K-SPACE : Vers d’autres infinités chamaniques

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K-SPACE

Vers d’autres infinités chamaniques

C’est au milieu des années 1990, dans la République sibérienne de Touva que s’est formé le trio anglo-sibérien K-SPACE, constitué de Gendos CHAMZYRYN, percussionniste, multi-instrumentiste et chanteur diphonique, spécialiste du style « kargyraa » (chant grave avec harmoniques superposés) et maître chamane de son état ; de Ken HYDER, batteur, percussionniste et vocaliste écossais ; et de Tim HODGKINSON, compositeur, multi-instrumentiste, improvisateur et anthropologue.

Le premier a fait partie du groupe expérimental touvain BIOSINTES ; le deuxième a roulé sa bosse sur les scènes internationales de jazz et de musique improvisée, s’est passionné pour les cultures celtique, sibérienne et chamanique, a de plus formé l’une des premières formations de jazz celtique, TALISKER, et a joué avec des moines tibétains au sein du BARDO STATE ORCHESTRA ; le troisième s’est investi dans des formations de pointe comme HENRY COW, THE WORK, PRAGMA, GOD, KONCK PACK… Tous trois ont pour point commun un fort intérêt, voire une implication, dans la culture chamanique et un goût tout aussi affirmé pour l’expérimentation musicale.

Pour autant, et quand bien même ses performances scéniques relèvent de l’improvisation, on ne saurait réduire K-SPACE à un trio de musique improvisée. Et la présence d’éléments vocaux et instrumentaux liés aux traditions et musiques chamaniques de Sibérie ne suffit pas à en faire un groupe de folk évolutif et avant-gardiste. Parce que le propos de K-SPACE dépasse le cadre même de la musique. Il est une expérience musicale tant pour ses géniteurs que pour ses auditeurs, mais qui débouche sur une appréhension sensitive totale, et sur une perception différente du temps.

Du reste, le nom K-SPACE fait référence aux travaux de l’astrophysicien russe Nikolai KOZYREV, auteur d’une théorie selon laquelle le temps est un conducteur d’énergie. Or, dans le rituel chamanique, l’état de conscience du chamane étant altéré, le temps perd de sa formulation « horizontale » à laquelle le moindre profane se raccroche généralement. Le jeu musical (frappes du tambour) dans le rite chamanique peut aussi être perçu comme un processus de recharge énergétique.

C’est dans cet ordre d’idées que doit se lire l’intérêt que Ken HYDER et Tim HODGKINSON, tout comme KOZYREV, portent au chamanisme. Déjà, au sein de leur duo SHAMS, HYDER et HODGKINSON plaçaient leurs improvisations musicales sous l’égide de la Sibérie, du jazz et du chamanisme (album Burghan Interference en 2000, sur le label Slam). La musique de K-SPACE n’a évidemment rien d’une réplication du rituel chamanique, mais elle cherche à en capter l’essence.

La rencontre des deux musiciens improvisateurs Tim HODGKINSON et Ken HYDER remonte à 1979. Le premier sortait tout droit du groupe d’avant-garde progressive HENRY COW, tandis que le second avait, avec son groupe TALISKER, donné naissance à l’un des premières formations de jazz celtique. Tous deux se sont passionnés pour la musique chamanique, qu’ils ont grandement étudié, et le chant de gorge. Ils ont alors effectué plusieurs voyages en Sibérie (notamment dans les Républiques de l’Altaï, de Touva et de Yakoutie), où ils ont rencontré des chamanes et des artistes à la fois enracinés et ouverts aux expériences transculturelles, tels que Valentina PONOMAREVA, Sainkho NAMTCHYLAK, Bolot BAIRYSHEV, Albert KUVEZIN et Alexei SAYAA de YAT-KHA, et bien sûr Gendos CHAMZYRYN, avec lequel ils ont formé K-SPACE.

Le trio a tourné en Allemagne, en France, en Norvège ainsi que dans les parties les plus reculées de la Sibérie, dans le cadre du programme créé par HYDER et HODGKINSON en 1997, Radical Transcultural Initiatives, qui a pour but de favoriser les échanges avec les artistes ruraux de Sibérie.

