Thierry ZABOITZEFF : Au cœur de cinquante ans de Musique (s)

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Thierry ZABOITZEFF

Au cœur de cinquante ans de musique (s)

Pour beaucoup, Thierry ZABOITZEFF est, d’abord, le co-fondateur et un compositeur essentiel, aux côtés de Gérard HOURBETTE, du groupe ART ZOYD, certes, et c’est considérable. Mais si c’est probablement le creuset qui lui a permis de déployer ses couleurs propres, sa carrière dépasse largement son rôle de compositeur et de musicien au sein de ce groupe. Thierry ZABOITZEFF a en effet produit plus de trente-cinq enregistrements (vinyles, CD, enregistrements digitaux) en solo, bien plus encore qu’ART ZOYD, groupe auquel il aura cependant imprimé son style pendant plus de vingt-cinq ans. Thierry ZABOITZEFF fête en 2022 ses 50 ans d’un parcours musical protéiforme. À cette occasion est paru un album justement titré 50 Ans de Musique (s), avec lequel nous vous proposons de faire plus ample connaissance, d’autant qu’il prend la forme d’un triptyque.

Ce triple CD qui rend hommage aux cinquante années de musique de Thierry ZABOITZEFF est un bel objet dont nous sommes redevables au talent d’un autre Thierry, ami du premier, Thierry MOREAU, à qui nous devons bien des pochettes et des jaquettes des musiques que nous aimons sans avoir pris le soin de vérifier quel talentueux graphiste en était l’auteur.

Le choix délibéré de Thierry MOREAU d’un contenant riche en couleurs et au graphisme soigné fait écho à la palette variée de Thierry ZABOITZEFF ainsi qu’à son souci de la précision si perceptible dans chacune de ses œuvres. Les affinités entre ces deux artistes ne datent pas d’hier : Thierry MOREAU avait déjà illustré la réédition de l’enregistrement de Symphonie pour le jour où brûleront les cités d’ART ZOYD mais aussi Pagan Dances, Professional Stranger, ARIA PRIMITIVA de Thierry ZABOITZEFF. Il était sûrement encore question d’affinités avec le groupe belge UNIVERS ZÉRO quand Thierry MOREAU réalisa la jaquette du CD Phosphorescent Dreams. Si tant est que vous souhaitiez compenser votre méconnaissance quant au travail de ce graphiste prolifique, n’hésitez pas à cliquer sur le lien ci-dessous :

https://moreauthierry2965.wixsite.com/graphic/pochettes-de-disques

Mais découvrons donc ce que cache ce bel album de Thierry ZABOITZEFF, intitulé 50 Ans de Musique(s).

Le livret joint s’ouvre sur les notes de DENIS DESASSIS : outre l’invitation à s’immerger dans l’univers de Thierry ZABOITZEFF, DENIS DESASSIS semble hésiter entre les multiples facettes de la musique de Thierry ZABOITZEFF. Que raconte-t-elle? Comment évoquer en quelques mots une musique qui va au-delà d’elle-même, hautement congruente avec un travail chorégraphique puissant qui la prolonge et l’intensifie ? Déroutante? Oui. Séduisante ? Tout autant. La musique de Thierry ZABOITZEFF ne s’éloigne jamais d’une veine d’inspiration caractérisée par un choix ciselé des timbres, des couleurs, générant des atmosphères multiples, comme autant d’univers. DENIS DESASSIS conclut son apologique introduction par ces mots -que l’auditeur pourra confirmer quand il aura lui-même effectué le voyage : « C’est un récit qui questionne notre monde, dont on sait le caractère implacable, épousant les contours d’une danse hypnotique zébrée de vibrations telluriques autant que d’éclats de lumière à même d’apaiser les zones d’ombre que ces derniers révèlent. On peut, sans risque de se tromper, penser qu’il existe quelque part, tout près de nous, une Planète ZABOITZEFF. L’émerveillement vous attend ».

Trois fines tranches de plaisir d’un bleu profond s’offrent à nous en trois volets musicaux prometteurs. Elles sont porteuses d’émotions, d’expression dense et de paysages sonores qui sont autant d’univers inouïs qui, tous, conduisent à la perception de ce sentiment d’urgence, de nécessité absolue à faire jaillir cette musique intérieure, exigeante et passionnée de Thierry ZABOITZEFF dans notre espace sonore. De prime abord, on aurait pu s’attendre à une répartition chronologique des titres proposés. Ce n’est cependant pas le choix retenu ici par le compositeur. Car il s’agit bien d’une proposition : la production de Thierry ZABOITZEFF est ici résumée mais de façon non-exhaustive, loin s’en faut.

