music Never Just Become Another Way of Making Money. » (Puisse la musique ne jamais devenir juste une autre manière de gagner de l’argent.) Pour plusieurs autres artistes, Keith TIPPETT a servi d’inspiration, d’exemple, de guide.

Les raisons de sa mort n’ont pas encore été divulguées, mais le musicien avait eu il y a deux ans une crise cardiaque dont il a eu du mal à se remettre du fait de complications liées à une pneumonie. Empêché de jouer pendant plusieurs mois, il avait cependant repris la scène en 2019. Mais cette année, son état de santé s’est détérioré et du fait des difficultés liées à la crise sanitaire actuelle face à la pandémie, il n’a pas pu obtenir les soins qui lui étaient nécessaires. Nous adressons toutes nos condoléances à sa famille et à ses proches.

Adieu l’artiste et… merci pour le sourire !

Stéphane Fougère

 

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One comment

  1. Juste une petite précision sur la rencontre entre Keith Tippett et Julie Driscoll : c’est le producteur Giorgio Gomelsky, qui manageait les deux en 1969, qui a eu l’idée de les réunir, Julie (qui sortait d’une longue collaboration avec Brian Auger) pour l’écriture des chansons et Keith pour la direction musicale. Ils ne se connaissaient pas avant, et la collaboration musicale a rapidement pris une tournure plus personnelle. Enregistré fin 1969-début 1970, l’album « 1969 » n’est sorti qu’en 1971 suite à la faillite (pas la dernière) de Giorgio avec son label Marmalade (qui eut aussi pour conséquence de repousser d’un an la sortie du premier album du Keith Tippett Group).

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