Transculturelle est en effet la musique de K-SPACE, et surtout défricheuse, compte tenu qu’elle implique des pratiques musicales millénaristes et des champs sonores plus avant-gardistes et qu’elle rompt avec les formes établies tant dans le folk que dans l’improvisation. Pendant vingt ans, Gendos CHAMZYRYN, Ken HYDER et Tim HODGKINSON n’ont eu de cesse d’aller toujours plus loin sur la voie qu’ils se sont tracé, laquelle a été marquée par quatre réalisations discographiques qui défient les catégorisations et incitent à percevoir autrement l’acte musical.

Ken HYDER et Tim HODGKINSON ont retracé pour nous les tenants et les aboutissants de l’expérience K-SPACE, sur fond de sommets himalayens…

Entretien avec K-SPACE

Comment a commencé K-SPACE ?

Tim HODGKINSON : Il y a d’abord eu une rencontre décisive en 1992 à Kyzyl, la capitale de Touva, avec le groupe dans lequel jouait Gendos CHAMZYRYN qui s’appelle BIOSINTES. Ils nous ont invité à jouer avec eux lors d’un festival qui était donné dans la capitale et ont également écouté les cassettes qu’on avait apportées. On a joué ensemble et on a été très impressionnés, mais on ne se doutait pas encore qu’on allait former un trio avec Gendos.

Ken HYDER : Avant cela, il y a une dizaine d’années, on avait été invités à Barosk, près de Vladivostock, et on a effectué une grande tournée, de Leningrad à Vladivostock. Et avant cette tournée, on avait déjà discuté l’idée de combiner l’improvisation avec la cérémonie rituelle chamanique. On a eu donc envie, une fois arrivés en Russie, de voir ces cérémonies chamaniques. À Touva, Tim a rencontré des gens qui lui ont assuré l’existence de ces cérémonies, mais il n’a guère été possible d’assister à l’une d’entre elles. Nous y sommes donc retournés.

TH : En fait, lors de cette première visite, nous avions déjà rencontré deux chamanes, mais ils ne s’étaient pas identifiés comme tels. Il s’agissait de Kenin LOPSAN et Kunga BOO.

KH : Ce dernier était du reste un lama, mais ce n’est qu’après notre seconde visite qu’il nous a avoué, dans une lettre, qu’il pratiquait aussi le chamanisme en secret depuis trente ans.

Cela s’est donc passé à l’époque où le chamanisme était prohibé en Russie ?

TH : C’était pendant la période de transition, de changements… Avant, durant la période stalinienne, les chamanes étaient arrêtés et exécutés ou emprisonnés dans des camps. Ils représentaient ce mode de vie qu’il fallait alors supprimer. Ils incarnaient une potentielle forme de résistance contre les autorités.

KH : Il faut signaler également que nous nous sommes intéressés au chamanisme avant même d’aller en Russie. Nous étions alors engagés dans une réflexion portant sur l’improvisation collective et cherchions à savoir pourquoi, lors d’une tournée par exemple, il y a des concerts où notre duo (SHAMS) fonctionne à merveille, et d’autres où c’est moins bien. Nous avons donc réfléchi aux moyens de maintenir la performance au plus haut niveau tout le temps. Tim, qui a fait des études d’anthropologie, a pensé qu’il y aurait quelques similitudes, ou en tout cas quelque chose de valable à creuser, avec le chamanisme. C’est ainsi que nous en sommes arrivés à étudier la musique qui sert de support aux cérémonies chamaniques, mais aussi les attitudes qui gouvernent à la préparation spirituelle des performances.

En fait, ce n’est pas l’aspect purement musical qui a prioritairement retenu votre attention ?

TH : Non, c’est venu après. On en a trouvé trace au Conservatoire de Novosibirsk, qui nous a donné des cassettes. Évidemment, on aurait pu trouver des documents ici, mais…

KH : Le problème est que, dans les disques qui sortent ici, on trouve certes des enregistrements qui proviennent de là-bas, mais il n’y a généralement qu’un morceau qui portent le nom « Chanson chamanique » et il s’agit le plus souvent de tout à fait autre chose !

TH : Globalement, on ne trouve pas d’enregistrements de rituels ; seulement des « chansons chamaniques » plus ou moins édulcorées, « folklorisées », standardisées… En fait, le chamanisme est une recherche personnelle ; il faut trouver son propre chemin. De plus, chaque chamane a sa façon de faire.