En effet, l’œuvre du compositeur et multi-instrumentiste (basse, violoncelle, samplers, voix, guitare, percussions, programmation…) – qui se charge généralement aussi de l’enregistrement, du mixage et du mastering – s’étire sans passages à vide sous nos oreilles dispersées depuis les années 1970. Thierry ZABOITZEFF y équilibre avec talent l’expressivité des voix et des différents instruments avec cette précision quasi-horlogère de ses compositions qui, dès ART ZOYD, signait le style propre à ce groupe mythique. Cette préoccupation de précision, cette ascèse épurée, de prime abord austère, est omniprésente dans ce triple album. Cette récapitulation expose des compositions aux climats spécifiques à l’univers varié et complexe de Thierry ZABOITZEFF. Le compositeur, maître d’œuvre et architecte, y agence pièces soutenues et intenses avec des pièces plus apaisées ou à l’orchestration plus sobre, à la façon dont la respiration s’articule entre inspiration et expiration, alternance nécessaire à la randonnée musicale qu’il nous propose dans son univers.

Je crois qu’il ne s’offusquera pas si je dis de Thierry ZABOITZEFF que c’est un hypermnésique remarquable. En effet, profitant de l’accalmie événementielle forcée subie par tous les artistes et le public sous couvert de sécurité sanitaire, Thierry a régulièrement abondé une rubrique de son site relatant son incroyable parcours. Comme beaucoup de ses admirateurs, j’attendais régulièrement les nouvelles publications, année par année, qu’il publiait sur son site. Cette rubrique est une mine d’or pour tous les amateurs de musique et pour tous les musiciens tant elle regorge d’anecdotes qui sont tellement similaires au vécu de nombre de musiciens ayant commencé à tourner dans les années 1970. Pour en avoir un aperçu, c’est ici :

https://www.zaboitzeff.org/zaboitzeff-raconte.html

Ses collaborations sont multiples et on notera, pour faire court, son importante contribution de musicien compositeur jusqu’à ce jour avec la compagnie de danse autrichienne Editta BRAUN COMPANY et la magnifique période de ARIA PRIMITIVA dont témoignent deux superbes enregistrements : Work in Progress et Sleep no more. Sa période Thierry ZABOITZEFF & CREW, de 2002 à 2020, a aussi donné le jour à la magnifique Missa Furiosa dont voici un extrait, le Kyrie, donné en public :

La prétention du rédacteur ne saurait aller au-delà d’une invitation à explorer par vous-même ce triple album, qui, lui-même peut être comparé à la partie émergée d’un iceberg tant l’œuvre de Thierry ZABOITZEFF est dense et prolifique. Nous nous bornerons à vous en proposer quelques moments saillants ; mais ce choix est évidemment subjectif et peut s’apparenter à une sélection de cartes postales tirées d’un voyage impossible à résumer. Puisse-t-il vous inciter à faire vous-même ce voyage profond en compagnie du maestro.

Voyage, justement, est le titre de la première pièce du premier CD. Cette pièce, composée en 2005, aux couleurs festives, ethniques, nous entraîne en Afrique, en Chine… Les timbres magnifiques où se mêlent en des textures de velours la basse et les staccatos des violoncelles sont bien représentatifs de la manière avec laquelle Thierry ZABOITZEFF assoit ses compositions. Cette prédominance du jeu des cordes frottées se retrouve dans la pièce suivante, Domagali, composée en 2007, où Thierry pose ce petit chorus de violoncelle à base d’harmoniques qui est bien dans sa manière.

Dès le titre Pagan Dances, composé en 2021 – pièce extraite de l’album éponyme -, nous sommes plongés dans les couleurs plus sombres et tendues plus familières aux connaisseurs de la musique de Thierry ZABOITZEFF. Cette ré-immersion trouvera son point culminant avec Cérémonie Parts 1-2-3 composée en 1983 ou encore Prometean Waves de 1984 dont la deuxième partie fournira une partie des ingrédients d’une pièce présente dans le fabuleux Mariage du Ciel et de l’Enfer, œuvre composée pour un ballet commandé par Roland PETIT et dont la musique était jouée en direct par le groupe en même temps que la troupe de danse. La petite pause rafraîchissante par Ballade, écrite en 1982, nous conduit à nouveau dans l’univers « historique » de Valenciennes, pays de mineurs et de métallurgistes (un contexte social comparable présidait à la naissance d’UNIVERS ZÉRO en Belgique) :

Épreuves d’acier – Fragments d’une forge : Épreuves d’acier est à l’origine une composition commandée à Thierry ZABOITZEFF par le photographe Philippe SCHLIENGER et son association « Les Insatisfaits » pour l’exposition « Épreuves d’Acier – Fragments d’une forge ». Ce projet a été piloté en France pour Thierry ZABOITZEFF par l’association Soundtracks. Ce travail a été publié en livre-disque par les éditions françaises Contrejour. La musique a été composée, interprétée et enregistrée par Thierry ZABOITZEFF en 1995.  