Il y a quand même des sortes de règles dans le chamanisme ?

TH : Il y a des règles, mais elles ne sont pas strictes. En même temps, il y en a certaines que tous les chamanes gardent. Par exemple, certains chamanes jouent de leurs percussions à même le sol ; d’autres ne poseront jamais leurs percussions par terre.

KH : Il y a aussi des chamanes qui n’utilisent pas de percussions. Pour eux, tout est dans la danse, le mouvement… Un chamane que nous avons rencontré a pour habitude de placer son couteau au-dessus d’un feu, jusqu’à ce qu’il soit rouge brûlant et de le prendre à pleines mains. Après quoi il procède à des guérisons avec ses mains. D’autres procèdent en aspergeant de la vodka après avoir appelé les esprits de la Terre et du Ciel, ce qui est déjà un peu plus courant… On en a connu un vers le lac Baikal qui, pour purifier une maison, a dû utiliser une dizaine de bouteilles de vodka dont il a aspergé les murs ! Les façons de pratiquer diffèrent selon les endroits.

Ta façon de jouer de la batterie dans K-SPACE est-elle totalement influencée par le jeu des percussions chamaniques ?

KH : Non, il y a bien sûr d’autres influences musicales qui entrent en ligne de compte dans mon jeu. Mais avec K-SPACE, j’essaye de « traduire » avec mon « drum kit » ce type de rythmique que Gendos joue avec sa percussion.

Vos performances scéniques tiennent-elles lieu de recréation d’une sorte de rituel chamanique ?

TH : Eh bien… Je crois que chacun de nous a un avis différent sur la question. Pour ma part, je me tiens un peu en dehors de ça. Pour Gendos, un concert n’est pas un rituel ; il s’agit plutôt de travailler avec le cœur, les sentiments, l’imagination, l’esprit… Ce qui tient lieu de réelle « séance » chamanique relève de l’intention, d’une sorte de vision intérieure sur laquelle on se concentre. Quand on joue des percussions, il y a comme une circulation entre le processus physique du jeu et l’écoute de ce qui est joué. C’est une manière de se régénérer soi-même en énergie. Quand on joue de la musique au sens occidental du terme, la puissance rendue est dans le son. Dans le chamanisme, la puissance rendue trouve son accomplissement dans une « séance » spirite. Cela revient à communiquer avec les esprits. Le résultat est alors transmis à la personne qui doit être guérie ou purifiée ou bénie.

En somme, le chamane est un médiateur entre les esprits et une personne terrestre.

TH : Oui, en quelque sorte…

Et en ce qui concerne ta façon de jouer, as-tu cherché à recréer des sons que l’on trouve dans la musique chamanique ?

TH : Non, encore que ça puisse arriver ! Parfois, il m’arrive d’avoir des sons qui pourraient être des sons naturels, comme des chants d’oiseaux, des choses comme ça… On est pris au piège de ce qu’on entend tout le temps… Mais je n’ai pas cherché à calquer mes sons sur ceux que j’ai pu entendre dans la musique chamanique. Cela tient plutôt d’un processus intérieur de l’improvisation elle-même.

KH : Une chose sur laquelle Tim et moi sommes d’accord, c’est que, dans nos performances live, nous n’essayons pas de ressembler à qui que ce soit. Il y a toujours une période où on se cherche des modèles, mais après, il faut développer. Quand on est à fond dans l’étude de quelque chose, il est bien sûr difficile de ne pas le copier. Ce que nous essayons de faire, c’est de jouer avec l’idée, l’esprit d’une musique. Il n’est pas question de la « répliquer ».

La découverte de la musique chamanique a-t-elle modifié votre façon de jouer en tant qu’improvisateurs ?

KH : Profondément. Je suis de ceux qui croient au sentiment qui pousse à faire ce qui semble juste. C’est comme une sorte d’abandon qui vous donne une vraie liberté. Qu’en penses-tu, Tim ?

TH : Oui, il y a une partie de ça, certainement. Pour ma part, j’improvise de différentes façons selon les situations. Je joue ce qu’il est convenu d’appeler de l’ »improvisation libre ». En ce sens, K-SPACE ne fait pas de l’improvisation libre.