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Mein Augenstern, composé en 2000, égrène ses notes de pianos pluviales sur un tapis de soie de violoncelles qui n’est pas sans évoquer certaines atmosphères bartokiennes tandis que les harmoniques du violoncelle solo s’étirent hors du temps.

La pièce drôlatique intitulée Sangria, composée par Rocco FERNANDEZ, fondateur premier d’ART ZOYD,  est sortie à l’origine en 1971 et a été arrangée en 2022 par Thierry ZABOITZEFF.

Après Confusion et Crash, le compositeur nous emmène à travers un paysage lunaire dont il a le secret. Planet LUVOS Act 8 exhale son mystère dans une semi-obscurité qui est une des facettes du compositeur, s’y retrouve ce travail délicat sur les timbres, l’équilibre des nuances et la maîtrise de l’espace qui donne une véritable dimension à la pièce et y invite l’auditeur en douceur.

LoSt ouvre le deuxième chapitre du triple album. La couleur folâtre du côté d’un rock binaire appuyé mais dont les harmonies aériennes dessinent un filigrane propice à de longues notes saturées et pourtant, assez vite, les cordes parlent à nouveau, avec un sens du contrepoint qui pose une marche harmonique ouvrant à nouveau la voie aux couleurs initiales de la pièce.

Amina et ses cordes feutrées, ponctuées de percussions et d’une ligne mélodique et d’harmonies presque conventionnelles dans l’univers du musicien a été composé en 2007 pour le film Winds of Sand – Women of Rock de Nathalie BORGERS.

La dimension onirique est souvent sous-jacente dans l’œuvre de Thierry ZABOITZEFF, et ces rêves mystérieux ou ces cauchemars parfois, donnent à sa musique une dimension cathartique n’éludant aucune des émotions qui peuvent émerger de l’inconscient. La fragilité de l’humain est ici extirpée de ses peurs à s’exprimer tandis que s’affirme avec force, douceur, enthousiasme ou angoisse la puissance créatrice par laquelle la musique libère le musicien et l’auditeur. La musique de Thierry ZABOITZEFF n’est pas de facilité, ni conçue pour distraire la conscience d’elle-même et de la nécessaire introspection du tréfonds de nos âmes. À l’instar de la Gestalt, on pourrait dire de la musique de Thierry ZABOITZEFF qu’elle est une musique du contact, une musique qui conduit l’auditeur à contacter ressentis? émotions et sentiments sans souci d’évitement ni mièvrerie aucune.

Ici la joie côtoie la peur ou la ferveur, la douceur et le silence mais rien n’y est gratuit, tout sert ce propos d’une musique qui est un voyage intérieur. Inclassable – et tant mieux – ce registre musical, auquel les œuvres d’UNIVERS ZERO ou de PRÉSENT sont apparentées, est libéré des modes et des tendances, des clichés et des facilités. C’est probablement ce non-assujettissement aux modes et autres tendances qui permettent à Thierry ZABOITZEFF de faire cohabiter des pièces créées à des périodes éloignées les unes des autres dans un ordonnancement qui correspond davantage à un voyage initiatique qui nous permet de découvrir les facettes variées qui caractérisent son inspiration.

Mais poursuivons avec Thierry ce voyage au centre de sa musique.

The Cabinet of Dr Caligari Akt IV fait suite au travail de Thierry ZABOITZEFF avec ART ZOYD sur Nosferatu (MURNAU), Faust (MURNAU), Häxan (CHRISTENSEN), trois ciné-concerts réalisés entre 1989 et 1996. Thierry ZABOITZEFF, quinze ans plus tard, revisite ces compositions… Cette fois il est seul en scène avec tout un arsenal hi-tech sans pour autant délaisser ses instruments de prédilection : le violoncelle, la basse, les percussions, les guitares et sa voix…

Créé le 9 Septembre 2010 à Berlin, The Cabinet of Dr Caligari Akt IV nous entraîne justement, via ses évanescences oniriques, dans ce monde sombre et obsédant des percussions qui jaillissent soudain pour, tout à coup, laisser place à un ostinato lancinant : oscillant entre rêve et cauchemar, nous sommes invités à cette ronde atonale, dissonante parfois où le compositeur joue avec les plans sonores, les espaces lointains ou proches, conférant ainsi à sa pièce une dimension de liberté parfois enivrante.

Komba est extraite de Heartbeat, Concerto for Dance and Music dont le titre complet est Heartbeat, Des Cornes de brume, un capitaine. Une femme qui dort dans le ventre d’un navire. Deux Rêveurs… a été créé en 1996-1997 à Salzbourg. Précisément la première a eu lieu le 11 avril 1997 au Szene Salzbourg. C’est une œuvre conjointe associant, en live, musique et danse. La musique est de Thierry ZABOITZEFF, et la danse et la chorégraphie de Editta BRAUN. Le concept et la direction artistique ont été assurés par Stéphane VÉRITÉ. Ce spectacle live a fait l’objet d’une tournée : Szene Salzbourg / Festival Tanzsprache WUK Vienne / Bela Bartok Komitat Györ en Hongrie / Festival Maishofner Sommer / Tauriska / Sommer SZENEfestival / Steintheater Hellbrunn / Festival Mautfrei Brotfabrik à Bonn / Festival Österreich tanzt / Festspielhaus St. Pölten / Impulsfestival Bregenz / Théâtre de l’Odéon / Festival Tanzpool à Vienne.

Komba est emblématique des climats développés également par le compositeur au sein de son spectacle solo Dr. Zab & his Robotic Strings Orchestra. La pièce, dont l’écriture a un caractère « ascensionnel », date de 1993 et plutôt qu’un long discours, laissons ici parler la musique :

Après cette course verticale effrénée, Thierry ZABOITZEFF nous emmène dans un univers délicat et feutré ou un ostinato de piano accueille sa voix qui sait se faire douce, des arpèges de guitare délicats, un chant d’arrière-plan qui n’est pas sans évoquer un chant traditionnel pygmée. C’est Clear Light, pièce composée en 1992. Le compositeur y fait montre d’une grande maîtrise technique et instrumentale, ainsi qu’un sens aigu du mixage et de l’équilibre des timbres et des espaces. La perception spatiale de la pièce n’obère pas son intention d’intimité.

Après Zart, une pièce à plusieurs volets composée en 1995, où le clarinettiste Christian KAPUN est venu apporter sa voix aux instruments tous assurés par Thierry ZABOITZEFF, c’est au tour de Mariée avec la nuit de nous emporter dans la danse.

Cette pièce, composée en 1984 et enregistrée en 1990 est revisitée ici par Thierry ZABOITZEFF : en reprenant l’écriture, il l’envisage dans une version plus courte et plus proche d’une instrumentation qu’on pourrait qualifier de rock-progressive : elle est en effet composée de six guitares électriques (dont celle qui tient la mélodie centrale est assurée par Thierry ZABOITZEFF) et de trois bassistes (évidemment Thierry y joue aussi sa propre partie de basse). Le projet initial, destiné à la scène et baptisé Overdrive, n’aboutira pas hélas, et il n’en subsistera que cette pièce pourtant superbe enregistrée en 2011 et dont la réorchestration n’a pas altéré l’énergie déjà dense de sa première version. Thierry ZABOITZEFF y réalise le tour de force de proposer ici une pièce accessible au public qui méconnaît son travail sans rien concéder à la facilité cependant.

So Etwas Wie Blau, enregistrée en 2021 pour l’album Professional Stranger est encore une de ces respirations apaisées mais vigilantes dont le compositeur a le secret. Un balancement entre deux accords de piano sur une basse de velours sert de trame aux frémissements d’un violoncelle que rejoignent bientôt le chant du compositeur puis les perles dissonantes et cristallines de la main droite du piano… Où rêve et réalité s’entremêlent ?

L’intention du présent article étant de vous inviter à ce voyage, il serait fastidieux d’en établir ici la carte. Force est de reconnaître qu’il peut sembler injuste et réducteur de limiter nos commentaires à certaines pièces de cet opus tant il est vrai qu’aucune n’est mineure. Nous nous bornerons donc cependant, comme annoncé, à mentionner désormais quelques-unes de ses étapes en gardant à l’esprit que l’audition de ce triple album réserve des joyaux non évoqués ici, afin d’en préserver toute fraîche la saveur.