Il m’a même semblé que votre set comportait des compositions…

TH : Presque. Il y a eu un moment où Gendos a joué un thème traditionnel. Ce fut la composition de la soirée ! Il a été convenu qu’à un moment donné Gendos jouerait en solo et on ne savait pas ce qu’il allait faire ni pourquoi il le faisait. Mais c’était la seule information musicale prédéterminée du concert.

KH : Mais elle n’était pas musicale en soi.

TH : Oui, en fait, c’était une maigre composition !

KH : Il y a eu d’autres pièces qui étaient motivées par des idées, mais pas des idées musicales…

TH : On avait défini le nombre de pièces et on savait que chaque pièce était associée à une idée. On peut bien sûr interpréter cela de multiples façons…

KH : En ce sens, c’était de l’improvisation libre ! De toute manière, je ne crois pas que la musique improvisée soit totalement libre ! Par exemple, on n’est pas libre de jouer en mesure ou de jouer une mélodie… Ce n’est pas libre…

Il y a parfois chez vous des embryons de mélodies…

TH : Oui, c’est sûr. Il faut mettre ça sur le compte de la « composition spontanée » !

En 1992, vous avez réalisé tous les deux un album avec une chanteuse russe, Valentina PONOMAREVA (The Goose). Votre démarche était-elle la même qu’avec K-SPACE ?

TH : Non, c’était une rencontre qui émane de notre première tournée en Russie. Nous étions censés jouer ensemble, mais nous nous sommes ratés ! Ce sont des choses qui arrivent, avec les autorités… De ce fait, nous ne nous sommes rencontrés pour la première fois qu’à l’occasion d’un concert à Londres et avons entretenu dès lors une amitié musicale, mais nous n’avons pas conçu une création à caractère chamanique.

Elle n’était pas une chamane de toute façon ?

TH : Non, c’est une tzigane, dont le style est indubitablement russe.

KH : Elle a vendu un million de disques avec des chansons romantiques du genre « c’est l’histoire d’un jeune homme assis au coin du feu alors que sa femme est très, très loin… ».

Sinon, avez-vous eu l’occasion de jouer avec la célèbre chanteuse touvaine Sainkho NAMCHYLAK ?

TH : Gendos a joué avec elle, ils ont travaillé ensemble en Allemagne et en Hollande. Sainkho tente d’aider certains musiciens de Touva, dans la mesure où, en tant que personnalité, elle fait figure d’ambassadrice musicale de Touva. Son premier mari était russe, ils ont vécu à Moscou pendant un temps, après quoi elle a vécu à Vienne, où elle s’est mariée à un Autrichien et maintenant, elle vit en Italie. Donc en réalité, elle ne va pas si souvent que cela à Touva. C’est une expatriée.

Ken, j’ai cru comprendre que, par le passé, tu as versé également dans la musique celtique…

KH : J’ai même commencé par faire du rock n’roll et du jazz ! J’avais un groupe… Mais un jour, j’ai lu un entretien avec Charlie MINGUS qui disait : « Pourquoi les musiciens européens s’acharnent-ils à jouer du jazz américain ? Le jazz est une musique folk urbaine et il y a pas mal de bonnes musiques folk en Europe. » Et ça m’a mis la puce à l’oreille. Je suis alors parti à la recherche de mes propres racines écossaises.

J’ai fait en sorte de combiner la musique écossaise avec l’improvisation. Encore une fois, il ne s’agissait pas pour moi de répliquer la musique des pipe bands écossais. Ils la font très bien comme ça ! Je n’avais aucun intérêt à refaire la même chose, mais plutôt de travailler avec les aspects de la musique écossaise et de les développer d’une manière originale et personnelle. Et peut-être à cause de la musique celtique, j’ai eu envie de travailler avec des musiciens d’autres cultures. J’ai travaillé avec des gens d’Afrique du Sud, de Sibérie, avec des moines tibétains (dans le cadre du BARDO STATE ORCHESTRA)…Toute la question est de savoir comment, nous, musiciens improvisateurs, pouvons nous lier à ce qu’il est convenu d’appeler des musiciens folk.

As-tu cependant trouver des liens entre les musiques celtiques et certaines musiques asiatiques ?