Avec Rage & Domination nous visitons l’album India enregistré en 1998. Superbe pièce énergique mêlant avec maîtrise instruments et enregistrements (de bruitages, de voix) dans une technique de composition qu’on pourrait comparer à une forme de collage mais sans jamais être déconnectée du caractère vivant et présent de l’œuvre. C’est un savoir-faire qui est souvent de mise chez le compositeur et il le maîtrise sans jamais s’y perdre, sans jamais nous y perdre. Thierry ZABOITZEFF y joue du violoncelle, de la guitare, des samplers, assure la programmation, l’enregistrement, le mixage et le mastering comme tout au long de ce triple album pratiquement.

Baboon’s Blood dans sa version de 2022 est un nouvel arrangement de cette pièce enregistrée en 1987 sur l’album Berlin. Daniel DENIS, le percussionniste fondateur d’UNIVERS ZERO se fait ici le comparse de Thierry ZABOITZEFF : Daniel DENIS est un compositeur essentiel d’UNIVERS ZERO dont il assure aussi la tenue des percussions. Leurs prestations communes sont en partie visibles et audibles dans les extraits de concerts filmés dans le cadre du RIO, le festival de Rock In Opposition. La pièce est poussée à sa tension maximale, Thierry ZABOITZEFF y ajoutant quelques effets sonores et une dimension imprécatoire absente de la version initiale. Ici le compositeur fait une nouvelle référence à Macbeth. La pièce se ponctue sur un ricanement à la fois sinistre et… jubilatoire !

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Ce deuxième volet de notre voyage initiatique s’achève sur Die Maschine pièce composée pour l’album Multiple Distorsions en 2013, qui, malgré son caractère mécanique, est vibrante de lumière. Nous sommes prêts pour le dernier étage de la fusée, allons-y, on te suit Thierry !

ARIA PRIMITIVA

Et nous entrons de plain-pied dans l’univers de ARIA PRIMITIVA avec cette pièce Sleep no more. D’aucuns l’auront compris : la musique de Thierry ZABOITZEFF n’est jamais là pour nous bercer même si elle n’exclut pas la douceur, et quand elle nous semble de prime abord violente, elle nous invite à partager la joyeuse ferveur ou, à tout le moins, la vibrante énergie vitale qui l’anime. C’est un contrat à passer entre nous et le compositeur. L’affaire étant entendue, nous pouvons cheminer avec lui dans son univers et découvrir la sensibilité derrière ce qu’on aurait pris à tort pour de la froideur.

ARIA PRIMITIVA est une formation très aboutie dans la démarche musicale de Thierry ZABOITZEFF. C’est un trio composé de Nadia RATSIMANDRESY (ondes Martenot – instrument merveilleux si brillamment mis en valeur par MESSIAEN, notamment dans ses Petites Liturgies de la présence divine – claviers et samplers), Cécile THÉVENOT (claviers et samplers) et le compositeur et interprète lui-même.

Sleep no more, pièce de l’album éponyme, est, clairement, cette invitation fervente à ne pas relâcher sa vigilance et à poursuivre la démarche créative dans laquelle s’inscrit le compositeur. Sa première mouture datait de 1990 pour l’album Nosferatu, composée dans le contexte d’ART ZOYD pour illustrer la version du film du même nom de MURNAU. La version qui figure sur le présent album date de 2019.

Après la respiration d’un Phantasiespiel qui peut être entendu comme un intermède néo-classique dont l’intention contrapuntique est annoncée par le thème initial de piano qui se déploie en canon nous entrons dans la phase ascensionnelle de cette anthologie. Aria Primitiva, qui donne son nom à cette formation, est un titre composé en 2019 qui nous conduit dans un nouvel univers, spécifique à ce trio. La pièce est une vraie réussite : s’y marient timbres et instrumentations puis voix posées sur des rythmiques répétitives et cycliques au caractère obsédant. Cependant, malgré cette référence à une veine d’inspiration déjà éprouvée par les expériences passées du compositeur, la maîtrise instrumentale et électronique d’Aria Primitiva inscrit cette pièce résolument dans son temps.

Nous avons évoqué plus haut la Missa Furiosa, œuvre ambitieuse articulée en différents mouvements inspirés directement de la liturgie chrétienne et ayant servi de base à bien d’autres messes célèbres du répertoire classique, de Jean-Sébastien BACH à Ludwig Van BEETHOVEN. Entreprise audacieuse et véritable monument musical, articulé selon la structure classique de la messe, la Missa Furiosa de Thierry ZABOITZEFF s’ouvre logiquement sur un Introitus enregistré en 2002 dans le contexte de la formation ZABOITZEFF AND CREW. La section vocale est composée de Christine AUGUSTIN, mezzo-soprano, Jean BERMES, baryton, Rupert BOPP et Thierry ZABOITZEFF. Chose rare chez le compositeur, la formation s’est adjoint un batteur, Peter ANGERER. Les deux dernières pièces de ce troisième volet sont aussi extraites de la Missa Furiosa : ce sont le superbe Requiem et l’intense Libera Me, dont nous reparlerons plus loin.