KH : Il y a quelques liens musicaux avec certains endroits de Sibérie. Par exemple, on a entendu quelqu’un jouer ce qui ressemblait étrangement à une mélodie irlandaise… On peut parler de similitudes. Il s’agit peut-être de liens accidentels…

TH : On use généralement de deux arguments pour expliquer cela : le premier consiste à dire que chacun est fondamentalement humain et le second que le peuple celte viendrait de Sibérie…

KH : Il y a sans doute des liens entre les Celtes et les Scythes. Ces derniers sont venus de l’Est, par le Plateau d’Anatolie. Quand ils se sont installés en Europe, ils vivaient près des tribus celtes en Bulgarie. Quand on observe l’art pictural ancien d’Écosse et les dessins d’animaux des Scythes, il y a des ressemblances frappantes. Musicalement, je ne pense pas qu’il y ait des liens directs. Cela dit, les femmes bouriates, en Sibérie, ont des mélodies pentatoniques qui sonnent écossaises.

TH : On peut très bien se procurer une cassette de musique sibérienne et se convaincre qu’on écoute du celtique.

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Discographie commentée K-SPACE

K-SPACE – Bear Bones
(2002, Slam Productions)

Constitué d’enregistrements effectués lors de concerts en Sibérie et dans plusieurs villes européennes entre 1996 et 2001, Bear Bones est non seulement la première carte de visite discographique de K-SPACE, mais aussi aussi sa carte géo-musicale dont les circuits tracés ne renvoient à rien de déjà fréquentés. L’appellation « musique improvisée » ne saurait suffire à définir le son du trio HYDER-HODGKINSON-CHAMZYRYN. Eux préfèrent mettre en avant les termes « musique du monde », « chamanisme » et « champs magnétiques ». On est cependant priés de ne pas prendre ces termes dans leur acception usuelle ou même directement référentielle.

Si musique du monde il y a chez K-SPACE, c’est parce que chacun de ses membres possède un bagage trans-genres et que leur combinaison est garante d’un espace sonore sans cesse mouvant. On peut certes retrouver dans Bear Bones des éléments ethniques d’Asie centrale, mais qui agissent plus comme cellules vibratoires qu’en tant qu’articulations sémantiques. Le luth « doshpulur », le tambour chamanique « dungur », la voix rocailleuse et le chant guttural de Gendos CHAMZYRYN, de même que le chant de gorge dont use avec modération Ken HYDER cherchent moins à faire couleur locale (en dépit des tournures un rien folk de certains passages) qu’à appeler et à favoriser un état de résonance interne.

Si de chamanisme il est question, ce n’est donc pas à titre d’illustration mystique, mais plutôt d’expérience inhérente au processus de réalisation de la musique. Quant aux champs magnétiques, avec l’usage du “live sampling” et de traitements électroniques, ils se déclinent ici en autant de voies imprévisibles, de sentiers rythmiques fluctuants, de sons inter-dimensionnels, de chants primaux…

La batterie amplifiée de Ken HYDER sculpte des reliefs rythmiques tout à la fois complexes et rustiques, et son ektara amplifié (instrument du sous-continent indien utilisé par les Bauls du Bengale pourvu d’une petite caisse de résonance cylindrique en bois et d’une seule corde) émet de curieux sons caverneus provenant assurément d’une autre dimension.

L’alto sax et la clarinette de Tim HODGKINSON émettent des geignements sépulcraux à faire frémir, sans parler des éraillements incendiaires qu’il émet de sa lap-steel guitar qui procurent un aspect métallo-électronique à cette tapisserie enluminée de secousses extatiques.

Gendos CHAMZYRYN, de par son expérience privilégiée de chamane, sert de propulseur, de guide, voire de lien, pour faire du « sham-beat » de K-SPACE le conducteur privilégié de manifestations intérieures qui outrepassent l’entendement.

Attendez-vous à l’écoute de Bear Bones à traverser des paysages poly-dimensionnels d’une rare fascination.

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K-SPACE – Going Up
(2005, Ad Hoc Records / ReR Megacorp / Orkhêstra)

Plus encore que Bear Bones, Going Up, le deuxième album de K-SPACE, relève de l’expérience tant musicale que sensorielle. Il y a globalement deux façons d’écouter ce disque : une bonne et une mauvaise. L’appréhender avec les outils usuels de l’analyse musicale – que ce soit ceux appliqués à la musique écrite ou à la musique improvisée – est le plus sûr moyen de passer à côté. Chercher à comprendre cet opus selon les règles de construction musicales habituelles est voué à l’échec, pour la bonne raison que les éléments en action dans cette musique ne s’appuient pas sur une perception et une compréhension ordinaires. C’est un autre langage, un autre espace qui est ici évoqué, pour ne pas dire » invoqué ».

La matière sonore de cet album est de prime abord assez disparate : outre les enregistrements live ou studio de performances scéniques auxquels on pouvait s’attendre, on y trouve aussi des enregistrements de terrain effectués par HYDER et HODGKINSON lors de leurs premiers périples sibériens en 1990.

De même, ce qui est donné à entendre est de nature composite : performance de concerts, mais aussi bruits de la nature (eau, vent, feu…), extraits de conversations, voix, chants d’oiseaux, cloches, marches dans la neige, etc.

Les pièces présentées dans Going Up sont ainsi construites à partir de ces référents sonores, lesquels ont été enchaînés mais aussi superposés. La première pièce, Wolf, est à cet égard la plus impressionnante et par voie de conséquence la plus déconcertante, car elle prend la forme d’un kaléidoscope faisant se suivre ou se chevaucher – sans souci d’homogénéisation ni d’ « arrangements » – des matières sonores provenant de lieux et de temps différents, bousculant les notions habituelles d’écoute. D’un extrait de performance live ou studio privilégiant des cordes désarticulées et des tambours frénétiques, on passe brutalement à du bruitage naturel, faisant entendre le flot d’une rivière, des voix, des cloches, tout un environnement que l’on devine sibérien…

Ce sont ensuite d’étranges pincements et couinements de cordes électro-acoustiques de proximité qui imposent leur blues distordu à la CAPTAIN BEEFHEART tandis qu’au loin résonnent des chants de gorge et des percussions que l’on croirait enregistrés du fond d’une salle ou derrière une porte… Les toutes dernières minutes superposent de même une performance live riche en exubérances percussives et cuivrées et en incantations gutturales à des crépitements de braises et des aboiements de chien à peine perceptibles…

Sons proches, sons distants, sons d’intérieur, sons d’extérieur, sons industriels, sons naturels… Les sources ainsi superposées et recouvertes provoquent un étirement temporel et une élasticité spatiale absolument renversants, le tout sans triturages ni déformations.

Chaque morceau procède ainsi par ruptures de ton et par empilement de couches, de manière à faire basculer ces fulgurances soniques, temporelles, spatiales et élémentales dans une dimension spiralique bien éloignée de nos conditionnements perceptifs. Seuls peut-être Three Dungurs et Küzüngü semblent (je dis bien « semblent ») être joués en temps réel, le premier mettant en évidence le pouvoir tant abrasif qu’hypnotique de frappes simultanées sur trois « dungurs » (tambours chamaniques) qui entremêlent leurs différents tempi pour provoquer un état de trouble extatique.

Ainsi, au lieu de documenter une simple performance de musique improvisée bruitiste, Going Up rassemble sept pièces composées avec sagacité et intuition, et dont la construction, en forme de collage sonore, doit beaucoup aux techniques de studio. L’album provoque une salutaire désorientation qui oblige à reconsidérer nos approches auditives et intellectuelles de ce qui se donne à entendre, à écouter et à ressentir.

Par ailleurs, on ne trouvera dans ce disque nulle information sur les sources sonores, les instruments utilisés et sur qui les joue exactement. Aucune théorie ésotérique n’y est exposée, ni aucun commentaire pontifiant. La couverture, avec cette photo sombre et glaciale des trois protagonistes, n’est pas plus explicite ; et l’auditeur n’a plus qu’à compter sur son esprit de curiosité et sa plus grande capacité d’ouverture pour affronter cette nouvelle plongée sonique dans le « sham beat ». Profitez-en, un choc musical et sensoriel comme celui que procure Going Up ne se ressent pas tous les jours, ni même tous les ans.