Une illustration sonore s’impose, la voici : https://www.youtube.com/watch?v=crY4Vlx1ZNg

Deil Zom an de Lay, enregistrée en 2012 pour l’album 16, pose sa basse ronde et veloutée sur les notes de main gauche du piano. Cette profondeur vibre dans le sternum. L’arpège égrène une dentelle qui accueille la voix de Thierry. Une mélodie douce vient compléter cette pause paisible. Sa guitare lance dans l’espace sa plainte étirée à la manière d’un Matte Kudasai cher à KING CRIMSON. La pièce est encore un vrai joyau alchimique.

Nous sentons bien que le capitaine ZABOITZEFF a conçu son vaisseau interstellaire et sa démarche initiatique avec une logique et une sensibilité tournées vers son auditoire. Avec Konzo Bélé, nous sommes aux confins du système solaire, observant avec émerveillement la voie lactée, renouant avec nos âmes d’enfants. Comme en écho lointain nous parviennent de la planète bleue les chants pygmées qui nous ont accueillis au début du voyage. L’instrumentation, aérienne, cristalline évoque ce point du voyage où l’on ne peut être que différent, épuré, prêts pour le grand saut. Composée en 1992 pour l’album Marathonnerre 1 et 2 d’ART ZOYD, la pièce a été remixée en 2022 pour le présent triple album.

Le grand saut a lieu, êtes-vous prêts ? Voici Komba dans sa version piano, piano joué par Thierry – il est peut-être superflu de le rappeler car tout instrument qui lui est présenté semble un défi à relever pour cet homme-là ! Komba est probablement un acte de foi du compositeur : cette pièce dont nous avons déjà entendu la version orchestrale, Thierry ZABOITZEFF l’a d’abord écrite pour basse et ordinateur, puis l’a transposée pour piano seul dans le cadre de sa collaboration avec la Editta BRAUN COMPANY pour le projet Close up.

C’est ici la version qu’il interprète lui-même qu’il nous offre, pour piano et ordinateur, enregistrée en 2021. Pièce dense, avec son staccato obsessionnel, Komba court d’une tonalité à l’autre dans une course soutenue qui a tout d’une ascension que rien ne semble pouvoir arrêter. Résolument tonale et tonique, la pièce ne manque pas, dans cette version, d’affinités avec les premier et troisième mouvements de la Sonate pour piano Opus 26 de Béla BARTOK (tout en restant cependant dans un cadre résolument plus consonant) ou encore certaines pièces pour piano solo d’un certain Nik BÄRTSCH, dont nous avons déjà évoqué la démarche dans ces colonnes : https://www.rythmes-croises.org/nik-bartsch-ronin/

Après Komba, nous voilà prêts pour une sorte de final en deux temps qui, ensemble, peuvent résumer le sentiment qui émerge parfois de la musique de ce compositeur : entre le Requiem (adapté librement du Requiem de MOZART) de sa Missa Furiosa et son Libera me, qui clôture cette œuvre, nous passons de l’extrême gravité, du recueillement le plus délicat, teinté de mélancolie au déploiement d’une énergie vitale urgente, essentielle, animée d’une aspiration à une forme de libération mystique exprimée dans une sorte de marche verticale. Avec sa Missa Furiosa, Thierry ZABOITZEFF a bâti un monument musical dont témoigne ce triple album et dont l’apothéose est emblématique de sa démarche de créateur.

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Entretien avec Thierry ZABOITZEFF

Merci Thierry d’avoir accepté le principe de cette interview car, si j’ai bien compris, votre timing est assez serré…

Thierry ZABOITZEFF : Oui et je vous prie de m’en excuser. En effet sitôt ce projet de coffret terminé et livré, je suis à nouveau en studio pour la composition et l’enregistrement d’une BO sur un film de 19’ LUVOS Migrations un projet piloté par Editta BRAUN COMPANY. « Vision d’avenir ou images d’un univers parallèle ? Dans des décors naturels à couper le souffle, des paysages industriels automatisés et des ruines désertes, se déploie un voyage à travers le temps et les espaces de vie. Les étranges créatures LUVOS du théâtre d’illusion corporelle d’Editta BRAUN s’emparent de la musique de Thierry ZABOITZEFF. »

C’’est un nouveau défi pour moi et je remercie Editta BRAUN pour sa confiance chaque fois renouvelée.

Un Teaser de cette bande originale est accessible ici : https://vimeo.com/751118062

Cette récapitulation a un effet saisissant : elle fait réaliser à quel point votre travail s’est étalé dans le temps et suscite l’envie de se replonger dans votre discographie et votre production considérable. Comment est né ce projet de triple-album ?

TZ : Bon ! vous n’êtes pas sans ignorer que j’aurai bientôt 70 ans et lorsqu’on a la chance d’arriver à cet âge sans trop de problèmes, on ne peut s’empêcher de se retourner, non sans une petite pointe de fierté et de faire une sorte de point, de bilan et je me suis dit qu’il serait intéressant de regrouper dans un coffret au format relativement serré afin d’éviter toute redite ou redondance, une anthologie, je préfère ce mot à celui de compilation que je trouve fade et vilain…

Dans tous les cas, il n’était absolument pas question de ressortir mes 30 albums dans un coffret au risque d’une catastrophe économique et d’une indigestion carabinée.

J’ai donc commencé à travailler sommairement sur 3 à 4 playlists, histoire de me rendre compte de la tâche sur un niveau artistique. Ensuite convaincu de la faisabilité, je décidai de faire le tour de mes contacts afin de savoir qui pourrait co-produire un tel album. Par politesse, comme il se doit dans le métier, je contactai en premier lieu le label et l’éditeur qui me soutient depuis 2005 (WTPL-Music et Monstre Sonore) qui fût immédiatement partant aux conditions que je fixais. C’était en décembre 2021 et avions d’ores et déjà prévu une sortie pour juin 2022 mais que finalement nous repoussions à septembre 2022.

Ce fût un travail compliqué et difficile dont je suis satisfait à l’arrivée et je crois que le secret a été d’oublier toute chronologie et il a fallu ensuite masteriser et unifier tous ces enregistrements d’époques différentes.

Plusieurs aspects de cet ensemble sont très impressionnants : tout d’abord vos talents de poly-instrumentiste, puis votre maîtrise des technologies actuelles. Comment s’est effectuée cette expansion de vos compétences ?

TZ : Il y a fort longtemps, j’étais uniquement bassiste mais aussi un peu guitariste, cela convenait parfaitement au cadre rock-prog rock des années 1970, mais très vite Gérard HOURBETTE et moi-même au sein de ART ZOYD, décidions de casser les codes, ce que Rocco FERNANDEZ avait déjà commencé…

Cela se traduisit par des ajouts progressifs de pédales d’effets en tous genres, chambres d’écho pour allonger les sons, leur donner des espaces plus larges, dès notre deuxième album, je me mettais non sans mal au violoncelle pour renforcer ce côté musique de chambre électrifiée… Ainsi de fil en aiguille, nous nous sommes intéressés également aux techniques de studio qui étaient en ces temps-là inaccessibles financièrement. Malgré le travail magnifique accompli pour chaque album en studio, nous avions toujours d’immenses regrets : pas assez de temps pour les prises, le mixage, etc.

Mais voilà qu’au milieu des années 1980 l’informatique musicale débarque et, dès lors, nous nous équiperons de manière à devenir complètement autonomes concernant nos enregistrements. Sans entrer trop dans le détail, ce fût pour moi, pour nous, une révolution : le MIDI/les claviers/puis très vite les Samplers Hardware abordables/les systèmes d’enregistrement digital multipistes. Il a fallu apprendre sur le tas et maîtriser ces nouvelles lutheries, de cette époque jusqu’à aujourd’hui en prenant bien garde de ne pas se laisser manger par le côté uniquement technique. Pour ma part, j’ai toujours veillé à un juste équilibre entre machines et instruments acoustiques mais parfois, cela arrive, la machine dégage quelque chose que vous ne pouvez reproduire avec un instrument acoustique et qui s’inscrit bien dans le contexte de la composition.

J’ai un seul petit regret, mais c’est sans doute le prix à payer de l’exercice d’une anthologie : j’avais beaucoup aimé votre travail autour du Livre Vermeil de Montserrat et c’est peut-être un des volets de votre travail d’arrangeur et de compositeur moins connu. Avez-vous aussi ce regret ?

TZ : Comme vous le dites, c’est le prix à payer. J’ai bien évidemment tenté d’inclure une des pièces de ce projet Le Livre Vermeil de Montserrat mais, au final, je me suis aperçu que je n’avais pas un matériau d’assez bonne facture pour cela. Entre temps j’ai téléphoné à Sandrine ROHRMOSER et nous nous sommes mis d’accord pour enregistrer professionnellement ce projet l’an prochain.