K-SPACE – Infinity
(2008, Ad Hoc Records / ReR Megacorp / Orkhêstra)

Puisque plus personne paraît-il n’achète de CD et se contente de télécharger, le groupe K-SPACE (Gendos CHAMZYRYN, Ken HYDER et Tim HODGKINSON) a trouvé une parade pour qu’on achète quand même son troisième album. C’est bien simple, ce CD ne se lit pas sur un lecteur mais seulement sur un ordinateur, on ne peut en télécharger le contenu vu qu’il s’agit d’un seul morceau indivisible, qui plus est différent chaque fois qu’on cherche à le lire ! Il ne s’autodétruit pas non plus dans les cinq secondes… L’explication est simple : ce CD est équipé d’un logiciel qui permet de jouer le contenu du disque de manière différente chaque fois qu’on le met dans son ordi. La pièce dure une vingtaine de minutes, il est impossible d’en faire une lecture aléatoire, d’avancer, de reculer ou de mettre en pause, juste de la démarrer ou de l’arrêter.

Ce procédé inédit fait évidemment toute la singularité de ce produit, au point qu’on en finirait par oublier de parler de la musique. Celle-ci est dans le prolongement de ce qu’on a pu déjà écouter sur les albums Bear Bones et Going Up, c’est-à-dire une musique à la fois improvisée et concrète d’inspiration chamanique, conçue à partir de performances live et de « fields recordings » effectués en Sibérie, le tout étant fragmenté, déconstruit et recomposé.

Ces éléments sont compilés et séquencés en pièces de vingt minutes qui ne sont jamais relues, le matériau de base étant constamment recombiné de manière à donner du neuf à chaque audition, d’où le titre de cet « album », Infinity.

Au-delà de la prouesse technologique, K-SPACE reste fidèle à sa logique artistique, qui est d’immerger l’auditeur dans une expérience sonore unique où différents espaces et instants sont perpétuellement anamorphosés dans une réalité parallèle qui serait en quelque sorte analogue à celle que les chamanes expérimentent lors de leurs séances rituelles.

Mais cette fois, il est impossible de revenir sur ce qui a déjà été écouté, l’éphémère étant programmé. Chaque lecture équivaut à écouter une nouvelle pièce, une nouvelle donne musicale, donc à vivre une expérience différente. Rien n’est figé, tout se transforme, même si les données sont identiques.

K-SPACE – Black Sky
(2013, Setola Di Maiale)

Après avoir amplement joué avec les techniques de montage en studio sur Going up et inventé avec Infinity le disque qui ne joue jamais deux fois la même chose, quelle autre forme d’innovation discographique pouvait encore créer le groupe K-SPACE ? Black Sky semble répondre par un retour aux fondamentaux, en livrant tout bonnement l’intégralité non retouchée ni manipulée d’une performance live du trio. En ce sens, Black Sky est bel et bien le premier album live de K-SPACE à restituer fidèlement un moment musical situé dans le temps et dans l’espace… en l’occurrence le 18 avril 2009 au centre de l’association culturelle Alan-Lomax à Catania, en Sicile.

L’auditeur doit donc se préparer à une immersion exigeante puisque Black Sky n’est constitué que d’une seule piste musicale atteignant plus de 46 minutes, soit l’équivalent d’un set usuel en jazz comme en musique improvisée. Si K-SPACE a choisi de documenter cette particulière performance sur disque, c’est assurément qu’elle marque une nouvelle étape dans son trekking musical de pointe.

Rompu à l’exercice de la scène depuis plusieurs années et aux possibilités offertes par les manipulations technologiques du son en direct live comme en studio, K-SPACE se trouvait à la croisée des pistes en entamant ce concert sicilien. Les musiciens se sont donnés pour tâche de fonctionner à l’oreille et à l’instinct, libres de jouer ensemble sur un même terrain musical ou de suivre chacun sa voie, qu’importe si elle n’est pas en phase avec celle des autres sur un plan harmonique ou rythmique, le jeu constituant à trouver de nouvelles formes d’interaction entre eux dans un espace sonore en constante mutation.

C’est ainsi que, lors du premier quart d’heure de cette performance, les musiciens de K-SPACE jouent à tour du rôle, comme faisant les présentations. Mais attention : nous n’avons pas affaire à des soli égotiques dégoulinant de virtuosité, mais plutôt à des déclarations d’intention en vue d’une expédition à haut risque. Les manifestations sonores auxquels se livrent Gendos CHAMZYRYN, Tim HODGKINSON et Ken HYDER (par ordre d’apparition à l’oreille, ce me semble) visent à cerner les contours d’un acte musical à la finalité toute rituelle. C’est comme si on assistait aux préparatifs d’une séance chamanique visant à atteindre un état de transe apte à propulser le medium dans ce “ciel noir” sans savoir ce qu’il va y découvrir, quel esprit il va rencontrer…

Petit à petit, les musiciens se croisent, se côtoient, par deux, par trois. Chacun suit son sentier jusqu’à ce que tous se retrouvent et agissent de concert, prennent leur envol, vers la vingt-sixième minute. Mais cet unisson est éphémère et bientôt, chacun repart sur son chemin, ou bien s’arrête en chemin et attend le retour d’un autre (car dans cet univers, les voies ne sont pas horizontales, mais plutôt obliques et incurvées).

Le long de ce trajet qui se trace au fur et à mesure, les sons et les timbres déployés sont multiples : instrumentaux comme vocaux, naturels ou traités, acoustiques ou amplifiés. Tambour, cloches, clarinette, guimbarde, flûte, cymbales, saxophone alto, guitare “lap-steel”, chant diphonique grave, batterie, chant mélodique, luth doshpulur touvain, luth ektara indien se manifestent comme des entités rencontrées lors de telle ou telle phase, soit avec leurs timbres naturels et rustiques, soit de manière déformée par manipulations et traitements divers réalisés en direct, renvoyant des échos d’autres formes de manifestations rituelles aux consonances soit antiques, soit futuristes.

CHAMZYRYN, HYDER et HODGKINSON développent leurs idées sans chercher à rester dans les clous, fussent-ils ceux des musiques improvisées. On décèle ici un bout de mélodie folklorique, là une ligne rythmique persistente digne d’un pow-wow, ailleurs un son de trompe fantôme se fait subrepticement entendre, ou bien on s’adonne à une joute entre cordes rustiques et cordes traitées…

Cette excursion dans le “ciel noir” est aussi intense dans ses silences que dans ses bouillonnements, ses tâtonnements font autant sens que ses envols collectifs, ses ténuités en disent aussi long que ses compacités, et ses accès extatiques impliquent un engagement aussi entier de la part des musiciens qu’ils en induisent de la part de ses auditeurs.

Black Sky est un défi aux formes comme aux conditions d’écoute, car l’enjeu n’est pas seulement esthétique ou musical ; il est dimensionnel. En ce sens, on aura beau jeu de mettre sur un même pied d’écoute le CD Kamlaniye de Gendos CHAMZYRYN, dans lequel il se livre à une performance tant artistique que rituelle de nature chamanique avec des moyens purement acoustiques, et ce Black Sky, qui livre son équivalent transcendé par l’entremise d’éléments sonores plus avant-gardistes et une extension de la palette instrumentale et de ses propriétés. L’un comme l’autre nous connectent à des profondeurs dans lesquelles l’humain doit reconsidérer son écoute, déployer son esprit et réaliser que, peut-être, d’autres esprits sont à l’écoute et l’attendent…

Article, chroniques et entretien : Stéphane Fougère
Photos : collection K-Space + Photos concert : Sylvie Hamon
(Article original publié dans TRAVERSES n°12 – décembre 2002, augmenté des chroniques
parues dans TRAVERSES n°21 – janvier 2007, TRAVERSES n°25 – mars 2009,
et enrichi d’une nouvelle chronique et remis à jour en 2020)

 

Site : http://www.kenhyder.co.uk/

Autres recommandations d’écoute :

* SHAMS (HYDER/HODGKINSON) : Burghan Interference (2000, Slam)

* BIOSINTES (avec Gendos CHAMZYRYN) : Deity (1996, SoLyd Records)

* BIOSINTES (avec Gendos CHAMZRYN + Sainkho NAMTCHYLAK) : The First Take (1996, FMP)

* Gendos CHAMZYRYN – Kamlaniye (2004, Long Arms Records)

* CHYSKYYRAI with Tim HODGKINSON and Ken HYDER – Siberia Extreme (2019, Indigenous Lifeforms)

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