Pouvez-vous nous parler de votre travail de collaboration avec Thierry MOREAU qui nous fait aussi l’honneur de rédiger dans nos colonnes ?

TZ : Je connaissais Thierry MOREAU depuis de nombreuses années (époque ART ZOYD) puis par hasard, je l’ai croisé dans un train entre Douai et Paris en 2004 je crois : nous avons échangé fort sympathiquement, je lui ai par la suite envoyé quelques albums et le temps a passé.

Peu à peu et fort discrètement, il s’est approché, me faisant part de son travail graphique, notamment pour des pochettes d’albums. Il m’a très vite ensuite proposé de travailler sur mes pochettes, ce que j’ai refusé car je n’avais que très rarement les budgets pour cela. Cependant son approche et son travail m’avaient tout de suite séduit si bien qu’en 2017, lorsqu’il fût question d’un album pour ARIA PRIMITIVA, je fis des pieds et des mains pour que son travail de conception graphique soit, de suite, intégré au budget de la prod. Le travail s’est fait dans un grand respect mutuel et ce jusqu’à ce coffret sur lequel il a fait un travail fantastique complètement en dehors de ce que lui ou moi aurions pu imaginer.

Êtes-vous animé par une forme de spiritualité (quand bien même elle serait toute personnelle – en bon autodidacte qui se respecte ! – à mon modeste niveau je suis également autodidacte et je sais que c’est parfois difficile mais que c’est un choix qui rend plus libre) ? Cette question me vient à travers votre recours au latin, qui est un choix culturellement marqué, typiquement européen, et, également, ancré (et encré) dans un contexte chrétien qui a marqué notre continent (et au-delà).

TZ : Cher Philippe, je suis animé par des pensées diaboliques !!! (rires) Non je rigole ! La référence au latin est liée à mon histoire personnelle avec mon grand-père maternel : il était organiste et lorsque j’étais enfant je l’accompagnais à la tribune pour la grand-messe. La puissance des tuyaux d’orgue m’ont marqué… ainsi que le garde suisse qui réglait le déroulement de l’office. Tout ce contexte bien plus tard m’a inspiré pour la Missa Furiosa, cela faisait un moment déjà que je voulais m’attaquer à ces riffs un peu technoïdes en les associant au latin… Le pitch était tout trouvé !

Pouvez-vous nous parler de votre étrange violoncelle ? Cet instrument m’a toujours intrigué…

TZ :Vous parlez de mon Silent Cello de Yamaha customisé ? Durant un certain nombre d’années, j’ai travaillé comme compositeur et musicien « live », très souvent en plein air, été comme hiver… Mon violoncelle acoustique en a tellement souffert, il ne tenait plus l’accord dans les conditions météo extrêmes et a fini par se briser… J’ai donc trouvé ce stick quasiment insensible aux intempéries grâce à ses mécaniques de basse, mais je l’ai rééquipé de micros piezzo d’excellente qualité, car le système Yamaha de base n’était pas très convaincant. Ce système me permit ensuite de jouer par tous les temps et sans problème de feedback en me donnant la possibilité d’alterner entre un son classique ou électro à l’aide de pédales d’effets que connaissent fort bien les guitaristes.

Quel a été votre parcours initial ? Je vous imagine bien en autodidacte intégral…

TZ : Je suis l’autodidacte intégral ! Tout un temps, dans mes débuts, j’avais un problème avec cette idée, j’ai toujours été entouré de musiciens très professionnels et formés. Beaucoup d’entre eux avec qui j’ai travaillé ont été très respectueux de cela et très à l’écoute de mes idées.

Puis le temps passant, je me suis affranchi : les expériences, mes apprentissages non conventionnels sur les différents instruments que j’utilise puis, ensuite, également, ma formation en autodidacte sur l’informatique, les techniques d’enregistrement, constituent un tout et un patrimoine dont je suis très fier car ainsi, j’ai pu suivre mes chemins de traverses avec toute la fantaisie que je souhaitais !

Quels sont vos projets pour les mois et les années à venir ?

TZ : Comme je le disais précédemment, l’enregistrement de mon adaptation du Livre Vermeil de Montserrat avec Sandrine ROHRMOSER, en vue d’un album… Ensuite un peu de repos !!!!!

Puis un peu plus tard quelques surprises, je l’espère.

Merci de cet entretien et encore bravo pour ce bel album !

TZ : Merci à vous, pour toute votre attention.

Article et Entretien réalisés par Philippe Perrichon
– Photos : Bettina Frenzel (scènes) – Zablab2022 (portraits)

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